Spitzberg : 2

Jean Figerou, décembre 2005

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La banquise est immense. L’heure est à la prière. L’air peigne ses gris et cristallise le sombre de nacre rosée sur le miroir des glaces irisées de lumière radiante radieuse. La mer est lumineuse. La banquise n’est que reflets et n’en finit pas de se prolonger. Le temps est à la migraine. Ne pas toujours penser au pire ou on le fera venir. On appelle toujours le malheur à force de le craindre en permanence. Les pensées encore plus que les mots finissent par créer les choses. La pensée magique n’est pas morte au fond de nos petites croyances abreuvées d’inconscient et de notre cervelle à la surface très artificiellement seulement cartésienne. Larguez la philosophie, la réflexion et la peur ! La mer est claire devant. Ouf ! Et la banquise absente. Enfin.

Enfin la mer libre et la terre à portée de voisinage. Nous allons pouvoir embouquer le fjord. Mais attention sa pointe nord déborde de saloperies au large à profusion sur plus de deux milles. Ce n’est pas le moment de se planter.



La mer est lisse et lente. Le vent soupçon. Le temps long. La mer est ma mère. On peut être ivre de vin, de femme, de drogue, de joie, moi je suis ivre de glace. Des heures et des heures, sans fin, encore et encore, je peux la contempler, insatiable. Il est deux heures du matin mais le soleil est à midi. L’air est profond comme un fleuve. La lumière enferme l’heure. Le ciel bat ses nuages dans des couleurs de pleurotes aillées. On croise le phare du cap Martin, établi sur une pointe morainique, éteint de jour depuis plusieurs mois sur une langue noire et caillasse. Il est auréolé de gris, le nuage bas et métal avec sa gueule de ferraille en ruine tartinée de minium. Il sent la décharge publique. C’est à peine si l’on devine le lumignon sur la tôle rouillée. Pourquoi au Svalbard tous les feux ont-ils une gueule de terrain vague ? Pourquoi ? L’esthétique aussi c’est de l’écologie.

Derrière à quelques milles dans le nordet une large anse se découvre pour nous accueillir. L’Avon est vite mis à l’eau pour explorer la rive. Attention un courant nous dépale vers les growlers, bien calculer l’angle du gonflable pour accoster sain et sauf.

Ouf ! Le premier pied à terre depuis plus de 10 jours, on débarque sur un pont de neige. Le capitaine, en ancien militaire diplômé, le fusil à l’épaule en Tartarin des alpages, ouvre la colonne en vrai commando, au cas d’une inopportune rencontre avec l’ours. Ils sont 6.000 à peu près à migrer dans l’archipel et crèvent la dalle l’été plus souvent que de coutume d’où méfiance est mère de sûreté.

Gluance. La terre est matière de vase, ruisselante d’eau, accueillante comme gadoue, la mousse plus meuble que tourbe, on s’y enfonce comme dans un gazon d’eau. Le mollisol tout spongieux vous gobe la botte jusqu’au genou. Dans les régions polaires, le sol l’été ne se dégèle que sur cinquante centimètres ou un mètre, offrant souvent une soupe pâteuse dans laquelle le pied s’enlise allègrement. Vite ! On marche droit vers le fond de la terre, tout droit, perpendiculaire à la mer pour atteindre le dur et les éboulis de la montagne noire et échapper au piège de la succion.

On avance dégagé de la tourbière. La toundra à ras bord à l’infini. La terre est rase. En cette terre de rides, l’arbre le plus grand, un saule polaire, ne fait pas cinq centimètres de haut et encore est-il centenaire comme ces lichens de Svalbard d’un centimètre de rayon qui sont des tallophytes à croissance microscopique au temps infiniment long, ils moussent l’éternité. Au pourtour, rennes en rondes curieuses et agitées et galopeuses par intermittence. Ils ne broutent que l’abstinence, s’attroupent autour de nous en couronnes sauteuses et mouvantes. Ils gambadent le plaisir, les bois en rébellion d’oscillations, la tête en hochet. Le mâle solitaire, copieux de lards, aux andouillers en folie et trinitaires broute son futur à épouser une nichée de bernaches nonnettes criailleuses qui décollent en montgolfières à avirons, cacardeuses d’ailes. Elles se perdent dans leur cri à l’horizon de gel. Le temps est au plus jeune du matin. S’asseoir et contempler comme l’on prie. Les mergules dans leurs courbes de ciel écrivent des langues d’ailes aux orthographes de flèches. Il suffirait d’un rien juste d’un silence un peu prolongé pour que l’air cristallise en paillettes. Le clair est si dense, qu’il suffit d’un cri dans un bouquet d’ailes pour qu’il prenne corps, y vole le ciel. Le temps est aux nuages. Les gris épousent des nacres qui ensemencent des ivoires et des perles quand les blancs de neige aux œufs battus dénichent des beurres porcelaine et décochent des cendres de poule. Le ciel est tout maquillage mais immaculé de toute souillure grasse, maquillage de vierge. Je peux toucher le temps comme on touche un sourire et épouse une attente. Je. On. Nous. Communion.

