Méduses : 2

Antoine Brea, octobre 2005

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Entre-temps il y avait cette fille à la maison, chez moi. Difficile en pratique de savoir ce qu’elle fabriquait à l’intérieur de chez moi. J’allais bien, je n’étais pas malade. Physiquement je tenais le coup. Elle était là, dans ma maison, chez moi, impossible de savoir ce qu’elle faisait, elle avait ses raisons. On s’était connu je ne sais plus trop comment-où. J’étais bien avec cette fille, à l’aise et décontracté, je me rappelle de tout. Je ne la connaissais pas. C’était une fille et elle habitait à la maison, elle m’empêchait de dormir. On s’était rencontré dans un bar, mais je la connaissais d’avant je pense. Un bar à pédérastes dans un quartier à pédérastes, très mode. La fille était brésilienne ou quelque chose du genre : un pays exotique où les gens dansent. Elle savait bien l’anglais, devait venir d’Amérique, parlait d’y retourner. Elle aimait l’Amérique, où vivait sa sœur, où les rêves, disait-elle, se baladent en liberté. Avec la fille on avait bu un verre. Extérieurement elle était belle, mais sans excès, c’était selon, je n’arrivais pas à trancher, mes poumons étaient sains, je me savais incurable. On avait parlé peu. Elle était très brune, avec des cheveux noirs, presque pas de vêtements, bien faite, assez grande pour sa taille, probablement péruvienne. J’allais bien, juste un peu envie de crever. On avait bu un verre. On l’avait bu et il se faisait tard et je lui avais proposé par politesse de passer à la maison, chez moi. La fille était métisse, amérindienne, pas trop maigre, un peu belle ; on voyait tout de suite qu’elle savait bien s’occuper de ses hommes et faire cuire des choses. Elle avait refusé, décliné l’invitation, ce n’était pas une bonne idée. Je trouvais aussi que ce n’était pas une si bonne idée ; j’avais seulement demandé par politesse, besoin de me calmer, ne pas rentrer tout seul succomber dans mon lit sans personne à qui hurler. On avait discuté un peu, bu un verre, et puis soudain j’étais dans sa chambre à genoux derrière elle à quatre pattes sur la moquette et puis soudain elle habitait chez moi. On s’était pris une bonne cuite dans ce bar avec la fille ; la fille devait avoir dans les douze ans, un peu jeune pour picoler, un peu vieille à mon goût. Le soir elle sonnait à la porte et moi j’ouvrais et manifestement elle habitait chez moi. Elle sonnait à la porte, j’ouvrais, elle faisait comme chez elle et il fallait tout de suite que l’on couchât ensemble. Elle ne prenait pas le temps d’ôter son string : elle sonnait, j’ouvrais la porte et hop on couchait ensemble. La fille voulait tout le temps que l’on couchât ensemble. Je transpirais beaucoup, j’étais fatigué. La fille voulait tout le temps que l’on couchât ensemble, on passait la vie à faire de l’exercice, on s’arrêtait juste pour dîner, après on remettait la table. Je dégoulinais, sur les reins, suais comme une gouttière, le visage rincé de transpiration. À part ça je ne me souviens de rien, mais la fille était extrêmement pieuse, collectionnait des morceaux de la Vraie Croix. J’avais beau la monter sans selle comme un gaucho, elle avait beau vivre nue sous ses frusques hors saison la plupart du temps, elle priait des idoles aux yeux graves et écartelés, elle me reprochait enfant lors du baptême de ne m’être pas senti aboli et lavé par la volonté de fonte de notre Sauveur. La fille disait amère que je ne valais rien, pas un clou, pas mon poids de galets, la corde pour me pendre, qu’elle était amoureuse de moi peut-être. J’avais du mal à comprendre ce qu’elle racontait, il eût fallu que je me concentrasse perpétuellement, que je la battisse sans discontinuer, c’était fatigant. La fille et moi, nous n’étions pas réellement dans un agir communicationnel idéal. Elle laissait traîner ses culottes brésiliennes dans l’appartement, laissait sa brosse à dents envahir mon verre à dents sur le pourtour du lavabo, elle volait mon eau de dentifrice, dérangeait de leur vraie place les objets. La fille déplaçait mes habitudes, voulait sans arrêt que l’on couchât ensemble, puis que l’on dormît ensemble, ce qui démontre clairement qu’elle vivait chez moi au milieu des ruines sur lesquelles malhabile elle tirait des plans, comptait bâtir une église. En fait je ne sais plus, je ne me rappelle de rien, ma mémoire défectueuse me défend de me livrer à ce genre d’exercices. La fille était éreintante, je me tapais des suées, étouffais de chaleur sous une chaleur à faire tourner l’eau de javel. De plus la fille n’avait aucune retenue, aucune confiance en moi, restait sur ses