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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Méduses

Antoine Brea

octobre 2005

7

Oh je ne sais plus, j’entrevois quelque chose, mais c’est comme dans un rêve. La date s’est échappée, l’endroit précis, et il n’a pas été possible de les retenir. Ce jour, j’étais passablement inquiet, c’était avant les rites du soleil. J’étais inquiet et venimeux, sorti de psychurgie, j’avais besoin d’un psylle. Je n’arrivais pas à enfiler mes nouvelles chemises, garnies de trous pour les bras. Pour me calmer, je disais des coprolalies. Aussi, c’est pas ma faute, je ne peux pas tout me souvenir. Évidemment, des fois mes yeux se claustrent et des vues se suscitent, mais tout de suite il y a les voix, et les voix digèrent ce qui reste. Toutes ces évocations on a beau faire, ça ne revient pas comme ça. J’ai un problème avec mon corps, ma mémoire dans mon corps détraquée. Évidemment, des fois pour faire l’intéressant je me dis quelle histoire et par où commencer. Je me dis comment que j’étais ce jour-là, et je me souviens j’étais inquiet et sardonique. Tracassé. Ma mère si je savais je te jure je parlerais. Ma mère, maintenant que j’y pense, à ce moment-là tu ne t’étais plus rappelé mon nom. Ma mère, non, ne pleure pas, ce n’est pas grave, d’ailleurs je te pardonne. Mais il est juste de dire tout ce temps combien j’étais inquiet, anxieux. Ma mère cela faisait longtemps j’étais agité. Ma mère si tu veux bien aide-moi réfrigère-moi la mémoire. Longtemps, longtemps, n’est-ce pas. Oui, des fois je m’interroge, est-ce qu’en ce temps le son était même découvert. Ma mère, je me rappelle plus, j’étais plutôt cintré, refoulé. Je récitais ce qu’on appelle des poèmes-prières. Oui, je crois que la vie alors devait se jouer sans les paroles — les corps étaient très expressifs, mais aphones. Sur des airs mornes, les corps se parlaient par cartons, dix-huit silences la seconde. Je ne me sentais pas bien ma mère et, comment dire, ulcéré. C’était une drôle d’époque que celle-ci, où les femmes simples ne faisaient pas de sexe pour se désennuyer. Dans l’ensemble, j’étais inquiet et venimeux. Si j’étais une horreur de la nature, je dirais, oui, venimeux. Mais c’est dur de définir. Dans tous les cas, cela faisait des lustres. Cela faisait plusieurs années. Cela faisait un bail que je ne repliais plus les lignes, les paysages et les espaces pour aller te revoir. Beau temps que je ne transplantais plus le monde, les ombres intenses autour de moi pour surgir t’embrasser. Mes visites s’étaient écartées peu ou prou pour tomber dans l’ennui. C’était loin et transpirant ta banlieue et j’étais exténué de vie avec tous ces oublis-chagrins à m’occuper. C’était loin ta banlieue par rapport à là où j’avais déménagé maintenant. Quasiment la campagne : il y tombait des cordes avec plein de cultures autour et d’engins agricoles. Le long des routes, ça sentait drôle ; et des triangles préoccupants prévenaient les automobiles de la fréquence dans la région d’attaques de cerfs. Avant ça, j’avais été très malade. À présent, j’entends que j’étais guéri.

La maison était vieille ce jour-là et dévastée de mon enfance. La maison était pâle comme de l’air et respirait difficilement. Ce jour-là j’ai battu à la porte encadré d’hauts ciels noirs. Ma mère abrutie de stupéfiants tu m’as reconnu immédiatement. Ma mère arrachée de frais à ton monde tu m’as fait sortir du dehors toute éblouie d’anciens rêves. Sur le palier, deux chiens de race barraient l’accès qui aboyaient de l’énorme en langue souabe. Ma mère, on est convenu assez naturellement de ne pas se serrer les épaules. Très vite, tu t’es tournée de moi, le temps de nouer ton peignoir, de contenir tes dogues. Ma mère, tes deux molosses ils grattaient à l’effroi, tirant sur leurs colliers, et toi qui leur persuadais à ces chéris trésors que c’était rien, de se tranquilliser, que ce n’était que moi leur grand frère. J’ai rentré au salon en m’épongeant et il m’a traversé l’esprit que toi, ma mère, et vous, les autres femmes, récusant les canons picturaux de l’histoire, vous ne portiez plus jamais l’auréole.