On appareille pour découvrir le fond du Bellsund et explorer le Van Mijenfjord. L’île Aksel vieux dépôt morainique verrouille le fjord en travers de part en part laissant seulement deux petits goulets à chaque extrémité pour le passage. On prend la passe nord, nous approchons en avant lente.

Le passage est clair ou presque, mais tout à coup devant une digue de glaces. On s’insinue, insiste, écarte, pousse du museau, encore, encore, tournicote autour des glaçons, gondoliers des bourguignons, à la perche taquine, mais nos gaffes se révèlent vite trop fragiles pour la taille des growlers. Fil-en-Six s’ébroue, trémule, persiste. On passe. Ouf ! Un peu plus loin même scénario. On passe pas. Arrière toute en catastrophe. Je me précipite à la barre et moteur à fond, je cule. Un nuage noir souille le monde. Les glaçons se précipitent sur nous. Les éviter, les éviter à tout prix ou c’est l’avarie tragique, sûr ! Si jamais un growler prend à contre le safran, il va voler en éclats ou s’il se coince sur l’hélice, l’arbre flambe à tous coups. On joue notre va-tout. Faire vite, mais pas trop ou l’on va finir par heurter les gros glaçons. J’en évite un, encore un, mais de peu. La course folle continue.

J’évite un growler sur bâbord mais m’engage trop de travers sur tribord, un autre nous fonce dessus à toute allure. Il est énorme. Je ne peux l’éviter. Il va nous culbuter, sûr, sûr. Ouillaillhe ! Je ne peux l’éviter. Va y avoir de la tôle froissée. Au dernier moment le bateau se redresse. Le growler, ruisselle sur le franc-bord et nous arrache la peau dans des crissements de truie dont on égorgerait les petits en folie de dérive. Ouf ! Le bateau est tout nu de peinture et d’échardes après le choc.

Sueurs froides en cadence de rock cha-cha-cha. On en mouille la polaire d’angoisse. Pas le temps. Les glaçons reviennent à tout vitesse. Vite. Le courant est contre nous, il fait pleuvoir les glaces en avalanche sur notre arrière qui se précipitent à toute allure, aimantées par notre cul comme taureau par génisse. Pas le moment de philosopher. Vite se dégager de la barrière de glace et repartir de face affronter les glaçons, on sera plus manœuvrant et se dégager par l’est, vite, vite. On a peu de temps. Et prier très, très fort en même temps la Vierge des Glaces.

Petit répit, je peux mettre en avant pour sortir des glaces. Mais il faut monter les gaz si l’on ne veut pas se faire dépaler par le courant sur la barrière gelée et en même temps si l’on va trop vite on ne peut plus éviter les bourguignons. Compromis difficile à trouver. On règle à l’instinct. Mais vite, très vite, il faut faire très vite, le flot amène tous les glaçons s’échouer sur le mur de glace. On va se faire coincer. Faut sortir de là en urgence. La nasse se referme. Vite une petite fenêtre là à une encablure et l’eau libre. Se dépêcher.

Mais à mesure qu’on avance travers au courant les glaçons se précipitent latéralement et ferment la passe. Si l’on se trouve accolé au mur de glace, on ne pourra plus gouverner, le safran en porte-à-faux latéral risque de rompre et l’hélice empêtrée dans les glaçons sera hors d’emploi. À éviter à tout prix. Le flot va cumuler toutes les glaces sur la coque et l’on se fera écraser sous leur poids irrémédiablement. Ne pas y penser. Bondir vers la sortie.

