Olivero Garlasseri a besoin de toute notre attention : 9 - Troisième partie

Sébastien D. Gendron, octobre 2001

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Defoustator 5

— Ah ! La putain de sa mère, salope !

— Eh ! C’est fini ce bousin, là, vous allez encore tout me péter ! C’est la troisième fois en un mois que les types viennent me le réparer, j’en ai plein le dos de vous voir là-dessus. Allez, sortez de là !

— T’façon, il a tilté, ce bâtard ! Vous me resservez un jaune pendant que je vais pisser, Mâme Brigitte ?

— Votre clope sur la vitre, y a des cendars, merde !

— J’en veux plus ! Picoler, je veux bien, mais c’est fumer, j’y arrive pas.

Sortant des toilettes, dont il n’apprécie que peu l’absence de siège dite « à la Turque », Olivero Garlasseri manque glisser sur un long ruban de papier hygiénique détrempé. Ouvrant la porte qui donne sur la salle, il croise Mir, le pilier le plus atteint de l’endroit, avec sa fraise de nasique qui lui frotte la lèvre supérieure et ses yeux antinomiquement écarquillés qui lui donnent cet air lunaire, lunaire = espace, espace = orbite, orbite = station orbitale, station orbitale = Mir. Il lui libère le passage sans que l’usager s’en rende vraiment compte et revient vers le comptoir où Mâme Brigitte dépose un verre de liquide jaune opaque. Olivero, qui a soif, saisit l’occasion de se désaltérer et, distraitement, il prend le récipient à pastis et en engloutit la moitié sans frémir.

— Mâme Brigitte, sérieusement : votre bidule là, faut le changer. Ca fait combien de temps que vous l’avez ? Un flipper Top Gun, ça doit pas dater de la semaine dernière quand même, hein ?

— Vous me fatiguez, M’sieur Garlasseri.

— Ils veulent pas vous le remplacer, c’est ça ? M’étonne pas.

Olivero vide d’un trait ce qui reste dans son verre, le repose et saisit — assez habilement pour un gramme deux — le dernier œuf encore en place sur le présentoir.

— Peux avoir du sel, siouplaît ? Ce que ces fils à personne savent pas ou refusent de savoir, Brigitte, c’est que le flipper, c’est comme la littérature. Tout est dans la tronche. Votre machin Top Gun, là, quand vous le regardez, vous trouvez qu’il ressemble à un avion de chasse américain, avec ses pieds à roulettes et son manche à ressort ? Non ! Ben c’est comme Madame Bovary en édition de poche : c’est moche, c’est petit, ça s’abîme et puis une fois que vous avez ouvert, c’est un chant de coquelicots balayé par un petit vent de printemps quelque part entre Waterloo et Singapour. Y a des lumières qui clignotent dans tous les sens, des petits bruits que vous êtes le seul à entendre et c’est vous aux commandes. Le sublime, créé sur mesure. Votre 42 habituel, avec un waterbed gratos rajouté sous chaque semelle.

Olivero se tait quelques secondes comme s’il n’avait pas encore ouvert la bouche. Il fait rouler son œuf sous sa main en appuyant doucement pour concasser la coquille contre le comptoir puis il l’épluche en regardant dehors le passage d’une ambulance sur le bitume de la rue Caulaincourt. Il sale l’extrémité de sa denrée pelée et commence à grignoter en levant les coudes pour faciliter la circulation du torchon de Mâme Brigitte qui astique.

— Je suis passé dans ce café très bruyant des Abbesses l’autre soir, comment s’appelle-t-il ? Il doit connaître votre fils, c’est plein de gamins de son âge.

— …

— Vous me faites la gueule, Brigitte ? C’est parce que j’ai dis que votre flip il était tout pécras ? Eh ! Faut pas le prendre mal, moi je l’aime bien votre flip, mais ça y est, je le connais maintenant et puis il coince un peu de temps en temps.

Le nasique sort des toilettes comme s’il s’en échappait. Il claque la porte derrière lui et s’appuie de tout son poids contre, mains bloquant la poignée.

— Faut plus y aller, Mâme Bri. C’est en travaux !

— Qu’est-ce que vous avez fait encore ?