Dans un coin du dedans, mon père prostré en maladie tu étais installé qui prenais l’ombre et la poussière sous la crédence. Ma mère avait posé là ton fauteuil, pour faire moins fuir aux invités. Pourtant, ma mère, c’est un fait que les gens les ingambes n’avaient plus beaucoup passé vous voir, toi et mon père, après son attaque. D’ailleurs, depuis tellement longtemps moi-même je n’étais plus venu. D’ailleurs en dépit de l’isolement tu as toujours rechigné, ma mère, à terminer mon père et ses inexistences pour ensuite t’aller pendre à un des murs porteurs. Tu as toujours regimbé devant les perspectives d’une paix carthaginoise. On trouve des fois plus malheureux que soi, tu relevais avec onctuosité. En plus, tu ignorais la science des nœuds. Quant à toi, mon père, tu ne disais rien, encombré de cerveaux morts. Tu ne disais rien, mon père, tu branlais de la tête et de vomir du sang.

Ma mère, cette fois-ci comme les autres où j’avais reparu, tu t’es épuisée vite. Il y avait eu toute cette cuisine à faire et tu n’étais plus entraînée. Il y avait eu ces choses des armoires à sortir, qu’ensuite il faudrait lessiver. Mais tu sais, ma mère, il était normal quelque part que, quand je venais, pas souvent, tu te démènes pour me faire cuire le manger. Au reste, on aurait pu en profiter pour parler. Tu ne m’as pas demandé par exemple si j’étais clean. Je n’ai pas eu à ne pas te répondre. Tu n’as pas insisté et je n’ai pas eu à te faire remarquer que toi-même, au coucher, tu te bourrais d’anxiolytiques. Tu ne t’es pas récriée que c’était pas pareil ; tu n’as pas insinué que c’était bien mon rôle de te désavouer, que c’était mes horreurs le soir que tu payais en ne dormant plus. Tu n’as pas ordonné en tout cas que je déguerpisse, que je ne repointe plus jamais ma grande petite gueule de mortifère, que je ne vienne plus chez toi brûler ton coke et alimenter mes regards d’escarpe. Tu as exigé peu de moi. Tu m’as moins dit que tu aimerais mieux que je soye mort. Tu as oublié presque de t’enquérir savoir quand j’allais prendre enfin un vrai travail, ou m’engager dans l’armée de guerre, si je comptais vivre la vie tout le temps décharné d’honte et de faim et de pauvreté, si j’assurerais un jour mon lignage, si j’avais peur ou quoi de grimper des filles dans mon lit, si je serais pas des fois un peu spécial. Tu ne voulais rien connaître des substances épineuses que j’ingérais, dont je m’enduisais les bras garrottés pour aller fort, qui me rendaient la vue complexe et ambiguë et m’envoyaient aussi des semaines me terrer sous l’évier à dérouiller, sentir les bruits épouvantable, à négocier ma vie un poumon le coït avec ces filles bêlantes et lunatiques aux cheveux verts et grands jusqu’aux pieds. Pour moi, je n’ai pas eu à te rétorquer braillant que tu pouvais parler coupable, que c’était toi l’imprégnée, que cette fois-ci y en avait marre et je me barrais à perpétuité, que j’allais me scier les veines un bon coup comme ça tu serais débarrassée. On n’a pas eu besoin gênés, à bout, de se contraindre l’un l’autre à passer de sujet. Je n’ai pas pleuré comme une pauvresse ; et tu ne t’es pas tordu les vertèbres ni arraché les tempes. Au total, on n’a rien dit tous les deux, préférant ne plus y penser. Ma mère, tu te forçais à sourire, à t’occuper les yeux pour ne pas me transpercer. Pendant que tu te forçais, nauséais, que moi je n’avais guère à dire, que je n’avais que du vent à remuer qui exaspère, j’étais monté revoir mon ancienne chambre. La chambre de quand j’étais petit où j’habitais en compagnie de mon défunt frère. J’avais voulu reconvoquer tous ces jadis expirants, qui subsistaient dans le noir. J’avais voulu revisiter ma collection de souvenances, dormant dans un tiroir sous mes albums de l’Araignée. J’avais voulu replonger nu et blanc dans l’hier. Mais la chambre était déception, qui avait été peinturée à la hâte et vidée-infectée récemment en chambre d’ennemis. J’avais redescendu quatre à quatre les degrés, plein de rage mue, d’écume et de discorde. En bas, j’avais hurlé-stridulé ma-ma-maaan mais pourquoi les traumatismes ; et quelle raison, abjecte, ma profanation. J’avais exigé de savoir qui m’avait soulevé la pierre du tombeau ; j’avais imploré un devenir pour mes effets ; et je m’étais affolé quid surtout des reliques urgentes, mémorielles, du sang et puis des nerfs, des cheveux, de mon frère refroidi, ma portée sous la terre, de mon autre à l’identique. Ma mère, tu as répliqué bonnement, cuisinant un volatile, que mes affaires étaient vendues, que la chambre était louée, que je ne m’en servais plus, qu’en plus j’avais jamais eu de frère. Là-dessus on a soupé. Trempé le pain dans l’eau cuite. Naguère aussi, comme ils mangeaient ensemble, les tables ont brûlé entre saint François et sainte Claire.