Elle n’est plus qu’à cent mètres mais se bouche à mesure qu’on avance. Encore cinquante mètres. On y arrivera jamais ! Si ! Réduis puis un peu de gaz. Appuie. Ça passe. Ouf ! Encore vingt mètres. Dix mètres. Vite. Crotte ! Ça se referme. Vite ! En urgence. Talonne. Crac ! Encore un peu. Cinq mètres. Deux mètres. Ouf ! On est passé. L’eau libre. À la seconde près ! Trente secondes encore et l’on était irrévocablement coincé dans les glaces pour tout le flot. On en serait ressorti dans quel état ? Ne pas y penser. On a eu chaud. Ça va très vite.



À ces latitudes hostiles les pièges ne préviennent pas, sournois, ils vous saisissent au dernier moment sans préavis. On a été un peu naïf aussi. Courant de 5 à 6 nœuds dans la goulée, disent les documents nautiques. Nous en étions encore à un peu plus d’un mille. Mais le courant de flot faisait bien deux nœuds. Nous avons manqué d’être broyés. Risqué de peu la catastrophe. Ça va très vite, pour ne pas dire trop vite. Le courant nous plaquait immanquablement sur le mur de glace, occupés que nous étions à compter les guillemots, nous ne nous en aperçûmes qu’au dernier moment

Comment faire se peut ? Une barrière de glaces tabulaires et de growlers poussant en mer comme une digue. Dessus à 1,5 et 2 nœuds venaient se briser de petits glaçons. Comment ne dérivaient-ils pas à la même vitesse ? Le vent était nul. Inexplicable. Coup d’œil à la carte pour confirmation.

La barrière s’est érigée sur un seuil de dix-sept mètres par des fonds de trente mètres tout autour. Sans doute les grosses glaces se sont-elles échouées sur la barre ? Elles font de deux à trois mètres de haut. Sachant que seul immerge 1/7 ou 1/8e des glaces, selon qu’elles sont iceberg ou banquise. Trois mètres au-dessus des eaux nous donne vingt-et-un, vingt-quatre mètres de profondeur. On est dans les eaux. En plus si elles sont à la limite de la fonte, elles plongent encore plus profond dans l’eau. Mais malgré tout ils auraient dû basculer sous la poussée du courant de flot ? Ou peut-être y a-t-il moins de fond que prévu, les cartes marines ne sont pas tout à fait sûres à Svalbard.

Ou bien un courant de surface contraire au courant de fond ? Mais je n’y crois pas beaucoup. Un remous de courant ou un contre-courant perpendiculaire ? J’y crois encore moins, pas la moindre trace. Il est vrai que les glaces empêchaient toute lisibilité. Mais derrière la barrière on voyait l’eau à moitié libre de glaces et immobile de frissons contraires. De toute façon un courant exactement perpendiculaire au premier sur plusieurs centaines de mètres poussant à angle droit du rivage qu’est-ce que ça veut dire ? Ça frise la vision. Ce n’est plus de la navigation, c’est de la magie en mirement de mirage. Le Grand Nord est terre de prodige et ciel d’enchantement.

Ou une explication par surfusion ? Mais ne comptez pas sur moi pour vous exposer cette théorie qui dépasse de très loin la minuscule capacité de compréhension de mes petits neurones ankylosés de froid.

Hum ! Cette navigation dans les glaçons devient très dangereuse. Il faudrait naviguer avec une hélice protégée dans une cage comme cet énorme chalutier russe, sans safran, en cale sèche à Tromsö. Son hélice était rutilante, rouge vif, dans un tube très court directionnel qui remplaçait son safran. Ah ces chalutiers russes ! Des temples de rouille qui couinent toute leur misère dans un tel état de délabrement que l’on croit qu’ils vont couler dans la minute qui suit leur passage, pissant de l’eau de rouille de toutes leurs crépines, suant la ruine, grinçant de hiements funèbres en navire fantôme, la poulie pendante et piaillante. Épaves flottantes si corrodées et tressées de piques tordues, que leur sillage est couleur rouille coaltar, comme une grande soupe grasse de mazout. Ils déposent dans l’eau et polluent la mer et le regard, pêchent pour les Norvégiens tout le long de la côte. Les chalutiers norvégiens eux font semblant de pêcher, ils accostent ces grosses épaves en mer, déchargent le poisson dans leurs cales et se contentent de le vendre à terre. Ce ne sont plus des pêcheurs mais des commissionnaires transporteurs. Je l’ai vu l’an dernier. Les marins français ont bien raison de crier à la concurrence déloyale.

