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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Méduses

Antoine Brea

octobre 2005

4

1348. Année de l’épidémie. Croix sur les portes. Sang sur les murs et puanteurs de boucherie. J’étais arrivé à l’aéroport. J’avais chaud. J’en tremblais tellement j’avais chaud. Le voyage s’était mal passé et je me demandais bien ce que je fichais là. J’étais là à t’attendre devant le truc qui tournoie et vomit les bagages. Je ne pensais à rien. Crachais du noir. Je me reposais du voyage éprouvant à cause des trous d’air et de l’atterrissage et du sac tiède et humiliant qu’il avait fallu rendre rempli à l’hôtesse. Je t’attendais. Mes rigidités me faisaient mal à mes genoux d’automate. J’avais comme un grippement dans ma technologie politique du corps. Des revenants perfidaient alentour qui profitaient de ce que je ne les comprenais pas. Des types sans bras fumaient malgré l’interdiction sur les panneaux et je me disais qu’ils ne respectaient rien vraiment ces étrangers des pays au-delà. J’étais mal en point. Des bubons me poussaient à l’aine et aux aisselles qui m’arrachaient des cris durant les incisions. Des crises de température et d’épouvante me jetaient par terre des fois le soir et pâlissaient mon visage jusqu’à la noirceur. Tu m’avais invité en vacances. J’avais accepté sans hésiter. Tu m’avais dit viens ça va te faire du bien et j’avais fini par dire oui c’est vrai ça que ça pourrait pas me faire de mal. C’était très longtemps avant tout ça. C’était juste après qu’on se fut connu. À présent j’avais chaud. Il faisait trop soleil et je n’étais pas habitué ; je me demandais ce que je fichais là à transpirer abondamment, l’estomac à l’envers et le visage dégouliné. Je t’attendais. Les morts d’ici parlaient à la hâte une langue aberrante. Pour m’occuper, j’écoutais le son qu’ils rendaient, feuilletant mon Guide Maimonide des Egarés, quand tu avais téléphoné enfin sur mon pliable. Tu avais dit salut et tu étais désolée mais tu ne pourrais pas venir me prendre, il valait mieux que je sortisse et louasse un taxi. Pour moi, je ne disais pas non mais je n’étais pas sûr de pouvoir, c’était la première fois que je venais et puis j’étais diminué. Tu avais ajouté surtout ne te dépêche pas vite et prolonge le taxi, j’ai vraiment pris du retard. J’avais regardé partout autour de moi l’œil médusé-perdu-englouti dans l’inconnu mort. J’avais eu du mal à trouver la sortie. Je n’avais pas osé supplier les spécimens croisés et comme je ne lisais pas le baragouin, j’avais eu du mal. À l’extérieur, l’air était chaud, écrasant, obèse. J’avais chaud, je m’étais dépouillé de mon blouson de cuir qui grince pour me couler mieux dans la mort. J’aurais voulu vivre nu, féroce et anthropophage ; j’aurais voulu stopper le monde, marcher dans la mort pour une fois avec style ; mais je n’étais qu’un pauvre type en t-shirt, les yeux livides et aux aisselles trempées ; j’étais un nullard sans dégaine, qui rasait dans son ombre pour éviter de se faire remarquer. J’avais été déçu que tu ne fusses pas venue me prendre. Mince, c’est quand même toi qui m’avais fait venir. Je te détestais de m’avoir laissé seul boquillonner des heures parmi les pauvres et les miraculés de l’aéroport. Je te détestais, mais te trouvais des excuses. C’est vrai, on ne se connaissait pas si bien. C’était déjà gentil de m’inviter. Je ne sais plus comment on se connaissait mais c’était peu de temps avant je pense. C’était à un vernissage organisé dans un bar mode et consacré à mon art ; à l’époque, j’exposais des créatures pour extorquer la clientèle et me picoler aux frais du tenancier ; toi, tu devais passer là par hasard et mon « travail » t’avait fait rire — mes portraits noirs à l’encre