gardes : elle me suspectait de plastiquages compliqués d’enlèvements, de meurtres, d’antérieures expériences carcérales. Elle voyait bien comme quoi j’évitais soigneusement postes et préfectures de police ; elle devinait que je devais trafiquer les armes sans témoins, muni d’une lessiveuse à billets. La fille soutenait que c’était pas possible une gueule pareille quand on n’a rien de pénal à se reprocher, quand on n’est pas recherché par l’antigang. Elle n’avait de cesse d’admirer mes traits peu communs, vides, implacables, urgents, de martyr, de terroriste russe, d’ex-tôlard déicide. Pour un peu la fille m’aurait vendu aux stups. La fille était éprise d’exactitude, aimait les chiffres, se perdait tout le temps en cris et en calculs : il était prévu qu’elle rentrât bientôt dans son pays tropical, elle disait qu’elle croyait bien être amoureuse de moi, que c’était sûr, elle eût préféré me savoir mort sodomisé dans un parloir plutôt que de me perdre. La fille aurait voulu m’amender, absoudre ma facticité à force de sentiments élevés, justifier en droit mon existence tiède et moite, administrer à coups de reins la preuve de mon évidence dans l’ordre naturel. Je trouvais pénible qu’elle vécusse comme ça dans ma maison et j’eusse aimé que cela ne durât plus trop longtemps, me débarrasser d’elle, lui faire rendosser un manteau et qu’elle s’en retournât danser avec les gens dans une favela loin ailleurs. Elle m’embrassait en anglais. Je ne connaissais pas bien le vénézuélien ni ne savais danser la samba et elle passait son temps à m’embrasser dans la bouche à m’en gercer les lèvres. La fille n’était pas emmerdante. Ma consommation de crèmes labiales à base de baleine augmentait, mais la fille était calme, mangeait peu, ne posait pas de questions, et j’adorais la violer. Elle me faisait chier, aurait voulu m’empêcher de m’enivrer, que je busse moins, que je me calmasse niveau drogues, qui était-elle pour m’intimer des ordres ? Je la violais le matin, le soir, dès qu’elle avait un moment, elle gémissait en anglais, jamais un mot de travers. Je la violais du matin au soir, avant qu’elle partît, après qu’elle était rentrée ; j’étais en nage et me disais qu’elle allait finir par me briser les lombes, me provoquer une attaque. Quelquefois la fille se fâchait. Elle était hystérique, griffait au sang mes mains mon dos ma figure, elle disait dans une langue ou une autre qu’elle avait l’impression que notre relation n’était fondée sur rien, uniquement sur son consentement à mes agressions sexuelles. Je riais ensanglanté devant tant de perspicacité ; pour la peine on couchait ensemble et je lui faisais mal en français tandis qu’elle hurlait en anglais. On ne parlait pas beaucoup, la barrière de la langue aidait. Les voisins écoutaient ; certains me faisaient des remarques dans l’escalier à propos du bruit ; mais en principe ils feignaient de regarder autre part, ne pas fixer absolument mon nouveau visage marqué, les traces indélébiles. Je ne me souviens pas trop, mais de toute manière je faisais ce que bon me semblait de cette fille. J’étais bien avec cette fille. J’étais bien, à l’aise, décontracté, incomparablement supérieur. J’étais bien avec elle et ne lui passais rien, d’une intransigeance totale, ne tolérais pas le moindre écart. Demandait-elle que je lui passasse le sel : je la violais ; exigeait-elle que l’on sortît au cinéma : je la violais ; trouvait-elle une émission mauvaise — elle ne comprenait rien à rien faute de parler correctement le français — et requérait-elle poliment que l’on changeât de chaîne : je la violais ; voulait-elle que je lui accordasse la permission d’inviter une récente amie à dîner à la maison : je la violais — je la violais et menaçais de m’occuper sérieusement de la copine en prime. Je la violais souvent, même le dimanche, mais de temps en temps elle était armée d’un couteau et refusait sous les draps que l’on fît quoi que ce fût : elle disait qu’elle ne pouvait pas, c’était à cause de la lune, des trucs de fille qui saigne. En général elle ne discutait pas, elle n’avait aucun droit ; en général elle acceptait tout, vivante sous l’homme. Ces jours-là, étrangement, elle avait peur que ce fût sale, que l’hémorragie fût trop forte, que j’assistasse à des choses horribles. Ces jours-là je n’étais pas content, je lui disais, la tourmentais, je restais prudent malgré tout. Je faisais semblant de n’y rien comprendre, je m’énervais, je faisais savoir et puis faut quand même pas pousser elle exagérait c’était trop long ça durait des jours il était temps que ça cicatrisât. Je la pressais, j’usais de tous les moyens, de