Longyearbyen. On y arrive par vent fort et grosse gîte. On mouille, le quai d’appontement est plein de gros bateaux. L’air est misère, le temps charbon, l’humeur saumâtre. Des ruines de grisaille traînent dans le ciel. Le froid croît. L’ancre a croché. Les guillemots à miroir sautillent dans le courant et se lissent. On se croirait dans les faubourgs d’une usine au quai en décharge et en vrac de pagaille. Ils sont en train de le réparer. Le pack a dû l’emporter au printemps sans doute. Des lézardes de soleil découvrent le ciel comme on incise. À terre en ombres chinoises polaires défilent les silhouettes des premiers êtres humains que l’on voit depuis notre départ de Norvège. Ils n’ont pas changé. Ça rassure. De la rive un homme vermillon de combinaison nous engueule sans qu’on comprenne le moindre mot de son altercation. L’homme reste l’homme même au Grand Nord. Dès qu’on met pied à terre, un magnifique policier en tenue de skieur camionneur nous apostrophe pour quelques formalités fantômes ergotées en langue anglaise.



On lui explique qu’on est français, nobody is perfect, que Fil-en-Six est notre nom et que l’on vient de Tromsö via Bellsund.

Houmh Bellsund, très bien ! Vous n’avez pas rencontré un bateau français par hasard ?

— Aucune âme qui vive.

— Ah ! Il a dû repartir alors. Il s’est fait coincé par les glaces, il a passé l’hiver là-bas

Et il repart dans la tourmente de neige.

Frissons, glaçons, suçons grillés de ventouses, dans le dos. « Il a dû repartir », largué froidement, sans plus d’attention à la chose, sans en faire cas. Il a pas dû rigoler tous les jours le franchouillard à se peler l’oignon dans son épave dans la grande nuit du froid. Brouuhh ! On en est resté le souffle court, tressé d’angoisse, glacé d’effroi tricoté d’épingles, la moelle épinière givrant au mercure à détremper notre foie qui se dévidait de bile gelée. Wouabhouh ! Waouhhh !

Et l’assistance à personne en danger ?? Que dalle ! On sauve les hommes au prix très fort et pas le matériel ici. Y a qu’à voir les montagnes d’épaves qui font croire que les rares villes du coin sont des monceaux de décombres en miettes et tenues par des ferrailleurs.

Pas d’assistance, on voyage par ses propres moyens dit le gouvernement norvégien. Chaque bateau doit être autonome et naviguer en autarcie sans espérer le moindre secours disent les textes. La vie est dure dans les hautes parallèles.

En fait d’autorité il est temps de rendre visite à Madame la Gouverneur comme nous l’a conseillé le policier vermillon. On se déchausse et y perd toute la matinée. Le bureau ouvre trois heures par jour et elle rentre de vacances ce matin. La sinécure. On a attendu trois heures qu’elle daigne bien venir travailler. Nous devons lui remettre le plan détaillé de notre périple, jour par jour, pour ne pas dire heure par heure. Je prends la feuille et improvise dessus un parcours des plus fantaisistes plus ou moins bien nommé et dessiné avec un crayon gras et un anglais de poissonnier qui redouble la première année d’école ergotée.

Dehors un bruant des neiges pépie sa colère à un collègue. Visitons Longyearbyen qui vola son nom au premier touriste qui y rencontra du charbon et ouvrit la première mine. Monsieur John Munroe Longyear était américain et ne vécut pas particulièrement centenaire comme son nom pourrait le laisser supposer. Svalbard est très ouverte à l’étranger jusque dans sa toponymie.

Il vit presque autant du tourisme que du charbon aujourd’hui avec ses fournées de toutous qui débarquent des paquebots à excursions par paquets de mille. Volatiles bipèdes qui assiègent la ville pour deux heures jactantes et cacardantes. Sans compter les kayakistes, skieurs, randonneurs et autres montagnards et une petite poignée de yachts l’été entre deux brochettes de scientifiques.

Les Norvégiens y exploitent le charbon à perte, pour contenir la poussée des Russes et offrir une justification économique à leur présence. Le charbon, y est résidu de la vieille, vieille époque remontant à 700.000 millénaires où le Svalbard fricotait avec les Tropiques et les fougères arborescentes, se baladait sur le l0e parallèle en épousant la Dominique. Le charbon est toujours le vestige fossile du grand Passé, pétrole de terre.

