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Méduses

Antoine Brea

octobre 2005

8

Plus tard, je sors de l’hôpital. Oui. L’hôpital. Raillant la charité. À moins que ce ne fût avant. Plus tard, je refais surface, je ne suis que sang et plaies, trimbalant sous ma peau quantité d’ossature. Je tâche de m’en sortir, de tenir perpendiculaire, je me donne du mal mais ça vient. Dans la rue, c’est le désert, les temps de pose sont longs. Les maisons basses. Plus tard, je reviens, rené d’une longue nuit (ou alors c’était avant), orné d’une gueule en chêne. J’ai le mal au cerveau. Je suis encore fatigué, mais dans l’ensemble ça s’améliore. Maman — tu m’autorises à t’appeler maman —, je m’efforce de m’en tirer, et tu le sais idéalement il faudrait m’éviter ces brutales suggestions, ces formes de chocs sociaux. Par convention je t’appellerai maman, de temps à autre si tu permets. Et ce n’est pas vrai qu’on a négligé de te prévenir. Oui, en mémoire de mon père je t’appellerai comme j’ai dit. Plus tard, je rentre de ces endroits perdus, d’inspiration polonaise, où l’on enferme les gens improductifs, les gens très déprimés, les grands malades et autres suce-poisons. Moi-même, j’ai été très défoncé, très oppressé, peu utile au clan. Maintenant ça va. C’est passé le temps des hépatites, des endocardites mortelles fréquentes, des overdoses à répétition. Au fond, même voilée la roue tourne. Aussi, tu sais, on nous programme à vous appeler maman. Pendant ma rééducation, des ingénieurs dont c’est le métier, le personnel fermier et d’autres gens gentils spécialisés m’ont très bien expliqué là-bas que la vie c’est extra, un truc à conserver, à ne plus jeter par les vitraux comme je faisais avant inconsidérément. J’ai compris et ça va. Par la suite, rendu à mes mauvaises habitudes, je retournerai probablement réactualiser ma formation ; mais pour l’instant c’est bon, ça se tasse, je me porte vitreux sous l’éclairage comme une accouchée les fers en l’air, mais sans plus d’abcès aux points de pique. Je ressors muni d’une dispense en règle. Les yeux injectés de lymphe. Mais je dis l’hôpital, mais c’est un raccourci. On aurait pas dit vraiment un hôpital — plutôt un zoo en fait, où de doués vétérinaires pratiquent à même la cage de remarquables ablations du cerveau. Quasiment invisibles, à l’électricité, évitant les stigmates. Cela étant, ma mémoire peut se tromper, il est possible aussi que je m’abuse et qu’il se soit agi davantage de prison — mais dans ce cas je suis innocent. Oui, ç’avait été une erreur, j’aurais pas dû y aller. Mais là, je finis de ressortir, purgée ma peine attachée à tous les crimes de viande que j’ai pas commis. Ça m’a rendu très malade, d’abord les animalités qu’on m’imputait, ensuite tout cet enfermement. J’ai dû mener ma barque : bon an mal an je leur ai donné les noms qu’ils demandaient, les emplacements où j’avais enterré les petits garçons, et après peu d’années de sévices comme je m’étais bien comporté on a fini par m’élargir. Ç’aura été une période difficultueuse de ma vie ; et mon sang s’est terni des lésions suscitées par ce régime. Le placard sincèrement, c’était pas fait pour moi : y a trop de criminels dedans — et encore ils refusent du monde —, la vermine y pullule et le service des sports est déplorable. En plus pour ma peine, ma mère tu n’es jamais venue me regarder. En plus pour mon comble, il y a eu toutes ces choses tordues en cellule que j’étais obligé d’accomplir. La longue série des concessions pour me pas faire trop remarquer. J’ai fait de la muscu, soulevé des hectolitres de fonte, au moins une fois par mois on me forçait à changer de religion. Dans les bras on m’a tatoué des diableries, et dans la gorge aussi, la poitrine. Avec des frères, j’ai engrené des émeutes. Sur la fin j’étais presque devenu noir, je lisais l’avenir dans l’urinoir, je parlais couramment le langage. À présent ça va mieux, je me retape une santé. Je remange à ma soif, les médicaments sont moins dosés. On m’a rendu à la nature, j’en ai soupé des manigances de basse police. À présent ça retombe, je suis de nouveau de retour. L’État, la sûreté, ses agents, ses organes, chacun a éprouvé sa compétence et exercé une à une ses fonctions : d’abord on est convenu de me triturer pour me réparer mes défauts ; ensuite on m’a évacué je ne sais plus exactement d’où mais au total quelle différence ça fait. L’important c’est qu’on ne me glissera plus mes repas à travers un soupirail. L’important c’est que je n’aurai plus à me laisser pousser l’ordure et la hideur pour me défendre des autres sociétaires de ma promiscuité. Je n’aurai plus à me battre dans la cour contre des BlackDragons. Je vais pouvoir quitter les gangs ethniques auxquels j’appartiens tous. Ne plus avoir partie mêlée à cette guerre des