— C’est la faute à ma femme. Elle a fait du chou pour notre fille y a un mois. Elle en avait cuisiné pour tout un hospice alors elle a congelé. Hier soir y avait que ça. J’ai mal dormi, vous pouvez pas savoir.

Olivero revient vers le flipper et fouille ses poches à la recherche de quelques pièces de bonne taille. L’endroit est propre. Les murs accusent le revêtement assombrissant de la nicotine, teignant l’ensemble d’une ombre brunâtre mais les rideaux au crochet coupant les fenêtres en deux dans le sens longitudinal pour que les dîneurs du midi ne soient pas ennuyés par la vue des passants du dehors donnent un rien de luxe ordinaire à l’endroit. Les tables sont en bois brut, d’une qualité industrielle indéniable. On insiste pour que la bière soit maintenue sur son sous-bock. Mâme Brigitte n’aime pas les tâches rondes. Pas de téléviseur. Pas de foot. Pas de bruit. Un flipper en sourdine.

— Et ben dans ce bar dont je parlais aux Abbesses, ils viennent de rentrer le nouveau Defoustator 5, un flipper grand comme un lustre hongrois, avec Bruce Willis et un pétard nucléaire en guise de tirette à bille. Y avait des mômes qui jouaient dessus, je vous assure qu’avec ça, Mâme Brigitte, vous rentrez du monde et vous doublez le capital de la boite. Dans deux ans, vous vendez et vous rachetez la tour Montparnasse. Notez bien ce nom, Mâme Bri : Défoustator 5. La Jaguar du flipper. Et puis vous risquez pas d’être emmerdée par les petits branleurs : la mise est à dix balles. Ca vous crée une élite, non ! Et pour le faire tilter celui-là, faut en bouffer du topset. Ils doivent le livrer en hélico, ouvrir le toit de la boutique et refermer après la dépose. Faudrait que vous voyiez l’engin. Dans les trois cent ou quatre cent livres. Un mammouth. Avec des poignées en platine. Comme un cercueil de dictateur.

— Vous m’épuisez, Olivero. Tenez, celui-là je vous l’offre et vous rentrez. J’en peux plus de vous entendre !

Mâme Brigitte, qui est une petite femme douce ayant acquis la gouaille comme on apprend une langue étrangère dans un pays d’accueil, tend un verre ballon de taille moyenne vers la source à pastis, y fait descendre l’équivalent d’une dose et demi, coupe à l’eau pour précipiter le liquide et repose la chose houlante sur son comptoir avant d’essuyer la trace avec le chiffon miracle.

— Je le veux bien avec un doigt de menthe. C’est pour l’haleine.

Mâme Brigitte, qui est une petite femme seule ayant acquis une paire d’épaules enviable à force d’aider à la décharge des matières premières de l’endroit, jette un regard par en dessous à Olivero, reprend le verre et y renverse un doigt trois quart de sirop de menthe verte chimique.

— Quoi !

— Les cadeaux, M. Garlasseri, des fois, faut les prendre comme ils viennent. Parce qu’ils sont pas toujours offerts de bon cœur. Faites attention à pas trop me fatiguer non plus. J’en ai secoué des plus costaud que vous ! Tenez, avalez-moi ça et filez chez vous.

— Pas avant que je vous aie parlé du Defoustator 5 et ce de manière définitive. Vous permettez ?!

— Qu’y pourrais-je, M. Garlasseri ?

Oui, qu’y pourrait-elle, Mâme Brigitte ? Ses épaules et sa gouaille ne seront jamais assez robustes pour affronter la soûlographie bavarde d’Olivero Garlasseri, l’homme aux pensées fixes et à l’obsession prosélyte. La place est à elle, elle ne va tout de même pas se sauver le temps du mode d’emploi. Le garçon serait fichu de tout boire, de gommer son ardoise et de partir avec la caisse réargenter la concurrence.

— Le Défoustator 5, Mâme Brigitte, c’est Guerre et Paix, L’Iliade et Le Banquet sur un billard électrique.

— Et Mâme Bovary ?

— Non, pas Madame Bovary, faut pas pousser.