la contrainte ; je la faisais chanter, transpirer, lui passait la main dans les cuisses jusqu’à ce qu’elle se décidât enfin à s’occuper de moi d’une manière ou d’une autre. On se débrouillait comme on pouvait, on cherchait des expédients : normalement elle cédait et je finissais par réussir à la violer debout dans la cabine de douche. Une fois terminé, elle m’arrosait d’un jet précis du pommeau et le sang courait s’évanouissait dans le trou d’évacuation. J’attendais qu’elle fût partie et je respirais dégueulais tout ce que je pouvais ses culottes tachées les odeurs fades ; je tâchais de me remettre frappé d’une commotion je m’asseyais sali sur le carrelage qui me rappelait l’hôpital, les murs hébétés, les corps, l’aile des fous dangereux pour eux-mêmes, la dérision des êtres qui marchent et pensent avec la liberté d’une tête coupée. J’avais pitié de cette petite fille électrocutée qui brûlait des cierges et grimpait aux rideaux ; cette belle noire élevée dans un sertão que je connaissais à peine ou vaguement. La fille était à moi, rien qu’à moi : en matière de meubles la possession vaut titre. Je réclamais-revendiquais cette propriété active de tout son être, une manière de créance sur le temps. Pour moi elle consentait à n’être que chair inerte aux yeux pâles modelée à ma convenance, dont je faisais plier les épaules sous mon poing et elle tendait les reins. Avec la fille c’était que du plaisir, que de l’être, directement de l’être, de l’être en barre malgré les risques d’infection. La fille était impure et je faisais des efforts inhumains pour ne pas la lapider à coups de pierres. La fille était la Croix aux pieds de laquelle Judas j’étais coupable et me masturbais. J’étais vigoureux, plein de santé, juste quelques nécroses. J’étais bien avec cette inconnue cette folle de moi qui pour presque rien permettait presque tout. Je ne pouvais plus l’encadrer et j’eusse aimé en avoir dix comme elle qui eussent dansé le cul à l’air dans mon salon. La fille était payée, cherchait à m’abattre, m’émasculer, attenter à ma peau, elle se mourait bruyamment de ses secrètes passions pour moi. Elle était couchée contre mon flanc sur le canapé, elle était morte et pleurait doucement parce que sa mère et ses pays lui manquaient. Elle me suppliait de dire si oui ou non il fallait qu’elle se maintînt auprès de moi à mes pieds, si je ressentais quelque chose de pur pour elle, si elle devait tout abandonner pour vivre loin des siens dans mon ombre. J’avais de l’affection pour cette pauvre fille éternellement vierge, ses hésitations nauséeuses de jeune réglée, sa viande froide qui commençait de sentir. Je détestais cette putain asservie qui gisait là me posant des questions amorties, me faisait suer, sortir de mes gonds, me manipulait, m’enterrait humilié sous des tombereaux de bonne volonté ; je lui en voulais de faire de moi un être abject, immonde, psychotique, incapable de reconnaître le désir quand il se présentait. Je pleurais à chaudes larmes comme le sale gosse suicidaire que je n’avais jamais été. La fille a cru devoir rester. Vraiment je ne savais pas. Ensuite j’ai oublié.

La fille est décédée et je m’en suis trouvé mieux, soulagé. Je l’ai reconduite à l’aéroport et me suis senti bien, reposé, content d’être enfin tranquille un peu tout seul. Elle s’est rhabillée, elle est partie, n’est jamais revenue, et je me suis dit qu’à la rigueur j’aurais dû la violer plus cette nuit, optimiser. Elle a rassemblé ses affaires, son avoir et tout son être, puis elle est disparue. J’ai eu du chagrin. J’ai conçu que maintenant c’était terminé, que je ne pourrais plus la mettre à l’envi, la commander, qu’il allait falloir se réhabituer, donner du sens à la vie, s’efforcer, avoir envie, paraître. J’ai été bouleversé. J’allais aller mieux. Me porter bien. Me détendre. J’ai réfléchi et j’allais de nouveau être heureux, satisfait, éperdu de calme bien-être, devoir faire l’amour avec le vent, pouvoir soigner mon sida obsédé de douleur resté seul comme un chien. En somme j’ai bien pris la mesure des choses, la roue de mes pensées a roulé tumultueuse. À terme, j’ai considéré que j’aurais tôt fait de remplacer jusqu’à l’inexistence de cette étrangère cette pauvre fille qui n’était rien comparée à toi et j’ai été d’avis que c’était plutôt positif que j’allais avoir du temps pour moi pour m’enfoncer du métal dans les bras avant de me jeter dans le vide les orbites grand ouvertes en criant ton nom en te tendant mes entrailles en perdant connaissance en désirant ton bien sans plus d’espoir infiniment jamais aucun.




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