de seiche, mes natures mortes et enterrées, mes récupérations de cimetière et mes poupées-machines ; tu avais rincé l’« artiste » comme il se doit et on s’était laissé du temps pour réfléchir avant de faire des saletés ou de devenir intimes directement. À présent j’étais là, mal, claudiquant mes souffrances sur ton invite ; j’étais forcé de prendre le taxi, doutant que l’air vicié d’ici arrangeât réellement les choses dans mon état de santé. Au départ, on s’était rencontrés ; après, j’avais prié et espéré dans les églises durant des semaines et par la suite tu t’étais ressouvenue de moi, de nouveau signalée à moi, tu m’avais retéléphoné un soir de soûlitude et on s’était revus, avinés de concert, on s’était mieux connus et on était devenus intimes — « potes de bistrot », comme tu aimais à canailler aux connaissances à toi qui s’informaient. J’étais là, rendu à ton désir, une certaine forme de désir, indécis, flottant, non prémédité. Tu m’avais invoqué et j’étais comparu, élevé par le fait même au rang d’objet qui existe, mortement désirable. J’étais dehors, regard perdu, existence objective, je hélais les stalkers qui se relaxaient à bord de leur taxi et faisaient semblant de pas me voir. Un stalker, pris de pitié, avait fini par me prendre. J’avais produit le papier sans rien dire, où tu m’avais griffonné ton adresse. Le stalker, rupestre et fatigué de naissance, m’avait laissé ranger seul ma valise dans son coffre avant de démarrer. Probable aussi qu’il évitait de s’approcher à cause de mes accès de toux copieux, mon mouchoir taché de vie ; probable qu’il regrettait déjà à cause de mon œil glissant, étincelant de meurtre et de piqûres antirabiques. Durant le trajet, à l’abri à l’avant derrière une glace de sûreté, le stalker s’était pris à bégayer trois mots en langue vivante pour se détendre mais je ne m’étais pas laissé faire. Il avait tout de suite reconnu parmi moi l’enragé tovaritch ; il avait voulu m’expliquer ce me semble l’assèchement du grand fleuve et sa transformation régalienne, bourgeoise, en jardin enclavé. Pour moi, je m’étais bouché les oreilles, je ne voulais rien pactiser ; je ne souhaitais pas briser la glace avec le stalker, faire cesser le bavardage en pelotant son goitre. J’aurais pu, mais je ne l’avais pas fait. J’avais les membres propres, je n’avais étranglé personne. La poésie, ça attendrait un petit peu. La voiture roulait, le compteur tournait, je transpirais du corps. Mon corps suant se tortillait sur son séant, j’avais du mal à contrôler. Mon corps se démenait comme une petite brute accablée de stupeur et de fatigue, dont je devais maintenir les bras pour qu’elle se tînt tranquille. Le stalker me scrutait de travers dans son rétroviseur. La voiture n’était pas climatisée, et je l’abominais de m’observer ainsi gesticulant sur le cuir feint des sièges arrière. J’avais envie de lui crier de pas me regarder, que tout était sa faute. J’avais envie de lui dire de faire gaffe, qu’à tout moment je pouvais me jeter sur lui. Le stalker se taisait terrorisé, je ne mouftais rien non plus. Je supportais en silence ses yeux gorilles dans tous les sens, et ses grandes mains répugnantes aussi, posées velues sur le volant. Je réfléchissais à comment agresser le stalker malgré la glace sans me faire prendre, et comment arrêter ces tarentelles épileptiques sans m’avaler la langue. C’est là que je m’étais centré sur les mares dégueulasses, inondées sous nos bras. C’est là que je m’étais enquis de ce symptôme secondaire. J’avais remarqué ces grandes mares depuis un moment, qui s’épandaient aux endroits impolis, chez moi mais également chez le stalker. Naturellement, je me disais, serinais, me rassurais, il fait chaud c’est normal, ça ne nous rapproche pas pour autant