— Ben vous m’aviez dit…

— Oui, oh, ben si vous vous mettez à croire tout ce que je ponds pour embourber votre attention, Mâme Brigitte, on est pas sorti. J’en veux bien un autre, j’ai le palais sec.

Et Mâme Brigitte remonte le ballon vers l’écluse, y ajoute de l’eau, un doigt trois quatre de menthe chimique et après la première gorgée, Olivero commente, avec une allégresse non-feinte, l’utilité de faire croire à la présence de Bruce Willis et d’un quelconque scénario sous le verre poli du Defoustator 5, flipper à succès d’un café des Abbesses.

Olivero a vieilli, un peu. Son nez accuse une couperose encore disparate mais croissante. Sa tenue vestimentaire s’est quelque peu diversifiée depuis notre dernière rencontre. Il prêche désormais d’avantage pour le vêtement utile, celui que l’on ne choisit pas mais qui vous tombe sous la main et dans lequel on flotte quel que soit l’état d’esprit : jeans, pull-over, chemisette. Tout ça correctement boutonné, attention, pas de faute de goût. On a juste dit « décontracté ». L’éducation, où qu’en soit la passade, est profondément ancrée chez les Garlasseri. Là, accoudé au zinc de Mâme Brigitte, un doigt dans l’assiette à cacahuètes, l’autre main autour du ballon à jaune, Olivero tente de se tenir droit comme une arquebuse, boit sans renverser, ne fait aucune faute de frappe quoi qu’affiche le sismomètre et attend d’être rentré pour rendre ce qui n’aura pas été accepté par l’organisme.

Dans le voisinage du Bar à Brigitte, on parle d’Olivero Garlasseri comme d’un client honnête et franc, au verbe clair et aisément emphatique, faisant honneur au grand patronat des buveurs grâce à sa tenue ferme et à son penchant polonais pour l’alcool (entendons par polonais, la définition napoléonienne de l’expression : lorsque Napoléon disait à ses hommes qu’ils pouvaient boire à condition que ce soit comme des polonais, l’empereur entendait par là tenir sur ses jambes et savoir encore psalmodier une quelconque allitération en f après absorption d’un litre et demi d’antigel). D’aucuns mettent sur le compte de son jeune âge ces nombreuses capacités. C’est omettre que le temps a passé et que notre homme est aujourd’hui quarantenaire, quelque peu cirrhosé et que son médecin a tu depuis deux ans ses remontrances, leur préférant de simples diagnostics alarmant bien moins usant pour le moral et bien plus rémunérateurs.

Car il faut oublier, dans les pages qui suivent, l’Olivero d’avant. L’Olivero d’aujourd’hui prendra le temps de nous rappeler ce qu’il fut puisque c’est aujourd’hui, avec la boisson et le flipper, sa principale passion. Mais voyons-le de nos yeux ébaubis comme s’il nous prenait d’entrer innocemment dans le Bar à Brigitte et d’y rencontrer l’homme dont il est parlé ici : de la silhouette longiligne et sombrement austère, il ne reste que la taille véritable. L’ensemble s’est voûté : d’abord les épaules, puis l’échine. Les zincs sont mal faits, les tabourets hauts ne le sont que trop, l’on est toujours à vouloir s’accouder quand la tête fatigue, s’appuyer pour prendre du bon temps alors que même la quête du plaisir mande efforts et autorité sur soi. Le glucose contenu en dose non négligeable dans l’alcool à rendu le physique non entraîné d’Olivero mou et gras. De loin, on croirait apercevoir l’ancien personnage. De près, à quelques mètres du moins, on est frappé par la métamorphose et l’on comprend le changement de cadre vestimentaire : l’abdomen semble perdu sous deux plis de graisse et parfois, suivant l’heure qu’il est et l’état de voussure d’Olivero, les petits seins qui lui sont poussés viennent se coucher tendrement sur un troisième bourrelet, né du même affalement. D’autre part, son menton s’est dédoublé, détriplé (s’il est permis) et vient de plus en plus souvent heurter le haut de sa poitrine ou vibrer autour d’un mouvement de tête inconsidéré. Ses paupières, elles aussi victimes de l’empâtement généralisé des tissus, s’affaissent aujourd’hui dangereusement sur les globes oculaires donnant à notre personnage — encore une fois suivant l’heure qu’il est et le passif de la journée — un regard inquiet et/ou triste dans lequel il semble impossible de pénétrer. Autant dire que depuis une certaine époque, Olivero s’est retranché dans un intérieur plus sombre que celui qui nous fut ici présenté et s’est inventé un extérieur artificiellement ludique dans lequel il engloutit de pharaoniques sommes d’argent, les mêmes qui jadis lui servaient à ne pas faire grand-chose. Au-dessus de tout ceci, géré par un système nerveux totalement désemparé, le cuir chevelu s’est partiellement débarrassé de toute une partie de la si belle coiffe de notre homme et ce de manière tout à fait anarchique et disparate, conférant au toupet un aspect peu rangé, peu soigné et un état pelliculaire déplorable quand on sait le port altier qu’eut notre Olivero.

