Olivero Garlasseri a besoin de toute notre attention : 8

Sébastien D. Gendron, août 2001

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Éditions Hache : http://editions-hache.com/


De la télévision comme source de bonheur et de stupéfaction

Olivero Garlasseri vient de reprendre cette position maintenant ennuyeuse pour le lecteur qu’il occupait lorsque nous avons ouvert ce récit. Alors, sur ce personnage qui semble ne pas vouloir avancer, posons-nous l’amère question : Olivero chez lui, au centre de son immensité, comme un nombril sale à tout ceci, ne se délecterait-il pas un peu d’être malheureux ? Car enfin, merde à la fin ! C’est un tout petit peu chiant quand même de suivre un individu aussi peu volubile ! Un mois à saccager sans se faire prendre quelques-unes unes des plus grandes traditions européennes, habillé en Paul Smith et ça revient chez soi et ça tire la gueule ! Excusez-moi ! Y a des gens qui se décoincent pour moins que ça !

Olivero est donc rentré, a dormi une semaine entière et c’est précisément à cet instant que revient à sa mémoire tout ce qu’il a laissé en partant pour sa cure de relaxation à l’étranger. Il est 19 h 30, Samuel ne devrait plus tarder et la tête d’Olivero ressemble à un Trivial Pursuit sans les réponses au dos des cartes. Mais comme les choses sont bien faites :

— Vvvvvvvmmm ! Shlaaaa ! Shiboooooo ! Zon, zon, zon, zon, zon !!!

Et tout de suite, Samuel est ici, avec sa tête d’hydrocéphale qu’il perd sitôt passé le pas de la porte. Samuel et sa chaleur marmoréenne, Samuel et sa souplesse métallique, Samuel l’espèce de confident qui s’ignore et est ignoré, mais Samuel le fidèle qui en tout cas ne se balade pas le limonadier à l’air.

— Il y a longtemps que je n’avais pas vu Monsieur ! Monsieur va bien ?

— Ah ! Samuel, sa diligence et sa troisième personne comme la tiédeur d’un water-bed. Si seulement il était moins servile, Olivero lui aurait bien raconté ses soucis au lieu de les lui résumer par ce sibyllin :

Faut-il qu’un homme aille mal pour en arriver à un tel point ?
Non, Samuel, Monsieur ne se porte pas très bien en ce moment, appelez-moi d’ailleurs Olivero, je ne mérite plus votre déférence.



Ceci dit avec un édifiant manque d’aplomb afin que Samuel s’alarme immédiatement et vienne s’enquérir, laissant de coté son atavique austérité, de ce qui a bien pu à ce point troubler le tendre maître. Mais Samuel est commis chez Potel & Chabot et chez Potel & Chabot, on a le sens de la répartie.

— Que Monsieur ne se trouble pas pour si peu : la semaine dernière, j’ai servi chez un couple de notables en banlieue. Le mari était si gros qu’il avait fracturé le bassin de sa maîtresse en l’honorant quatre jours plus tôt. La pauvrette est définitivement clouée sur un fauteuil roulant, et ce soir-là, le couple avait invité les parents de la demoiselle pour essayer de voir s’il n’y avait pas moyen de s’arranger.

Et soulevant la première cloche d’argent :

— Emperlade de crustacés à la Roquefortaise !

Bien entendu, ce soir-là, Olivero dîne de trois misérables praires et il renvoie le reste sans même y avoir jeté l’ombre d’un sourcil.

Ainsi, pendant les neuf repas des trois jours qui suivent, Olivero essaye-t-il en vain d’attirer l’attention de Samuel. On se souvient de la quasi-incapacité dans laquelle l’avaient déjà trouvé les questions de Garlasseri au sujet des femmes. Eh bien la suite est à l’avenant. Il suffit qu’Olivero aborde le sujet qui le préoccupe — ou seulement le voisine-t-il — pour que Samuel prenne derechef la tangente, raconte en guise de réponse une de ces sordides aventures domestiques, anecdotes qu’il ponctuera en soulevant ses cloches d’argent :

— Effilés princesse à la Cardamome !

— Victoire de St Petersbourg sauce haricots blancs !

— Escargots du Cheshire rôtis dans leur coulis de bave !

— Langouste de Milan à la Sicilienne !