C’est une capitale en terrain vague, comme une banlieue qui se voudrait centre où excursionne un renne par mégarde. Les maisons à la norvégienne, très peintes et en bois, donnent un peu de chaleur à ce temps de givre. Elles sont construites dans des champs de cailloux comme dans le lit du torrent avec leur gueule de chantier permanent qui n’aboutira jamais. Il y a du sinistre désespérant dans ce laisser-aller du bâtiment avec ses canalisations à demi éventrées qui ne semblent aller nulle part et perdre l’horizon et qui amènent aux immeubles tous les fluides, eau chaude et chauffage de la centrale électrique. Ici les V.R.D. ont les entrailles à l’air. Les enterrer serait les exposer au risque du gel. Le moindre conduit, la moindre poutrelle, le plus petit élément de construction est calfeutré de laine de verre qui s’épluche dans le vent.



Dans les maisons et les magasins que l’on parcourt souvent en chaussettes, chaleur à étouffer. Vite. Les emplettes, les vivres en appoint, le fuel, l’alcool, le Kerdane, la douche, le coup de téléphone à la famille angoissée ou à l’amoureuse ou l’amoureux et toutes les bêtises que l’on fait dans une capitale et auxquelles nous nous livrons dans une débauche d’orgie absente de toute retenue. On se baptise d’achats, on bâfre, puis retour au navire.

On est le second voilier de l’année à atteindre Spitzberg. Au mouillage derrière nous oscille Tigre Mou qui est le premier bateau de l’année à avoir touché Svalbard. Camaret-Longyearbyen direct sur son Damien. Femme avec mari et deux enfants, en dix-sept jours, sans rencontre. À part un douanier vomisseur dans le Pas-de-Calais qui voulut faire un contrôle mais fut trop retourné d’estomac pour insister.

Lui, genre Viking visité par mai 68 et la rousseur rouillée, il grippe de partout. Le cœur tatoué au lichen, il vient de passer l’hiver et l’été, autant dire l’année entière en Terre Adélie sur la base de Dumont d’Urville. Il n’a pas dû beaucoup se reposer, plongeant directement dans l’Arctique à peine sorti de l’Antarctique. Dans la dernière émission de Thalassa sur le sujet le 22 juillet dernier, il pointe son museau enfariné et s’affaire dans la quincaillerie à la recherche de je ne sais quelle manille secrète en maniaque de la bricole. Svalbard avalé, il repartira dans la foulée pour l’Antarctique pour trois ans. Courageux le gnome. Pourquoi pas ? Tous les chemins mènent au froid.

Mais à Spitzberg il fait dyslexique des pôles.

Il est compteur d’oiseaux. Compteur d’oiseaux quel joli métier ! C’est presque aussi beau que compteur de nuages. Pour l’instant il grognasse dans sa barbe. On s’est épousé à couple et on fait le fuel et il craint à juste titre que l’on baptise son Tigre Mou. Il faut dire que l’embout du tuyau n’est pas à la taille de notre réservoir et Fil-en-Six n’a pas de nable sur le pont. Il faut plonger le tuyau dans les entrailles de la bête pour remplir la quille de mazout. Vous parlez d’un plaisir ? Ça pue encore la galère et forcément on en fout la moitié à côté. Je vous dis pas l’odeur stagnante et prégnante avec des fonds farcis au fuel, la laine de verre détrempée d’hydrocarbures. Berk ! D’autant plus que la vanne qui ferme l’embout est pétée et pisse comme vache qui veut. Ahouhh ! Si bien que malgré mille précautions de seaux, de chiffons et autres Sopalin au dernier moment quand je passe la fin du tuyau à François pour conclure la manœuvre, la vanne se met à pleuvoir, aspergeant Tigre Mou et baptisant son annexe. Le roi des pôles grommelle en bataille et jure tonnerre, furieux de fuel. Il nous concasserait la moelle s’il pouvait. Mais quelques kilos de pommes en offrande désamorceront sa colère. Ces circumnavigateurs au très, très long cours font toujours un peu la manche.

Moi je me tiens prostré sous l’orage comme un manchot Adélie déplumé par la tempête, d’autant plus qu’il neige à fendre l’âme. Amorphe de tout mouvement, morfondu, anéanti, hébété, stupide, ahuri, disjoncté pendant plus d’une demi-heure, vidé jusqu’à l’inutile, j’emmagasine la neige. Les autres dans le froid glacé réparent mes dégâts sous le commandement enguirlandé du patron du Tigre Mou qui se fait bien dur sous la charge du mépris. Il se désespère de tout ce mazout qui lustre son pont arrière et son canot. Le reste de l’équipage lessive à grands bras l’arrière de son bateau et son annexe. En effet, rien n’est plus nocif que le fuel sur la gomme, caoutchouc et néoprène.