La transformation s’est à ce point étendue, que les habitudes (toujours aussi sédentaires), les passions (toujours aussi peu nombreuses) et les hobbies (toujours aussi monomaniaques) d’Olivero Garlasseri se sont totalement déplacées. Olivero Garlasseri est devenu un grand praticien du flipper. C’est si vrai qu’on parle, dans cette partie nord ouest du dix huitième arrondissement de la capitale, d’un espoir pour le renouveau de cet art méconnu.

Et puis ?

Et puis c’est tout et c’est déjà bien assez. Parce qu’on ne peut pas non plus perdre tant de temps à regarder tomber un homme qui paraissait jusqu’ici d’une confortable extraction, à l’avenir sans risque et qui, après bien des rebondissements, termine ici, ce qui ressemble désormais à une course en sac truquée.

— … et c’est là qu’il faut claquer la bille, au trois quart gauche de la bande, unique point stratégique, géographique, géométrique et mathématique de l’outil pour qu’elle file, sans obstacle aucun vers la rampe de lancement qui est en fait la culasse de l’arme fatale de Bruce Willis contre les Megowith : le Défoustator. Et alors, vous touchez au sublime : la machine se met en branle comme une femelle lascive sur la selle arrière d’un deux temps ; un arc-en-ciel de lumières se met à clignoter ; une musique wagnérienne à trois notes s’empare de la place ; le tableau de bord commence à tressauter ; les chiffres du score défilent comme dans un aspirateur ; et puis un terrible ronflement se fait entendre, apaisant d’un seul coup d’un seul toute la rumeur. Sous vos doigts, plaqués aux boutons, vous pouvez sentir la mécanique hésiter. Alors le regard de Bruce vous apparaît avec son indécrottable sourire unilatéral, il vous lance un clin d’œil qui vous fait comprendre que lui et vous, une fois la partie achevée, les Megowith définitivement déculottés, vous irez fêter ça derrière une Pills en vous racontant des histoires sur les blondes. Et le compteur claque : Paf ! 500 000 de bonus et une partie gratos pour défouster tous ces enfants de putains qui faisaient rien qu’à se marrer quand vous avez glissé votre première pièce dans la fente.

Ma cliente

— Parce que, que voyons-nous, Mesdames et Messieurs, Monsieur le Président, Madame le Substitut du Procureur ? À quoi assistons-nous, réellement ? Comment faut-il qualifier cet étrange état de fait qui vous amène aujourd’hui, qui nous amène ici, maintenant, à juger cette femme ? Et qu’avons-nous à juger réellement ? Une erreur ? Un enchaînement de malentendus ? Une poursuite de méfaits malveillants commis dans l’intention farouche d’attenter aux biens d’autrui ? Ayons bien en tête, Mesdames et Messieurs, Monsieur le Président, Madame le Substitut du Procureur, que ma cliente n’était pas, au moment des faits, une quelconque échappée de la justice fantôme que bon nombre de mes collègues dénoncent aujourd’hui. Ayez bien en tête, gardons tous à l’esprit que nous posons un regard accusateur sur une personne régulière, sans passif, sans trouble et sans désir d’enfreindre la loi ni pour exister, ni pour répondre à une prétendue concupiscence à laquelle mon confrère, Maître Walter, faisait étonnament référence aux cours des débats qui ont hier animé cette même cour. Mesdames et Messieurs, Monsieur le Président, Madame le Substitut du Procureur, c’est à votre sagesse que j’en appelle, avant toute chose. Je me garderai ici de défendre quelque candeur que ce soit. Ma cliente n’est pas candide. Le professeur Clément qui brossa talentueusement il y a trois jours, le profil psychologique de ma cliente, sous la férule de Maître Walter, nous a très bien fait comprendre cela : la candeur se perd aux marches des couronnes de lauriers. À bac plus cinq, effectivement, la candeur devient un argument bien faible pour défendre un cas qui semble aussi offensant que celui qui nous réunit une dernière fois, ici, aujourd’hui.