lui et moi. Et cependant, le phénomène ne laissait pas de m’angoisser quant à ma présentation imminente devant toi. Bien sûr, je ne sais plus si j’étais épris de toi déjà. La légende dit que si mais ce n’est pas clair. Je ne doutais pas en tout cas que les mares tôt ou tard pussent poser un problème. J’avais ouvert les vitres à fond du taxi, et soulevé les bras pour sécher mais rien à faire. J’avais dû me faire une raison au sujet des mares — de toute façon ce n’était pas si important, en plus je n’étais pas épris de toi. À l’arrivée, j’alignerais un langage sans détours : je te dirais salut et comment va et excuse pour les mares mais c’est le stalker ce colombin qui m’a infecté avec sa boue. Heureusement je n’étais pas épris de toi déjà ; nous n’avions pas vécu ensemble et puis je n’étais pas sûr. Dans la voiture, la chaleur tournait, le compteur roulait, qui me défiguraient l’esprit, les traits, et me faisaient des mares. Les nouveaux morts ont toujours l’air miteux dans les pays bouillants. C’était encore trop tôt pour être épris de toi directement, et il fallait que je susse d’abord ce que tu valais au quotidien : supporterais-je de bon matin au réveil ta viande en chemise de nuit et tes pieds nus, obscènes, enchaussonnés d’immonde ; tes simagrées d’étrangère à table le midi parlant la langue exprès pour m’apprendre et me faire sentir seul ; l’odeur crépusculaire le soir avant dormir derrière tes passages barbouillés aux toilettes ? J’étais mal, dans le taxi affreusement mal décomposé les intestins au bord des lèvres. Je ne m’étais pas déterminé encore sur le point de savoir si je te chérirais perpétuellement comme le Veau d’or ; il me restait du temps un peu pour décider si je voulais t’aimer d’éternité, d’amour et d’eau fraîche. Je ne sais plus comment on se connaissait du reste, non plus qu’à quel degré. Ces choses-là s’oublient vite. Moi je n’ai pas de cervelle. Sûrement par des personnes interposées. Sûrement par des amis communs qui s’étaient mis martel en tête. Ils s’appelaient Sébastien comme le chien et Marilyn comme la suicidée : c’était un couple et ils nous avaient invités une fois pour le souper en vue de nous entr’exhiber. Sans doute s’étaient-ils convaincus au préalable que nous formerions grâce à eux également un beau couple, qui à son tour favoriserait la formation de nouveaux couples et que s’accompliraient ainsi de loin en loin les Écritures. Mais je me rappelle de tout ce soir-là et comment on s’était picolés et échaudés pendant la cène avant que Sébastien en gentleman ne nous servît pour digérer de bons rails bien précis de colombienne. Et les rails m’avaient fait voyager en train loin dans la mort et ça je m’en rappelle. Mais les morts sentent spécial, et Sébastien mis en gaieté s’était levé tout à trac pour tituber et m’attraire secrètement dans la cuisine. On s’était levés tous les deux, profitant de l’absence aux sanitaires des filles parties replacer leurs serviettes. Et Sébastien dans l’arrière-monde riait ses rires cagneux ; Sébastien se bouchait les yeux pour ne plus rien sentir, dansant sur de vieux airs comme malgré lui d’une danse macabre ; Sébastien déréglé tournait autour du temps et, si je l’interrogeais, il noyait la blanchaille. Mais il avait fini quand même comme j’insistais par dire en bref sa vraie idée : il prétendait d’ores et déjà que tu étais partante ; il désirait savoir alors ce que j’en pensais personnellement de terminer tous les quatre déloqués dans un bain chaud à s’empoigner mutuellement. Ç’avait été une bonne soirée chez Sébastien et Marilyn. On s’était rencontrés par l’entremise de chouettes amis un peu exubérants c’est sûr mais enfin entre nous la sauce avait pris. Maintenant j’étais là, indéniable, descendu du taxi, en