Mais aussi avec les tire-veille, les roues, les drosses, les ridoirs, les bouts et tout son bricolage insensé, c’est pas un pont arrière qu’il a mais un parcours du combattant hérissé de barbelés. Comment ne pouvais-je pas trébucher ? Il faut bien se justifier. D’ailleurs ai-je vraiment trébuché ? J’ai lâché juste un peu trop tôt l’embout qui s’est répandu de bonheur sur le voisin à le ruiner.

Ne plus y penser. Les guillemots à miroir s’en moquent, ils se becquettent du cul. Ils lèvent en houppette leur croupion affriolé pour nous offrir en hommage la partie la plus tendre de leur chair et la plus libre de plumage. Leurs pattes rouges les chaussent splendides lorsqu’ils s’offrent du cul en plongeant graciles, fragiles et si beaux. Le croupion ruisselant de bonheur, épluche ses plumes pour bénir l’eau qui le baptise. Ils déglutissent du cou, c’est leur manière de parler. Chaque plongeon est cabriole d’une élégance parfaite et si menu, au corps fuseau, la tête à la courbe inquiète, couronnée d’étourderie. Au flanc des ailes, deux petits nuages blancs qui font miroir et le nomment. Ils sont deux ou trois en permanence au cul du bateau à batifoler de plongeons et de nages. Ils s’ébrouent et se lissent sans fin, d’une coquetterie permanente mais énervée, presque agressive et vive de crainte. En bord de rive, des eiders à duvet couleur de moutarde oxydée dépeignée, naviguent en famille, le sillage court sous les ridelles des vaguelettes argentées de plomb. Ils sont la mesure, détestent la vague qu’ils fuient et vantent le terne.



Dans un pèlerinage d’oiseaux, appareillage sous spi pour un peu de gonflette. On joue au Tartarin des mers roi de la frime. Nous halons l’ancre à la main à briser le souffle et appareillons dans un feu d’artifice de couleurs devant le Rembrandt Van Rijn un magnifique trois-mâts goélette néerlandais de triste augure et de sinistre présage, de plus de trente mètres de long avec un beaupré insidieux en fusée allongé d’un bout-dehors qui frise bien les dix mètres de long. Il trimbale des touristes pour des excursions de deux ou trois jours entre Longyearbyen et Ny-Alesund. Un yacht splendide, briqué en bibelot, on lit le plaisir de la mer sur tous ses vernis qui se reflètent en miroir laqué de transparences pailleté d’éclats d’acajou rutilant le neuf. C’est fou comme les bateaux anciens font la mer neuve. Malheureusement ce navire ne fait que du charter pour survivre quand il ne joue pas malencontreusement de la prise de mer contre ce pauvre Fil-en-Six qui n’en peut mais, comme nous le verrons plus tard. Cette rencontre lui fut funeste, le Rembrandt, nouveau bateau fantôme hollandais, était porteur de guigne et enjôleur de tuile et rapporteur de mort et trousseur de poisse et… Il fermait l’horizon.



Le baro est désespérément plat à l’infini. La courbe recoupe la courbe plate de la semaine précédente qui recoupe également la courbe de la semaine antérieure tout aussi plate, comme un calque. Le trait égal en devient gras. Vous parlez d’une marée barométrique ! Elle se prolonge à l’infini de l’éternité comme les paysages du lieu. Est-ce radinisme ? Pas uniquement. Mais nous manquons de feuilles millimétrées d’où l’économie de pingre. Il semble préférable de ne pas trop se fier à ces courbes endormies assoupies molles. Un coup de vent de 40 nœuds nous surprendra ainsi au plus plat du baro. Il est traître à notre cause et avaricieux d’indications. Il se prélasse dans la bassesse, comme s’il indiquait plus la température que la pression.

Belle brise. Le large est vaste et blanc cassé d’argent. Monter au 80e parallèle pour monter là-haut, là où finit la mer, notre rêve. Toucher la banquise éternelle nous fascine. Nous longeons le pack et remontons au nord en débordant au large l’île de la Terre du Prince Charles. La passe du Forlandsundet est encore fermée par le gel d’après les dernières indications. Bof ! Vingt milles de plus c’est pas l’océan à boire.