— Pourrions-nous en venir au fait, Maître Morosolo ?

Maître Morosolo tourne brusquement la tête en direction du Président. Il ne s’attendait certainement pas à être taclé aussi froidement à quelques pas seulement de la surface de réparation. Et encore moins par le sexagénaire dont il pensait avoir captivé l’attention et titillé la curiosité. Autour, le tribunal est secoué d’un bref ricanement auquel Morosolo doit trouver la réplique. Sourire. Sourire de lui-même, bien sûr, entrer dans le jeu, reconquérir, reprendre le manche. Il attrape le pichet d’eau de seltz, s’en sert un verre et le lève en guise de toast au Président qui ne répond pas. Puis il boit en trouvant la parade bénéfique parce qu’elle lui laisse du temps. Il avale, repose son verre, évite le regard extrêmement dubitatif de sa cliente et, retroussant sa manche d’un geste démonstratif, il rembraye, balayant l’assemblée d’un regard sympa.

— Mesdames et Messieurs, Monsieur le Président, Madame le Substitut du Procureur, ma cliente, ici devant vous, n’attend que d’entendre votre jugement pour l’acte qu’elle a commis. N’attend que de savoir ce que lui réserve la justice des hommes pour un délit de propriété intellectuelle. N’attend que de recevoir la pénitence que l’on applique pour ses chefs d’accusation. Elle acceptera la sentence, elle a admis sa culpabilité sans peine et je pense qu’elle a fait preuve jusqu’ici d’une cordiale participation aux débats. Mais rappelons-nous ce que cette femme a vécu pour en arriver jusqu’ici, souvenons-nous sans relâche des évènements révélés au cours de ce procès et ne cédons pas à la facilité. Ne pardonnons pas. Punissons certainement, mais ne vengeons pas stupidement.

Maître Morosolo suspend le geste ascendant de son bras un instant pour garder la salle sous la houlette de son expression. Posture dramatique à souhait, dans cette robe noire satinée, l’hermine rabattu n’importe comment à la mode de l’école de la magistrature de Bordeaux, Maître Morosolo connaît ses chances de sortir honorablement de cette affaire, sait, pour en avoir longuement parlé la veille au cours d’un dîner avec Monsieur le Président, les chances qu’a sa cliente de jamais remonter sur la scène médiatique autrement que par la tirette à ordures des tabloïds, et pense qu’il a agi pour le mieux, appuyé dans cette vaste et constructive autocritique par la remarque de Madame le Substitut du Procureur, hier au self du Palais de Justice :

— C’est une chance cette affaire pour un jeune avocat, Morosolo. Vous vous en sortez bien. Vous irez aussi loin que les boxeurs qui se couchent quand on leur dit. Couchez-vous. Ca vaudra mieux pour tout le monde.

Morosolo baisse son bras, avale la dernière gorgée d’eau de Seltz avant de reprendre en main son auditoire, la voix soudain grave, le visage brusquement fatigué, épaules courbées par le poids de la plaidoirie qui s’achève :

— Mesdames et Messieurs, Monsieur le Président, Madame le Substitut du Procureur, si les vingt trois écrivains que Jeanne Genséric, ma cliente, a compulsivement pillé pendant près de dix ans, volant outrageusement les contenues de leurs écrits grâce à l’entreprise de faux concours littéraires et autres divers festivals des jeunes auteurs qui n’a été ici que trop expliquée, démontée, ajourée, si ces vingt-trois personnes, qui ont longuement témoigné pendant cette dernière quinzaine, apportant chacun leur tour les preuves accablantes que l’on sait, alimentant les charges déjà lourdes pesant sur Jeanne Genséric, si ces vingt-trois personne, dans leur totale intégrité, peuvent maintenant regarder cette femme dans les yeux et prétendre qu’ils auraient, sans doute aucun, atteint les niveaux de qualité indiscutable qu’elle a insufflé à ces œuvres volées puis transformées, alors je le dis maintenant, refaisons ce procès et il n’en deviendra que plus passionnant.