avance sur ton retard. J’allais vivre chez toi un temps, longtemps, on n’avait rien fixé. On avait traversé le fleuve sec avec le stalker, mais la rue où tu habitais était en travaux et le taxi pour mon malheur n’avait pu l’emprunter — j’avais dû remonter à pieds plusieurs stades ou je ne sais quelle unité en vigueur encore en terre compromise. Je transpirais comme une vache sous le cagnard fatiguant derrière moi mon énorme valise. Je me demandais ce que je fichais là, jusqu’où je serais prêt à m’arrêter pour toi, mais pour l’instant je ne savais pas de réponse. Je maudissais ce pays sans arrêt pas fini qui ne manquait pas de pauvres pourtant ni de manuels pour terrasser les rues, et j’étais bien content de n’avoir pas laissé de pourboire au stalker quoique l’argent ici ne fût pas cher. Je bénissais ce pays de ciels verts et de fleuves maliens dont les lits sinistrés et plantés de jardins aux palmiers nous serviraient bientôt de promenoir ensemble. Physiquement, je le sentais, j’approchais de ton antre. Ton spectre voletaillait au-dessus des pestes et marécages. Je reniflais fort fort tes chairs brunies d’été. J’insinuais déjà de drôles de parties de jambes en fer. J’avais chaud, je m’étais arrêté dans l’espace pour me calmer, concentré sur les signes du ciel. Apaiser dans une ombre les échardes vivantes, brûlures et immenses tristesses de ma géhenne à bout portant. L’air résonnait durant ce temps des nuées de grillons et autres prodiges à cri bestial massés en arbres. Devant moi, des cavaliers de l’Apocalypse sur leurs motos cherchaient leur chemin. Dans les hauteurs, de grands moulins battaient des ailes pour se défendre des efflanquements d’un chevalier à la triste figure. Ailleurs, des châteaux se déconstruisaient. Les morts des rues paraissaient souffrir. Des travestis en nage tiraient sur leurs collants. Plus loin, des souteneurs à rayures se régalaient de les voir, soiffant de frais rakis appuyés dans une embrasure, sculptant leur cinquième ongle dans un effondrement d’escalier. Pour moi, je m’étais repris, j’étais reparti, ça allait mieux. La température externe avait encore augmenté. Je ressentais d’autant moins le chaud. J’avais même repassé mon blouson noir. Vraiment, ça s’annonçait bien ces vacances au soleil ; puis ça me ferait du bien à mes deux poumons condamnés. Enfin, j’étais arrivé chez toi. Tu m’avais ouvert après que j’eus sonné et le monde à mes yeux s’était soudain enluminé. Tu sortais de la douche, ta chevelure humide mouillait le dos de la robe légère et transparente que tu venais de passer. Tu t’étais faite belle, horriblement belle, plus belle encore que dans mes meilleures amnésies. Tu l’avais fait sûrement exprès, rien que pour moi, ça m’avait perturbé. On s’était assis, on avait échangé des devinettes, on n’en finissait plus de s’examiner. Tu m’avais dit des choses, posé quelques questions sur le voyage, tu m’avais demandé comment ç’allait. Ça allait thank you ; ensuite on avait visité l’appartement, on avait circulé dans l’espace pour que je m’habituasse aux méandres des pièces et ne me levasse et ne me perdisse, la nuit, en allant chier. J’arpentais les domaines, j’offensais les tapis avec mes péniches, je te suivais comme on suit la lumière en soulevant haut les cannes. Dans la salle qui lui était consacrée, tu m’avais présenté ta mère, la pauvre, malade et âgée, pourvue de petits yeux morbides. Ta mère, malgré la maladie, se donnait en spectacle, elle parlait avec effusion une langue que je ne comprenais pas. J’avais embrassé avec horreur la main froide qu’elle tendait, et les ruines avachies de ses joues. J’avais humé l’effroi, pénétrant, molaire, des vieilles personnes que la mort à l’intérieur a déjà gondolées ; j’avais reconnu le bruit