Si bien qu’au matin du quatrième jour, Olivero annule d’un simple coup de téléphone les habitudes peu loquaces de Samuel et déjeune le midi venu, pour la première fois depuis bien longtemps, seul à la table d’un petit restaurant qui tient le coin de sa rue. En cliché de célibataire, assis de profil en vitrine, regardant rarement le débit piétonnier et automobile qui défile à double sens sous ses yeux, ne faisant pas non plus très attention à la jeune femme assise en face de lui, à quelques tables de là, et qui, par-dessus l’épaule de son partenaire pourtant fort bavard, lui jette de longues œillades de plus en plus désespérées. Bien entendu, le malheur de cette jeune personne s’évanouirait si Olivero consentait à lui répondre, ne serait que d’un battement de cil. Alors, rechargée, confiante en sa maîtrise des autoroutes à péages de l’existence, elle reprendrait courage et, interrompant son compagnon dans son débit de paroles transparentes, elle lui parlerait de Bob, le fantastique Uruguayen rencontré il y a maintenant trois ans lors de cette conférence à Manille et de leur liaison passionnée qui fait courir sous elle ce feu déchirant qui la mine et la réjouit chaque jour et toutes les nuits. Elle caresserait la joue de l’homme en face d’elle et soufflerait un baiser d’excuse. Elle lui laisserait l’espoir qu’il est un homme mais qu’elle en aime un autre en ne disant rien de leurs plates nuits conjugales et de l’odeur après la nuit des corps qui ne s’aiment plus. Et puis elle partirait avant la première bordée de larmes, laissant derrière elle la traînée de son parfum, le souvenir d’une salle de bain commune d’où bientôt tout produit de beauté aux senteurs sucrées aura disparu, la photo jaunie d’un baiser bordé d’arbres et de jonquilles, le film taché d’une demi-vie qui s’achève là, dans une brasserie parisienne.

Non, Olivero pense, pense, pense et repense qu’il y a deux mois, il y avait une femme dans sa vie et qu’aujourd’hui il n’y a plus cette femme. Et il ressent ce qu’il n’aurait pu définir hier encore et qui pourtant ne l’a pas quitté depuis ce triste début d’après midi devant la Rotonde du Parc Monceau : un truc bizarre qui s’est immiscé tout de suite mais lentement comme un rhume d’été : le manque de Jeanne Genséric.

Jeanne Genséric lui a manqué, lui manque et lui manquera assurément jusqu’à ce qu’elle revienne, cette idiote avec sa susceptibilité de sainte nitouche. Sur cet aperçu d’une conjoncture qui lui parait soudain plus triste encore, il relève la tête, croise rapidement le regard de la fille assise en face de lui à quelques tables de là, s’aperçoit vaguement qu’elle vient de changer d’expression — quelque chose d’immense dans les yeux et un léger pincement des lèvres, comme un sourire retenu — puis apercevant le garçon qui allait s’éloigner, il lui fait signe qu’il voudrait bien l’addition et, si possible, la payer tout de suite afin de pouvoir sortir d’ici au plus tôt. Ce que le garçon comprend et exécute dans l’instant en revenant presto, la soucoupe ornée de la note volante et la game-boy à la main. Olivero tape son quarté gagnant, fait vrombir la machine infernale, empoche le bout de papier roulé que lui rend l’obligé et se lève pour partir.

En passant près de la table voisine, il voit la scène touchante d’une jeune femme sortant de table où un homme sanglote en silence, mais n’y prête aucune réelle attention. On vous l’a déjà dit, Olivero a bien d’autres chats à fouetter, c’est pourquoi il décide brusquement, comme toute personne nantie qui désespère, d’aller faire du shopping.

Quand il rentre le soir, c’est en devançant un employé de chez Darty qui lui-même précède un volumineux carton contenant, si l’on s’en réfère à l’objet dessiné dessus pour éviter les erreurs en réserve, une télé murale de taille impressionnante. Moins d’une demi-heure après, le technicien repart après avoir installé le cadre et surtout expliqué à Olivero comment il s’agit de bien s’en servir.

Donc, Olivero est maintenant planté devant et il passe sur tout un tas d’images en actionnant la petite télécommande tubulaire que lui a laissée le technicien après avoir fait des manœuvres un peu compliquées avec.

— Surtout, ne touchez pas ces boutons-là, vous risqueriez de tout dérégler !

— Je n’y toucherai pas, c’est promis !

— Enfin, vous faites comme vous voulez, moi ce que j’en dis c’est pour pas que vous nous appeliez tous les quatre matins !