La protestation monte dans les rangs du public. Vive, calculée par l’avocat qui veut bien se coucher mais tout de même, elle enfle et se répercute rapidement sur les parois boisées de la chambre d’accusation. Une jeune fille exaltée, Marie Encalm — qui a fait paraître il y a quelques années un soporifique roman sur deux jeunes sœurs jumelles tentant une expérience homosexuelle au cours de laquelle elles rencontrent Dieu — hurle, bave puis s’évanouit après quelques spasmes vaguement surjoués. Son compagnon, Thierry Nermans, dont le manuscrit Dans la gueule du Bois Vert fait partie des pièces à conviction, entre dans la danse et tente de faire entendre sa haine de Jeanne par le biais d’un salmigondis d’injures poétiques à base de noms de fleurs rares et méconnues. Ailleurs, on entend pâlement les tentatives d’être entendu de ce petit couple d’octogénaires qui a produit l’an dernier un joli herbier commenté que Jeanne a repris à son compte pour en faire un ouvrage didactique à l’usage des enfants difficiles. Le Président commence par vouloir remettre bon ordre à tout ceci, martelant sa sellette de manière calme et raisonnable, puis fortement jusqu’à l’hystérie. En fait, la salle se calme d’elle-même. Ne trouvant plus d’oreille compatissante contre lesquelles hurler, les gens finissent par se taire et le Président se retrouve seul à tabasser son bureau à l’aide d’un maillet qui bientôt casse et dont la masse s’échappe dangereusement en direction d’une grappe de gardiens de la paix qui viennent d’entrer dans la salle à la demande de l’assesseur. C’est un jeune appelé du contingent du nom de Troy qui le premier, fait obstacle à l’objet accidentellement décroché. La pièce de bois le touche à l’oreille droite, ce qui a pour effet de bousculer dangereusement le liquide de son oreille interne, qui comme chacun sait, gère l’équilibre du corps humain. Le garçon n’a pas le temps de pousser le moindre cri, il s’effondre au pied de ses collègues, comme mort. Aussitôt une grande nervosité s’empare du rang de la sécurité et il suffit d’un qui dégaine son Manurhin .38 Spécial pour que la fièvre s’empare de toute la garde.

— Voilà ! Voilà, Mesdames et Messieurs, Monsieur le Président, Madame le Substitut du Procureur, voilà à quels abus on en arrive lorsque l’on tente tant bien que mal de juger ce genre d’affaire. Déjà, ces gens se lèvent pour brûler ma cliente. C’est de cela qu’il est question, réellement. Jeanne Genséric n’a volé que quelques pains auxquels elle a donné de la saveur et la voici poursuivit par toute la boulangerie aigrie. Parlons-nous tous le même langage ? Je me le demande. Souvenons-nous une dernière fois des premiers mots de mon collègue, Maître Walter qui commença sa plaidoirie par cette phrase sibylline : « Si ça ne tenait qu’à moi, j’électrocuterai cette basse arnaqueuse au centre même de cette cour ! » Je n’ai rien à ajouter, merci.

Maître Morosolo se rassied sous quelques rares sifflets du public maintenant tenu au silence par l’armada républicaine un rien tendue. Il jette un regard gêné à Jeanne Genséric qui, murée dans un silence concentré, pense aux trois cent pages qu’elle a reçu un mois avant que cette affaire ne lui tombe dessus. Un joli manuscrit, une histoire lacrymale à souhait, avec un personnage féminin de quarante ans à qui l’on trouve un cancer et qui refuse de finir sa vie entre les quatre murs blancs d’une chimiothérapie. L’auteur vient elle-même de décédé des suites de ce même cancer et Jeanne a passé tout le temps de la plaidoirie de Maître Morosolo a cherché un pseudonyme qui ne la trahirait pas. Elle s’est finalement arrêtée sur Alistair Mc Queen et sait pertinemment que son éditeur va adorer. On est en octobre, le temps des corrections, de la mise sous presse, on sera prêt à temps pour la sortie sur les plages. Maître Morosolo se demande pourquoi sa cliente sourit.