soupirant de la mort, qui vide les os et crache, sirène dans les tuyaux et joue de la flûte à trous. Mais je n’avais pas failli ; et je voyais bien à ton air que tu m’en savais gré. Ta mère, la pauvre, elle n’avait pas l’air de se rendre compte, qui continuait de parler comme on avait quitté la pièce. Sans doute elle s’estimait vivante, et c’était mieux comme ça. Sans doute elle s’ignorait bréhaigne, les entrailles desséchées. Ce n’était pas ma fonction de juger. On ne flingue pas dans les hôpitals. Tu m’avais tiré par le bras pour m’indiquer ma chambre avec mon lit — celui qu’on ouvrait seulement aux amis, où ton père avait fermé les yeux —, tu m’avais regardé déballer mes affaires et déplier les draps. Tu me fixais bizarre, insistant, je ne savais trop quoi présager. Pour le reste, il était déjà tard et tu m’avais donné le temps juste pour changer de tricot de peau avant que nous nous en fussions dîner. Dehors, tu m’avais dit des excuses pour ta mère, le tableau, la scène, le saisissement occasionnés. Les baisers, minorais-tu, n’étaient réclamés que de temps à autre par désespoir et sans penser à mal ; ta mère ne sollicitait que très rarement de ces gâteries et pourléchades de jeunes hommes qui, se figurait-elle, lui retendaient la peau du visage ; ta mère imaginait ainsi s’appliquer le traitement des masques mexicains qui consiste, aux jours des morts, à éviter d’être reconnu et emporté avec les transis. Selon toi, c’était normal à de tels âges, on pouvait tolérer une ou deux excentricités. Moi, j’avais bien pigé certains soirs qu’il faudrait s’appuyer ta mère — et qu’alors les dîners seraient longs. Pour l’heure, c’était dehors, un autre temps, je ne souhaitais pas me tracasser. Pour l’heure, tu me marchais côte à côte, quasiment sur les pieds. Ça valait bien quelques sacrilèges. Mais je ne crois pas que j’avais déjà les idées tordues à ton sujet. Je ne crois pas que j’avais déjà tous ces fantasmes de viol ontologique. On marchait, discutait, on explorait la ville et toutes ses dépendances. Dans les murs, sur les façades tout là-haut, des chambres étaient creusées et peintes à même la pierre qui enfermaient des vierges noires. Tu m’avais expliqué que celles-ci, dans leur sein, collationnaient chacune mille magies d’osselets, crânes, tignasses, chaînes et mètres de croix ayant appartenu à des saints martyrs éventrés. Une fois l’an, on descendait d’en haut les vierges et des vrais hommes portant cagoule les exhibaient en procession. C’est bien, disais-je, ça fait plaisir d’être entouré de chrétiens. Pour ma part, je ne suis qu’un chien de l’enfer. Pour ma part, j’apporte le feu, la maladie. De toute façon j’arrive au bout du voyage. Quand je serai mort parmi vous, j’irai cracher sur vos dépouilles. Mais déjà tu ne m’écoutais plus. Déjà, tu paraissais si loin. La ville était noire de monde et tu nous circulais. De monde suscité par la moindre chaleur du soir. Tu nous circulais dans la ville, hâtivement, que tu connaissais comme ta main. Tu nous emportais dans la foule et m’invitais, au passage, à dîner de zakouskis et de smorrebrods dans des bars mode où l’on parlait l’américain. C’était bon. J’étais bien. On se dépêchait. C’était des bars à la mode, regorgeant de pédérastes, comme j’aime. Je ne sais plus bien combien on en avait écumés au reste. Ça n’a pas tellement d’importance. Je ne vois plus comment ça m’avait coûté cher. Le beat était extrême, la populace bruyante, et on s’époumonait à tu à toi à même le zinc en tamponnant nos verres avec des amis mode qu’on venait de se faire. À la fin, tu étais complètement pleine. À la fin, je ne savais plus très bien qui j’étais. J’avais placé ma main sur ton épaule. Tu t’étais laissé faire. Éreintée. Un démon flanqué sur ton épaule.