— Non, mais je vous promets que je ne toucherai pas à ces boutons.

Le type est parti en fronçant les sourcils.

Au milieu de son zapping, Olivero — dont nous n’avons que trop décrit le caractère et la capacité d’émerveillement — tombe sur Jeanne Genséric interviewée par Franz-Olivier Giesbert. Sa réaction est immédiate : arquant le sourcil droit, s’échappe de sa bouche comme s’il devait y avoir un témoin :

— Tiens, Jeanne à la télévision.

De son côté, Pols ferme les yeux et tente une énième fois de remettre en branle l’ancienne caravelle qu’est son lit et qui semble ne plus vouloir quitter son plancher des vaches, sa rade herbeuse, sa pâture à bittes d’amarrage. Il sait, d’ores et déjà, ce qui l’attend de l’autre côté et il ne s’angoisse même plus. Il laisse faire puisqu’il n’y a rien à faire. Il a presque fini par abandonner la partie.

Imaginez-vous que maintenant, même en état de veille, Emmanuelle apparaît sitôt que Pols commence, frondeur, à avoir une pensée scabreuse. Et dès qu’elle apparaît, plus rien ne veut.

Il a bien été forcé de lui donner un nom à cette pauvre vache innocente, victime de sa conscience malade. Alors, Emmanuelle. C’est toujours ça de pris sur Clarabelle ou Margot. Mais même, Emmanuelle n’en est pas devenue plus attirante. Alors Pols a repris d’une plume plus féroce ses mémoires, y passant un temps hors du temps afin de se coucher épuisé, sombrer dans le précipice vide et noir, la faille jusqu’au réveil. Mais rien est encore quelque chose. Au fond du gouffre, une petite porte fini toujours par s’ouvrir sur le museau d’Emmanuelle, tachetée de fraîche luzerne, broutant une infinie boulette végétale, le regard fixe sous ces cils arachnéens.

Alors Pols s’y attache à son Emmanuelle, toute indésirable, statique et monomaniaque qu’elle puisse être. Elle a fini par devenir une compagne au moins aussi fidèle que l’était Morphée en son temps. Bien sûr qu’elle est beaucoup moins active, moqueur que vous êtes. On aimerait vous y voir, tiens, des sabots à la place des baskets, un corps quadrupède de quatre cent kilos, lâché sur le plancher du pont d’un bateau croisant au large du Cap Horn. Un peu de respect, voyons ! Si les vaches savaient aussi bien nager qu’elles font le lait, ce serait mentionné dans le dictionnaire : « [Sport.] Nager comme une vache. Exceller dans les disciples natatoires. » Or, ça n’y est pas et de notoriété publique, la vache n’est pas un animal aquatique (si l’on excepte sa cousine voisine, la rythine — voir à ce sujet par. [Zool.] dans OG 7) donc, qu’on lui pardonne ses limites et qu’on la laisse ruminer en paix.

Somme toute, une vache n’a pas un physique si disgracieux que ça. Bien sûr, il y a toujours moyen de rire de ses énormes naseaux par lesquels de temps en temps elle laisse échapper de profonds soupirs qui pourtant ne trahissent pas l’ennui — comment voulez-vous qu’une vache ait seulement la notion de ce qu’est l’ennui quand sa fonction première est de mâcher de l’herbe et de laisser son estomac transformer tout ça en lait ? On pourrait vouloir se moquer de sa molle passion pour la circulation ferroviaire : mais qu’y a-t-il de plus rapide dans l’entourage d’une vache que le train ? Pensez à ceci : l’homme qui la met au pré chaque matin et vient l’y chercher chaque soir, ne se déplace jamais plus vite qu’elle puisqu’il doit bien surveiller qu’elle chemine dans la bonne direction de l’étable à pâture et retour. Quant aux voitures qui croisent dans les environs, il y a bien trop de virages, de fossés alentour et de bêtes lentes pour qu’elles s’aventurent à dépasser le 50 km/h obligatoires. Oui, il y a les mouches mais pour la vache qui ne pense qu’en terme d’horizontalité stricte — elle ignore tout du vol aérien — la mouche n’est rien d’autre qu’une démangeaison répétitive, un prurit que l’on chasse d’un battement de cil et d’un coup rotatif de la queue. Alors que le train, ce long trait qui passe dans un souffle, toujours assez loin pour qu’elle ait le temps de le suivre des yeux, cette machine à réaction qui hache le paysage comme la projection soudaine d’un film inattendu, cet engin qui n’a jamais, ni la même couleur, ni tout à fait la même forme et qui vous surprend toujours parce qu’à chaque passage il est une nouveauté, et cette vitesse fulgurante et linéaire qui parfois attrape un éclat du soleil et devient un éclair dans le bas lointain, une comète au ras des pâquerettes, la flèche formidable d’un divin archer qui irait se planter dans quelque cible fantastique… Le train est bien quelque chose sur lequel l’attention de la vache s’attarde puisqu’on dirait à chaque fois qu’une partie du paysage se met en mouvement. Voilà certainement d’où lui vient cette molle passion que l’homme ne peut pas se vanter d’attirer, même si c’est lui aux manettes qui, finalement, quoi qu’on en dise, le fait avancer ce train.