Dolphin Cove

— Non, Bruce, je plaisante pas ! Ca m’a sincèrement fait plaisir de vous accueillir tous les trois ici. J’étais très content de te voir et je voulais te dire de pas trop te faire rare. Sérieux, mec, tu m’as vachement manqué. Alors tu ranges tes dollars, sinon, on va encore s’engueuler et tu vas rater ton avion.

— Pols, t’es un grand type ! Les filles, dites merci à tonton Pols ! Allez, magnez-vous le cul un peu ! Je veux entendre claquer les muqueuses !

Lisa et Berenice lâche le bassin de Bruce Willis auquel elles étaient jusque là ventousées et se précipitent en gloussant vers Pols qui marine un peu trop dans sa chemise en lin. Derrière la baie vitrée de la salle de gym, Alison observe la scène des adieux avec un petit grognement irrité. En temps normal, qu’on s’approche avec des seins, même encapuchonnés, de son homme, la rend agressive. Que ces deux putes californiennes, trop bronzées, trop blondes, trop refaites s’emparent de sa barbe et lui lèchent les joues avec leurs lèvres siliconées, c’est beaucoup plus qu’elle ne peut supporter. Elle ouvre la baie vitrée d’un geste gracieux et chaussant ses lunettes à peine teintée, elle grince :

— Eh ! Bruce ! Tu remballes tes salopes, s’il te plaît. Pols s’est douché déjà trois fois aujourd’hui.

— Oh ! Oh ! Lisa, Bere, on file. Y a Manman qui grince. Porte-toi bien, Pols… Et viens nous voir.

— On bouge pas trop nous, tu sais.

— Tu m’appelles et je passe te prendre. On va aux tarpons un week-end, dans un mois, c’est la saison de reproduction. Ca te dit ?

— Je t’appelle.

— Garde le contact mec !

— Porte-toi bien, Bruce.

Bruce Willis sourit à l’unilatéral, rechausse ses lunettes Police et ses deux poupées californiennes et se dirige vers le golf-car qui l’attend à l’entrée de la propriété.

Plus tard, Pols se gratte le ventre au bord de la piscine en bouquinant un policier de Westlake volontairement oublié là par un hôte français il y a un mois. De l’autre coté de la villa, il entend les 240 bpm de la musique d’entraînement d’Alison et derrière lui, le flux des vagues bleues qui s’étalent mollement sur le rivage blanc de la Pink Sand Beach, en contrebas.

Ici, à Dolphin Cove, sur Harbour Island, petite île rattachée à Eulethéra, république des Bahamas, Pols ne se contente plus de ne rien faire. Il reçoit des hôtes de marque et devient leur ami grâce à « son ineffable bagout et sa gentillesse légendaire », « le bonheur de partager avec un personnage aussi brillant, le paysage de ce coin de paradis », « cette franche camaraderie, ce goût du luxe et de la simplicité, ce plaisir sans cesse renouvelé pour la découverte des gens de passage, fussent-il de simples touristes », « l’honneur qu’il fait à la France, terre d’accueil de la vie artistique, qui trouve ici, au milieu des mers chaudes, son plus bel ambassadeur » et bien d’autres doux commentaires constituant le panégyrique du cinquième livre d’or de l’endroit qu’ont déjà signé, par ordre d’apparition, Roman Polanski, Tom Cruise, Gérard Depardieu, Sharon Stone, Pierce Brosnan, Eric Roberts, Julia Roberts, Robert Altman, Patrice Leconte, Linda Evengelista, George Michael et une bonne autre centaine de ces gens discrets et farouches du gotha.