Sur la carte les longitudes s’affolent d’étroitesse et vous dessinent des cartes obèses aux hanches. À les regarder, Fil de fer friserait le bibendum Michelin et le Groenland dévorerait l’Amérique.

On navigue. La roche maquillée de neige. L’air est arasé de gel. Jamais je n’aurais cru que le gel ferait jouir autant mon âme, à tordre le bonheur au plus nu de l’émoi. Au plus…

Le pur gèle. L’eau est métallique avec ce jour permanent qui joue à la nuit dans des nacrés de plein midi à l’aube de l’est. Je jouis, je jouissais jouissssant à tous les temps, avec quatre « s ».

La mer est immense et le regard croît, n’en finit pas de prolonger l’horizon, le froid vous pique l’âme. Comme si dans un raccourci plissé sublime et merveilleux, les Alpes en ses sommets et ses névés, ses séracs et ses glaciers baignaient directement les pieds dans la Méditerranée. Comme si la Méditerranée était montée l’hiver, glacier, à plus de 3000 mètres d’altitude directement au cœur de la Savoie dans un temps de glace. L’heure est au large et l’horizon n’en finit pas de s’ouvrir dans le froid. Les bleus montent les gris. La nature est si vaste que 100 milles valent 10 milles et qu’embouquer un fjord c’est contourner le musoir du port. Rien n’est grand ici, tout est immense et premier. Les pics comptent leurs glaciers qui lèchent la mer dans des tortures de glace.

Le vol d’un pétrel fulmar épouse l’étrave à la caresser sur le gris de la mer. Son aile toujours effleure la lame sans jamais la pénétrer. Ses glandes qui dessalent la mer et lui permettent de boire à satiété, bourgeonnent en furoncle de mucus jaunâtre au-dessus de son bec. Se nourrissant de plancton, de vol et de silence, seul représentant de la famille des albatros en Arctique, il règne sur la courbe lente de mer et n’en finit pas de monter plané, ascendant dans sa chute d’aile.

Le clapot lève la mer de gouttelettes pour rire. Un mergule nain en vain tente de décoller à notre approche. Il s’effondre dans l’eau. Il a raté son décollage. Il a dû décoller sans l’accord de sa tour de contrôle qui se venge en le triturant de culbutes. Il s’ébroue et recommence. En vain, se scratche à nouveau tout ébouriffé de colère, de dépit, de peur et de froid. II s’est laissé surprendre par notre étrave et il n’aurait pas dû. Il en est tout déplumé déconfit, vexé et ne décollera qu’à la troisième tentative notre mergule nain culbuto. C’est fou comme ces petits oiseaux sont balourds au décollage. À côté un guillemot amerrit en catastrophe les volets à fond les bases. Aux ras des tables de glace, les phoques marbrés plongent et replongent, plus curieux que des ballerines, roucoulent de la tête et s’esclaffent de giclées. Dans les hauts des sommets, stériles, les nunataks1 s’aiguisent pointus, se dénudent de nuages, toujours plus perçants mais joufflus d’angles en base, l’arête vive.

La carte parle et raconte l’Histoire. Hornsund et Bellsund, Sorghamna, Spitzberg, Smeerenburg, Svenskehuset, Wijdefjorden, Velkomstpynten, Flathuken, Mushamna Woodfjorden Raudfjorden. Fredheim. Kvalpyntfjellet le Détroit de la Corne et de la Cloche. Le Port de la Douleur, Montagne pointue, Bourg Fumé, La Maison Suédoise, le Fjord Sauvage, la Pointe de la Bienvenue, le Coin de la Graisse en souvenir de la baleine et Port-Souris à la Baie du Bois du Fjord Rouge… J’aime les noms qui sonnent la mer, concasse le gel, à la langue de râpe et la voyelle rêche, âpres de sel. J’adore cette langue où un détroit est une rue de mer, Sörgattet2 et où une presqu’île et une demi-île et se dit par moitié et l’écrit dans son mot même. Un cul-de-jatte est-il un demi-coureur et un enfant un demi-homme en cette langue ? Et Grahuken ! Ce mot m’enchante, il parle d’une pointe qui… Il chante jusque dans mon ventre. Si coquin qu’on ne saurait le traduire sans que s’esclaffe la Norvège entière tant il semble rigolo grivois. Il doit s’agir du mot qui nomme la chose grasse et pointue qui pousse à l’appel de l’amour.


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