En outre, la vache a des yeux très attachants d’où émergent ces longs cils gracieux qu’on dirait encharbonnés et qu’elle manœuvre avec la grâce d’une fille de mauvaise vie. Et puis, qui n’a jamais pensé à mal devant l’énorme langue que de temps à autre elle passe sur ses naseaux afin d’y venir cueillir un brin de fourrage ? Qu’il se montre et que l’on rie de lui plutôt que de cette pauvre génisse de qui, à priori, il parait si simple de se gausser.

Voici l’état dans lequel se trouve Pols en cette fin de deuxième mois : il tente de s’adapter à ses propres ruminations. Mais, un après midi où il se réveille dans son lit-bateau, qu’il ne quitte donc pour ainsi dire plus, il trouve le magasin vide ! Toujours plein de son immense rayonnage boueux mais totalement désert de client. Cela dit, n’eussent été ses préoccupations majeures ces derniers temps, il aurait noté une franche baisse de la fréquentation.

Pols se demande d’abord, dans un brusque sursaut d’orgueil blessé, s’il n’est pas tout à coup passé de mode ! On connaît le phénomène : une boutique, un bar, une boîte de nuit s’ouvre et devient le summum de ce qui se fait de mieux et les gens affluent et enrichissent le lieu. Puis, comme ils sont venus par grappe, ils s’en vont en bloc et ne reviennent plus : ils sont partis vers le nouvel ailleurs, le nouveau summum, laissant le précédent compter sous et rembourser créances. Certains le savent et, prévoyants, ils deviennent eux-mêmes des entrepreneurs de summum. Ainsi, lorsque la foule quitte leur bar devenu out, c’est pour se précipiter dans la nouvelle boîte in qui leur appartient déjà.

Pols ne pense pas qu’il s’agisse de ça. Pols est le seul à Paris à pratiquer ce commerce et il ne pourrait y avoir de concurrence autrement qu’à perte. Il sait très bien qu’aussi snobs que puissent être ses clients, ils sont condamnés à lui être fidèles… ou du moins ils l’étaient. Ils l’étaient, l’équation est pourtant simple, pendant tout ce temps où Pols était lui-même une attraction vivante. C’est à se demander maintenant s’ils ne venaient pas uniquement pour voir le maître des lieux sortir d’une de ses siestes crapuleuses, cette bonne époque où l’un d’entre eux donnait l’alerte du réveil imminent et où tous accouraient autour du lit-bateau, les épouses affamées en premier. Cette bonne époque où la vente de tout son stock de déchets flambait autant que son glaive était actif et sa force vivifiante. Or, depuis deux mois, pas une mère de famille ne lui a sauté sur le manche devant une foule extatique, les bras encombrés de débris. C’est lui, désormais, le plus gros débris de ce bouge et personne ne viendra plus pour le racheter à prix d’or, même s’il se solde jusqu’à l’inacceptable. Un vieux pneu tout moisi, sans même de chambre à air où insuffler un peu de vie…

Voilà en substance à quelle sauce Pols se mange ce jour-là. Et décide d’achever son enfermement par ce qu’il croyait ne plus jamais devoir sortir du grenier avant sa retraite : un vieux poste noir et blanc, le premier qu’il acheta lorsqu’il s’émancipa, un Tévéa (sic !). Il l’installe sur une table roulante en plaqué bois laqué qu’il place là où trônait Morphée, trouve une tringle assez longue pour servir de télécommande manuelle, branche l’antique antenne et remonte tristement à bord, s’apprêtant à allumer comme s’il s’agissait de relever le chien du pistolet qu’il aurait collé sur sa tempe. C’est à peine si en actionnant le bouton de mise sous tension, il ne dit pas mentalement adieu à ce monde qu’il aimait tant, mais à cette chienne de vie qui ne lui a pas permis d’en profiter.