Comme à chaque coup que je venais, mon père, je t’ai contemplé longtemps après dîner au séjour sous perfusion dans ta petite voiture. On n’a jamais bien su ce qui t’avait eu. En ce qui me concerne, ils ont beau dire les généralistes, les curés consultés, j’estime que des désespérances internes d’assez gros calibre t’avaient brûlé comme un feu grégeois. Ma mère, pendant ce temps tu pleurnichais dans ta vaisselle. Je t’ai contemplé, mon père, qui ne pouvais rien, qui ne savais plus, et j’ai eu envie comme ça de te pincer les cuisses, assez dur, pour voir. Me rendre compte de l’affaissement. Les améliorations. L’écroulement de ton être, aujourd’hui, peut-être, un peu moins pire. Pour être sûr aussi, mon père, que tu ne nous montrais pas des comédies. Un de tes sales tours de viduité. Après tout, quand on t’amenait le crucifix, tu écartais les lèvres. J’ai joué aux va-et-vient, mon père, avec ton siège avec tes nerfs sur des roulettes et t’ai poussé dans la fenêtre en prétextant l’usure des freins. Et tu n’as pas bronché. Par habitude je ne sais pourquoi pour te faire mal j’ai également serré j’ai généré des tortures dans tes mains. Et tu n’as pas failli. Mon père, également j’ai mis mes doigts dedans tes yeux tes deux yeux bleus et épilés de dormeur grand ouvert. Ensuite, j’ai empoigné ton peigne, mon père, le peigne noir qu’enfant-apache j’avais volé pendant ta sieste dans ta poche pistolet ; sur toi, que je voyais perché très haut en l’intérieur, j’ai testé des coiffures, j’ai ratissé la pelure vers l’arrière, à l’iroquoise, et j’ai marré, et j’ai marré, à gorge développée.

Et tes lèvres ont remué. Je me tenais les côtes, riant comme un cheval, et brusquement par extraordinaire je t’ai distingué un rien de salive dans la lumière vibrer aux commissures du cri. C’est sûr mon père, tu as chuinté quelque chose. Mon père, je ne jurerais pas mais je pense bien avoir vu ta denture de mouton avancer-ruminer ces horribles clappements. Tu as miaulé comme une petite chèvre : « Tout est ta faaauuute, c’est tout ta faaauuute… » Je t’ai entendu, c’est à peu près certain. Aussi, c’est vrai que j’avais fait de la belle ouvrage. Fallait voir l’état que je t’ai mis. Combien de fois j’avais souhaité-pratiqué ta mort. Mon père je t’ai tué, et j’ai vendu ta peau. J’ai voulu faire plaisir à mes psychanalystes. J’ai des excuses, j’ai tué mon père. Il a poussé son chant du coq. Ça se passait dans son vieux cou dégarni.

Mon père mon père, j’ai beau tirer sur mes manches, tous critiqueront à la fin en experts mes poignets poudroyant la chevrotine.



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Glauque, toxique, informe, saisissant de lumière filtrée colorée et de pure beauté, Méduses met en scène un narrateur aux prises avec des femmes, un ami d’enfance mal en point, une mère qui se dérobe. Un texte puissamment ouvragé, drôle, grandiose et incomplet.

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Paysage 881 : Corse (2009)