noirs fratricide. À l’avenir, je n’aurai plus à supporter leurs cochonneries, je ne devrai plus me faire forcer la cage aussi souvent. Je m’éloigne de l’hospice, blême, doucement, des autres lieux de ma rétention. Sur le chemin, je crache dans mon corps d’avoir connu de tels saisissements, je piétine sur ma vie d’avoir eu cet air fricassé dans les poumons. Je marche retourné d’entre les morts, sentant la pisse encore malgré que j’ai beau me laver. Je ressors essoré, m’ingénie, graduellement : sous peu mes bras cicatriseront, mes tempes cicatriseront, mes rires cicatriseront et dans mon ventre aussi les déchirures. Sous peu je ne serai plus là-bas, je serai repassé ici, tout contre les vivants. Avec le temps ça partira. Tout sera racheté. Pour le moment je ressors. Dans l’air pur la lumière. Je me sens déjà mieux, presque heureux, satisfait d’être moins mal. C’est vrai que quand je me regarde les glaces se brisent ; mais je tente quand même de reêtre beau. C’est juste que quand je les fixe les arbres flétrissent ; mais dans le fond je suis moins mal famé. J’ai été privé de vie pendant beaucoup ; et ça prendra du temps de prouver hors l’ombre que j’ai le dos large, que je suis un raide au mal moi, qu’on me défabrique pas comme ça s’il te plaît. Oui, dorénavant la chance va manœuvrer, tant pis s’il faut rapprendre à vivre avec ça, les fers qu’ont été appliqués, les dégradations infligées, tous ces actes gerichtsfrei selon la théorie juridique allemande. Maman, on m’a fait du mal, on m’a tailladé les oreilles en pointe, ils t’ont mise au courant et tu n’ignores pas que j’ai besoin de calme pour me refaire, surtout pas des agitations politiques familiales. Maman, je pourrais reprendre ma chambre d’autrefois, promis je serais discret et on se verrait jamais, je me reposerais enfin et puis je te jure je disparaîtrais. S’il te plaît. Pardon. Mais non tu dis non tu ne veux pas tu cries. En même temps si ça se trouve, je ne peux pas t’en vouloir. En même temps c’est possible, tu as des bonnes raisons. Par exemple, j’ai pu me tirer de l’armée, on m’avait enrôlé à l’alsacienne et moi, j’ai pu craquer, et saisir la tangente — mais de ton côté il faut comprendre : réfugier un déserteur tu n’y tiens pas tellement. Ou alors, j’ai été réformé P13 ou P14, je m’étais présenté là-bas mais eux ils ont dit de repartir, les instructeurs après les tests ils ont hurlé qu’ils me désiraient plus — or aux bêtes pas sélectionnées même pour la boucherie c’est naturel tu refuses l’hospitalité. Oui, d’évidence c’est comme ça que ça s’est passé, la guerre s’est terminée et j’avais tué mon Allemand comme il se doit, on portait nos tripoux bien comme il faut autour du cou et j’avais le droit de rebrousser chez nous — mais toi de mémoire morte tu n’accueillis jamais dans ton giron de rescapés d’homicides. Plus tard le pays me remercierait ; s’il me manquait des jambes on me les rembourserait ; on me donnerait une carte grand mutilé pour que je puisse m’asseoir aux affluences dans l’autobus, exhiber mes moignons sous les fenêtres et voyager gratis par toutes les zones en espérant doucement la mort. En attendant je comprends : t’as pas envie d’être encagée à cause de moi sur des principes de Sippenhaft. Oui, c’est possible ça explique, probablement c’est ainsi que les choses sont arrivées. Mais maintenant c’est plus tard, je suis ressorti dehors. Dehors, des hommes de rien touchés de désastre portent des tubes métallurgiques et font certain tohu-bohu en train d’éventrer le pavé. Je leur dis d’arrêter, laisser tomber, qu’il n’y a rien là-dessous et que s’ils déterrent des morts ça va se mettre à sentir — mais je perds mon souffle, mes sueurs, ils ne veulent rien entendre et puis s’en caguent pas mal. Je me dis sûrement qu’ils ont besoin de licher des os pour vivre ; sûrement que leurs familles et d’autres ventres-à-chier leur ont déjà curé le cerveau avec méthode. De toute façon ils couraient le délire. De toute façon il faut punir les pauvres. Vraiment, j’ai eu du mal à refluer des enfers. Oui. Là-bas, les sas sont bien gardés. J’ai erré seul longtemps parmi les sphères où nul n’a mis les pieds. J’en garde les empreintes jusqu’à la fin de ma mort. Est-ce un chant qui m’a soulevé jusqu’à toi ?

Maman, lorsqu’il est arrivé, qu’il t’a sollicitée, tu as ri de l’enfant prodigue et l’as écarté. Et ce n’était pas gentil.



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Glauque, toxique, informe, saisissant de lumière filtrée colorée et de pure beauté, Méduses met en scène un narrateur aux prises avec des femmes, un ami d’enfance mal en point, une mère qui se dérobe. Un texte puissamment ouvragé, drôle, grandiose et incomplet.

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Paysage 406 : Lac de Côme, Italie (août 2007)