Ce qui apparaît sur l’écran, sortant du noir très longtemps après la voix qu’il ne peut pas avoir reconnue puisqu’il provoqua lui-même son mutisme, a la forme, la mouvance, l’éclat, la blancheur, le sourire, la beauté de sa Morphée s’apprêtant à quitter sa proue. Devant les yeux de Pols, soudain brouillés par les larmes irrépressibles de la joie, apparaît enfin dans sa totale luminescence, bien que monochrome, Jeanne Genséric interviewée par Franz-Olivier Giesbert. Et de hurler :

— Morphée ! Te revoilà ! Vive la télé !



— Vous écrivez vite ?

— Pardon ?

— Non je vous demande ça parce que c’est vrai que c’est une question que les gens se posent souvent même des gens du métiers, des gens de la page…

— Ca dépend.

— Comment ça ?

— Si j’écris court, oui, j’écris vite. Mais si j’écris long alors ça me prend beaucoup plus de temps ; ce qui fait qu’en moyenne, j’écris à un rythme normal.

— Très bien ! Hum ! Eh bien Jeanne, vous restez encore avec nous quelques instants. On va accueillir maintenant François Nourricier pour son…

Après l’émission, Jeanne passe par la case démaquillage où Franz-Olivier Giesbert revient à la charge pour essayer de lui décrocher le restaurant de ce soir. Pour un peu, Jeanne accepte. À ce qu’elle a pu en juger, il semble avoir le minimum de conversation requis. Mais bon, en y repensant : Vous écrivez vite ? Quel petite idée peut-on se faire d’un écrivain pour lui poser ce genre de question ? Jeanne n’est tout de même pas une photocopieuse dont on demande la rendement copie/minute.

Hop ! Machine arrière : Franz-Olivier Giesbert n’a pas plus de conversation envisageable que n’importe lequel de ses coreligionnaires.

Point barre.

Et puis de toute façon, demain,

10:00 — Elle a rendez-vous au Salon du Crillon avec une journaliste de Elle.

12:00 — Elle déjeune avec Papa qui doit lui présenter un jeune scénariste qu’une production a engagée et qui est en passe d’adapter le bouquin, bien sûr en étroite collaboration avec elle si elle le désire.

14:00 — Elle voit un type du nom de Strasbourg ou Starzburg que sa mère a contacté et qui pourrait être un très bon agent.

15:30 — C’est Libération qui lui pose des questions sur les toits de la Samaritaine.

17:00 — Elle a aussi accepté les Inrockuptibles aux Tuileries.

20:00 — Et uniquement parce qu’il offre le repas, Pivot à la Perouse (Pivot n’a-t-il pas fait ses adieux ?).

Et avant de se coucher ce soir, Ingrid, la styliste de sa mère, doit passer chez elle pour lui essayer la garde-robe qu’elle portera pendant sa période de promotion. C’est épuisant mais finalement tellement excitant, répond-elle à une jeune et jolie journaliste de Jeune & Jolie qu’elle a bien voulu recevoir dans la loge de maquillage à la fin de l’émission pour en être débarrassée et qui ne pose pas de questions qui ne contienne le nom du magazine chez qui elle pige (comment est-ce qu’on devient écrivain tout en restant jeune & jolie(tm) ? Est-ce qu’elle a déjà rencontré Marguerite Duras, qui en son temps fut tellement jeune et jolie(tm) mais après beurk !? Et elle va faire quoi avec tout l’argent qu’elle va gagner… S’abonner à Jeune & Jolie(tm) ?)



Alors vous direz-vous, qu’est-il advenu de notre Jeanne Genséric, de ses chemisiers blancs et ses jupes plissés, ses peignes où couraient des familles de canards et ses débardeurs derrière lesquelles ses seins suppliaient ? Et sa fronce, son arme menaçante au-dessus du nez ? Ne venons-nous pas de la voir, pendant près d’une heure et demi, tout sourire et décontraction, sans retenue, ses beaux yeux en perpétuel état de joie que c’en était presque vulgaire — la télé flingue, terrasse les minuscule défauts, démystifie même le béton, avec sa boîte de blush qui tartine tout le monde en plus petit dénominateur commun. Et pour sûr, vous pariez déjà que c’en est fini des études à la fac, qu’avec tout cet argent qu’elle va gagner, justement, elle va s’abonner à Jeune & Jolie(tm), qu’à plus forte raison, elle va tomber dans les affres de la célébrité et que même ce roman, qui titille aussi la presse spécialisée, n’est pas forcement une référence et qu’on en a vu plus d’un se vautrer plus vite que ça encore dans l’alimentaire !