On s’est possédés longtemps cette nuit-là, ta mère a entendu crier. On a été malades comme des chiens tous les deux. Le lendemain, je t’en ai reparlé à table. Le lendemain, je t’ai dit il faut crever l’abcès. Tu m’as dit oublie, qu’on était ivres hier, on fait ce genre de choses alors mais ça ne compte pas. Je t’ai dit pour moi ça compte, qu’hier j’étais sincère, je refusais de désapprendre. Tu m’as dit oui, c’est vrai, parfois le vin est véritable, et c’est le cœur qui s’énonce. On a parlé d’autre chose. J’ai renversé mon café. Tu n’as rien répondu. J’ai évoqué dans mon esprit les replis de ton corps, contours, fosses d’ombre et puits de lumière, que désormais nous partagions. Toi, d’un seul coup, tu t’es mise à couiner, blêmir, susurrer le nom de l’autre, que tu aimais à dépérir, à t’ouvrir les entrailles s’il demandait, comme font les petites filles. Je n’ai plus trouvé à dire. Tu couinais, pleurnichais, je n’ai rien eu à ajouter. J’ai bredouillé tu sais, moi, je suis quelqu’un, je peux tout accepter. Tu m’as répondu non, oublie, que c’était une erreur. Que tu préférais mieux t’arracher l’intérieur du ventre que de recommencer. C’est dommage, j’ai dit, et t’ai pris les épaules. Et dans les oreilles je t’ai chuchoté la nuit, cette nuit passée derrière ta silhouette, mon ombre fixée parmi les interstices, et la chambre, ta chambre, sur le tapis, les frottements, spasmes, cris, ces cris, des grognements. Après je me suis levé, j’ai plié ma serviette, tu m’as sifflé la colère et ordonné de rester. C’était la première fois qu’on se disputait. Je me suis levé. Ce n’est pas vrai que je me suis levé. Je suis allé aux toilettes et puis me suis rassis. Par la suite, on s’est possédés souvent toi et moi, pratiquement toutes les nuits, ta mère peut témoigner. En général, on s’efforçait d’être soûls, pour ne pas trop se souvenir. En général, tu faisais comme si que rien n’était, tu m’implorais de jouer les règles. La journée, je ne devais m’ouvrir à personne, pas même toi, c’était un lourd secret — entre nous il ne fallait causer que peinture, et mort. Pour moi, je voulais bien essayer, ça n’avait pas d’importance. La journée, je te demandais comme ça l’air de rien s’il n’y avait pas quelque chose de mort en nous, dans tout ce qui nous entoure, quelque chose qui relève de la mort tu ne sens pas ? Tu disais non, sincèrement je n’ai rien vu, peut-être la peinture c’est différent chez moi. En peinture à mon sens, tu n’y connaissais rien ; mais en mort, c’est pire. En tous les cas, on ne s’évoquait jamais les tu-sais-quoi. Enfin le soir venait, et l’on sortait dehors. On se rendait à pied vers les gargotes du bord de mer. Le soir, je me mettais en dimanche malgré que c’était la semaine, je mettais de l’eau de Cologne, lustré comme un Baron Samedi — car certaines choses ne se peuvent recevoir le cou sale, ni faire en habits de tout le temps. On se promenait des heures ainsi, sans se toucher, à distance, respectant nos distances, toujours suivant le rituel. D’en haut, la ville nous télésurveillait, la ville et ses façades tourmentées de linges rances, de vieilles en habits noirs, de vierges sur le retour et de barreaux aux fenêtres. Il faut mettre des barreaux aux fenêtres, tu disais, sinon les gens se jetteraient. Et aux bars, il faut s’imaginer je ne disais rien et tu ne disais rien non plus. On se taisait tous les deux, crucifiés aux comptoirs, suçant