Vous voici en apitoiements :

Pauvre Jeanne Genséric et ses illusions !

Pauvre Olivero Garlasseri ! Car, quel poids peut bien avoir ce malheureux quand on sait tous les charmeurs de serpents en orbite autour des gens à la mode. Non, tout cela ne pèse désormais pas plus lourd que les deux cent cinquante-huit pages vélin de ce livre que Jeanne regarde s’envoler de rédactions en photos de presse, de télévisions en radios depuis à peine une semaine qu’il est paru. Regardez-là s’étirer sous le massage facial que lui offre sympathiquement cette maquilleuse aux besoins saphiques. Et bientôt, la Mercedes qui traversera tout Paris pour la poser devant sa porte, le chauffeur qui viendra lui ouvrir la portière et il faudra presque le retenir pour ne pas qu’il la porte jusqu’à son lit et se retire sur la pointe des pieds pour la laisser poursuivre son rêve, ce soir entre ses draps roses. Non, vraiment, quel que soit le déploiement de charmes dont pourrait faire usage notre Olivero, il y a peu de chance que jamais il ne puisse la toucher à nouveau.

Jeanne Genséric a désormais un amant bien plus attrayant : le public ! Et contre cela, on ne peut que se réduire, se fractionner jusqu’à l’invisible.



La jeune et jolie(tm) journaliste dit au revoir juste au moment où la maquilleuse jette son coton dans la corbeille ; entre Franz-Olivier Giesbert qui vient s’installer presto dans le fauteuil voisin, un peu renfrogné par le précédent refus.

— Ca s’est bien passé ?

— Oui, merci.

— J’ai réellement beaucoup aimé votre roman.

— Merci.

— Non, je suis sincère.

Et son téléphone portable sonne dans la poche intérieure de son blazer, et il dégaine et décroche et il parle et quand Jeanne se lève, il lui adresse un petit salut de la main et avant qu’elle ne quitte la pièce, il lui lance en posant une main sur le micro de l’appareil :

— Voyez avec David, mon assistant à l’entrée. Il vous a appelé un taxi ! Bonne soirée et encore merci ! Oui, Étienne, excuse-moi, tu disais…

A 10 h 00, elle profite du Crillon pour s’offrir un petit déjeuner qu’elle avale goulûment face à une journaliste squelettique qui refuse catégoriquement tout ce que Jeanne lui propose, qui, il est vrai, risquerait de l’alourdir rapidement.

A 12 h 30, le jeune homme assis à côté de son père et qui s’escrime sur son tournedos Rossini, essaie tant bien que mal de convaincre les deux qu’une version cinématographique du roman de Jeanne pourrait avoir un succès inestimable et que, songez-y, les américains pourraient très bien dans la foulée racheter les droits pour faire un ouimayke !

— Pensez à Trois hommes et un couffin, par exemple.

— C’était déjà un film, pas un livre.

— Oui, mais vous comprenez le concept.

Jeanne récupère la carte de ce jeune homme un peu brouillon mais ne lui promet qu’une période illimitée de réflexion.

14 h 00. Idem pour Strasbourg ou Strazburg, l’agent en devenir qui lui propose tout de même un échantillon gratuit de ses capacités en l’accompagnant jusqu’à la Samaritaine.

15 h 30. Sur le toit, l’attachée de presse de la maison d’édition, Suzanne, vient s’excuser immédiatement de ne pas être venue ni hier soir, ni ce matin, mais son fils est à l’hôpital, on l’a opérer d’un phimosis de toute urgence et elle présente très chaleureusement, comme pour s’excuser du phimosis inopiné de son fils, Jeanne au journaliste et au photographe qui a tendu un grand écran blanc, à se demander pourquoi ils ont monté neuf étages plus ce minuscule escalier si c’est pour boucher le panorama. Sans doute des histoires de lumière exceptionnelle. Bref, Jeanne ne dit mot à part ce qu’il faut et laisse Strasbourg ou Strazburg occuper Suzanne qui est une fille très gentille et attentionnée mais semble avoir une nette tendance à raconter des choses dont l’indigence n’a d’égal que le manque d’intérêt des sujets. Le journaliste pose ses questions, le photographe lui demande après de se mettre devant l’écran blanc, il lui demande de prendre deux trois poses « un peu mode, genre, tu vois ce que je veux dire, quoi ? » et Jeanne tique sur le tutoiement d’office, répond que non, elle ne voit pas franchement, et que ça serait pas mal si on voyait Paris derrière, non ? Le journaliste se marre doucement, le photographe s’embrouille dans une justification artistique miséreuse, prend finalement très peu de clichés et tout le monde se replie.

Au rez-de-chaussée, Strasbourg ou Strazburg et Suzanne manquent de peu la dispute, voulant l’un comme l’autre véhiculer Jeanne jusqu’aux Tuileries, Suzanne arguant qu’elle est garée juste en dessous et Strasbourg ou Strazburg qu’il a une décapotable. Jeanne met un terme à la rixe en souriant qu’elle préfère aller seule et à pied, ce qui lui permettra en plus de traverser les cours du Louvre qu’elle n’a pas vu depuis longtemps. Ce qui lui permettra surtout de prendre son temps, bien qu’elle soit déjà en retard, et d’avoir deux émissaires en avance sur elle qui feront patienter le prochain scribouillard et son fidèle photographe.

Elle marche donc d’un pas tranquille, traversant comme promis, la Cour Carrée puis la Cour Napoléon et leur parterre de touristes qui se pressent un peu partout où il y a de la place pour prendre des portraits de groupe. Jeanne est souriante, parfaitement détendue et profite du luxe qui lui est offert de ne rien faire d’autre que ce qu’elle désire, surtout quand elle doit honorer des obligations. Elle sait déjà en arrivant à l’entrée du Jardin des Tuileries, que là-bas, à l’autre bout, c’est la panique et que Strasbourg ou Strazburg engueule Suzanne pour son manque d’initiative, qu’elle aurait au moins dû prévoir un portable pour Jeanne, voir un GPS. Mais la voilà qui arrive, d’un pas magnifique, vivant parfaitement — même s’il est vrai qu’elle a pris un peu d’embonpoint — l’ensemble pantalon-veste anthracite Issey Miyaké que lui a passé Ingrid dans une des cabines de la Sama tout à l’heure, le sourire au coin des lèvres et déjà prête à désamorcer toutes les tensions.

Le photographe, un vieux-beau qui lui fait penser à son père, s’approche tout de suite pour lui baiser la main que Jeanne détourne en serrant la sienne, et Strasbourg ou Strazburg arrive derrière avec le journaliste et Suzanne sur leurs talons, pour faire les présentations et l’on peut commencer et ce qu’il y a de bien c’est qu’il n’y a pas d’écran, que le soleil brille dans les yeux, que le photographe nous tourne autour et prend des poses plastiques à chaque fois qu’il s’arrête pour déclencher, que le journaliste a apparemment bien bossé son entretien et que dix mètres plus loin, Strasbourg ou Strazburg et Suzanne sont encore en train de s’engueuler à voix basse et grands gestes nerveux. Et tout cela se termine avec l’arrivée soudaine de Papa et Maman de retour de Sidney qui ont apporté le champagne pour fêter la vente du livre en Australie et donc, bientôt aux États-Unis et surtout la vente, il y a une heure du 100 000e exemplaire. Tout le monde est fou de joie, même Strasbourg ou Strazburg en embrasse Suzanne, à moins que ce ne soit l’inverse, et le journaliste prend note alors que le photographe ne photographie pas la scène de liesse, non pas parce que ce n’est pas dans l’esprit du journal mais parce qu’il est bien trop occupé — on aura compris que l’épisode du baisemain n’était qu’un leurre de fausse gentlemanerie — à déjà siroter une coupe de champagne alors même qu’il n’y a que six verres et qu’ils sont sept.