dru nos alcools, pressés que le temps passe et puis qu’on en finisse. Que tu me saignes et me repousses, m’agrippes, te cramponnes aux barreaux du lit. Il faut mettre des barreaux aux lits, tu disais, sinon les amants sautent dans le vide. Que les corps se dévorent l’âme enfin à pleines dents. Et il faut le croire, le lendemain tu marchais, loin de moi tête basse, des égards plein le corps, et sur la plage on s’allongeait, nus, à distance, nus pratiquement, hystériques, frigides comme des sphinx. Si bien que quelquefois je m’interroge : tout cela s’est-il vécu ? Dans ma matière instable là-haut n’ai-je pas fantasmé ? Et le temps a filé. Les vacances ont déguerpi. On n’a rien vu venir. Une nuit, tu t’es soulevée du lit en sursaut, tu m’écriais de partir, de partir vite, de ne revenir jamais. C’était en pleine nuit, j’ai plié mes bagages, réveillé ta mère, dit au revoir à ta mère. Elle a pressé ma main, elle ne s’est plus rappelé mon nom, qu’elle mélangeait avec l’autre. Depuis je vais mal, cela se conçoit. C’est un voyage dont on ne revient pas. Qu’on ne court pas à l’envers. Cette nuit-là on a pris la voiture. Je t’ai dit non, ce n’est pas nécessaire, j’appellerai un stalker, mais tu n’as pas voulu. Oui, pardon de ressasser mais maintenant tout est pire. J’ai descendu parmi les fatigués. Oui, ensemble on a labouré les draps, ça me colle aux regrets. À l’aéroport, tu m’as laissé seul dans les orties sur un parking sordide. J’ai eu honte. J’ai eu mal. J’ai mal encore. Ça ne passe pas. Aujourd’hui, j’ai repris l’existence. Essayé. À force de training de pénitence et rédemption. On ne peut pas dire que tu aies gagné. Aujourd’hui, j’ai refait ma vie, j’ai recréé les conditions. C’était la nuit, tard, tu as coupé le moteur. Voulu m’aider à récupérer les bagages, à soulever les bagages. J’ai dit non laisse, ne perds pas de temps, il y a l’autre qui t’aime quelque part. Je t’ai vu l’eau sortir des yeux, je me suis demandé ce qui arrivait. On s’est possédés longuement dans le noir, une dernière fois sur la banquette arrière, en manière de se dire adieu. Ça s’est passé sur un parking béant, je l’ai souvent revisité. Quand on a eu fini, on s’est regardés sans rien dire. J’ai claqué ma portière, je suis parti sans me détourner. Pas mécontent de rentrer chez moi. Je t’ai dit merci, embrassée dans la bouche, attendu qu’un avion se libère et me ramène chez moi. Dans l’avion j’ai encore fait du grabuge. J’ai crié, j’ai voulu redescendre, je me suis trouvé mal. Oui, c’est de cette façon qu’on s’était rencontrés, qu’ensuite on ne s’est plus jamais revus. À présent je m’en sors. À présent tout est clair. J’arrive à la fin du naufrage. J’ai retiré ma perruque d’Alice et suis repassé de l’autre côté du miroir. J’ai un projet, un génocide. Bientôt ce sera la grande revue des vivants et des morts. La croix est sur ma porte. Et je veux m’élargir la tête aux dimensions du ciel. Et je veux m’écouler du ciel comme une goutte d’épine sur le front de Jésus.



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Glauque, toxique, informe, saisissant de lumière filtrée colorée et de pure beauté, Méduses met en scène un narrateur aux prises avec des femmes, un ami d’enfance mal en point, une mère qui se dérobe. Un texte puissamment ouvragé, drôle, grandiose et incomplet.

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Paysage 406 : Lac de Côme, Italie (août 2007)