Bref, tout cela ressemble fort à la fin d’une sitcom un peu foireuse et on attendrait presque que l’image se gèle dans le mouvement pour laisser apparaître en transparence le déroulant du générique. Mais, c’est sans compter que le chapitre n’est pas fini et que dans une heure et demi, Jeanne a rendez-vous à la Perouse avec Bernard Pivot et qu’elle ne peut pas décommander. Qu’à cela ne tienne ! Puisque tu dois y aller, nous irons tous et fêterons dignement ce phénoménal succès. Il n’y a que le journaliste qui décline l’offre, parce que ce n’est pas dans l’esprit du journal ni dans le sien d’accepter les cadeaux de ceux dont ils causent, mais qu’importe, son photographe le représentera. Ainsi, le journaliste déontologiquement condamné s’éloigne alors que dans le sens opposé s’en vont en grappe autour de la jeune best-seller, son père qui se reconnaît bien en elle, sa mère qui pareil et plus peut-être, son attachée de presse qui va sans aucun doute être augmentée, son bientôt agent qui va sans aucun doute gagner de l’argent et un photographe un peu rude qui pense qu’il va sans aucun doute la raccompagner chez elle et lui mettre un bon gros coup de pine.



À La Perouse, Bernard Pivot est petit dans sa banquette et se sent légèrement débordé par le nombre qui débarque sur une table au préalable réservée pour deux. La soirée s’égaye autour de quatre ou cinq bouteilles de Moët, même Nanard y va de la sienne et le photographe finit aussi tristement qu’il a commencé, en vomissant dans le seau à glace que le garçon s’apprêtait à ramener. Puis il s’effondre et plus personne n’y prête attention.

Entre le dessert (un modeste quarteron de profiteroles au caramel) et le café, Jeanne s’éclipse pour des raisons naturelles. Plus tard, alors qu’elle sèche ses mains sous le souffle chaud du pulseur, la porte réservée aux dames s’ouvre sur un Bernard Pivot visiblement gênée de s’introduire ainsi ici. Il force malgré tout le passage, indiquant à Jeanne qu’il ne s’est pas trompé et que transgresser ainsi son éducation jésuite ne se fait pas sans bonne raison.

— Je suis désolé, je…

— …

— Ecoutez, Jeanne, ce n’est pas du tout ce que vous imaginez, vous, moi, ce serait ridicule voyons, d’où vous êtes vous constatez mes pellicules et je n’ai vue que sur la bordure de votre soutien-gorge…

— …

— J’ai besoin de vous, Jeanne. Si seulement…

Le pulseur d’air chaud s’arrête. La scène se fige et la dernière syllabe de Pivot rebondit trop bruyante contre les cuvettes environnantes. D’un mouvement brusque, l’ex présentateur littéraire enfonce à nouveau le bouton pressoir du pulseur qui se remet en route.

— Si seulement nous avions pu dîner en tête à tête, ce soir, tout aurait été beaucoup plus simple. Enfin, je ne peux pas vous blâmer, vous ne pouviez pas savoir.

— …

— Jeanne, je suis si seul. Tellement si seul. Je n’en peux plus. Je n’ai que vous. Il n’y a qu’à vous que je peux demander cela.

— M. Pivot, je…

— S’il vous plaît. Laissez-moi juste vous le dire et si vous ne donnez pas suite, alors mes paroles resteront enfermées ici, balayées par l’air pulsé et les vaporisations aux pins des landes.

— …

— Mon émission me manque, Jeanne. Bien plus que ce à quoi je m’attendais. Je pensais pouvoir décompenser dans l’art footbalistique, au début les copains m’ont énormément encouragé, je suis même passé libéro, j’ai marqué pas mal de buts dans des lucarnes vachement pas évidentes. Mais mes nuits ont commencé à chavirer. Au début c’était pas grand-chose, des petits souvenirs qui résonnaient. Et puis le manque. Jeanne. Savez-vous ce que peut-être le manque ?

— …

— Vous êtes mon retour. Vous êtes ma survie. Si vous me dites oui maintenant, je redémarre dans trois semaines. Avec vous, n’importe qui me rouvre la porte des studios. Jeanne, je vous en supplie. Je suis un homme des roulottes. J’ai besoin de ça pour vivre.

Le pulseur s’arrête. La dernière syllabe glisse et rebondit. Jeanne sourit à Bernard qui revoit en un flash la bibliothèque aux livres blancs.

En se quittant, on prend rendez-vous pour un projet de dans bientôt, on se serre la main, on s’embrasse. Avant de se sauver en taxi, Jeanne dit à sa mère qu’elle doit lui parler en tête-à-tête, au plus vite, demain midi par exemple, chez Cador, pourquoi pas.

Et elles se sauvent.

Et Jeanne s’endort seule et heureuse après cette journée trop pleine de monde et d’éphémère.


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