Allumant un des Coimbra que Sir Sean Connery a négligemment oublié la semaine dernière sur la table de chevet de la chambre d’amis, Pols n’a pas un regard pour tout ce qui l’entoure, à peine pour la volute grise qui se dissout aussitôt dans l’air lourd, et replonge dans les pages rugueuses du petit volume noir et jaune. C’est à peine s’il sourit au salut en forme de balancements d’ailes que lui envoie le Gulfstream de Bruce Willis en passant quelques mètres seulement au-dessus de la villa. Trop chaud.

— J’aime pas ce type.

— Tu fais rien pour l’aimer. Il est adorable.

— Il est trop démonstratif.

— Pas sûr. C’est un grand timide, tu sais.

— C’est sûrement ce que pensent aussi les deux pintades qu’il a fait gueuler toute la nuit.

— Oui, je sais, Alison. Nos invités, tu les préfères seuls ou homosexuels.

— C’est pas vrai.

— Tu crois pas que tu gloussais comme une pintade avant hier soir quand Mc Cartney nous a remis une tournée de white russians ? Allez, va piquer une tête, ça te fera du bien.

Alison accuse le coup et note que Pols ne relèvera pas plus loin : son livre le capture bien trop. Elle fait glisser son paréo et se laisse choir dans l’eau tiède de la piscine, brasse quelques longueurs et puis s’arrête un moment pour faire la planche. Elle suit des yeux la silhouette préhistorique d’une aigrette qui plane au-dessus de l’île, songe à finir l’après-midi à glandouiller avec un masque, un tuba et des palmes le long des récifs de Pink Sand puis sort de l’eau. Debout sur le bord du bassin, elle retire son slip, s’approche de Pols, lui ouvre le caleçon et commence à lui tripoter le sexe. En ne prêtant aucune attention à la circonstance, Pols tourne la page 109 et commence la 110.

— Qui c’est qu’on a ce soir, déjà ?

— Mickey.

— Rourke ?

— Oui.

— Avec une fille… Oufff !

— J’en sais rien. J’ai pas lu son fax.

Alison vient de s’empaler sur la tige de Pols qui, sans lâcher son livre, ni relâcher son attention, replie tout de même un peu les genoux pour mieux se placer.

— Tu le fais payer lui ou tu l’invites ?

— J’en sais rien. Ca dépend ce qu’il nous amène.

— Qu’est-ce qu’il t’a apporté Bruce ?

— De l’herbe.

— Oh !

— Non, pas de l’herbe à fumer. Des graines de gazon anglais pour mettre devant la maison. Il paraît que ça tient bien le sel.

— Oh ! Bon sang, ce que t’es grand aujourd’hui…

— C’est les deux californiennes.

— Elles t’ont excité ?

— Non, c’est toi qu’elles ont excité. Regarde-moi ça, t’es complètement trempée.

— C’est la pisciiiiiiiiiiiiiiiiiiine…

Alison est de confession catholique. Elle ne fait donc pas de bruit quand elle jouit en pleine nature. Et la séance s’achève dans la piscine pour elle et page 111 pour Pols qui va bientôt sombrer dans un sommeil salvateur.



Est-il réellement souhaitable de poursuivre la narration de cette vie à laquelle il ne manque rien ? Où préférions-nous retraverser l’Atlantique et revenir sur le sol hexagonal, Paris, la rue Caulaincourt, le Bar à Brigitte, son comptoir, son anisette et ce nouveau matin qui se lève sur notre Olivero entrant, rasé de frais, sentant bon le shampooing à la pomme verte, un sourire grand ouvert et la main glissant sur le rebord du zinc.

— Vous me mettez un petit Montrachet, ce matin, Mâme Brigitte.

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Rien. C’est mercredi. Les gosses vont arriver pour écouter mon histoire. Faut pas que je tangue.

— Alors c’est pas un Montrachet qu’il vous faut, c’est un Viandox-vermicelle.

— C’est dégueulasse !

— Ca pour être dégueulasse, c’est dégueulasse. Mais au moins ça vous récure l’intérieur et puis c’est hygiénique : c’est le truc qui se nettoie le mieux dans les toilettes à la turque.

La discussion se suspend autour de deux êtres s’interrogeant sur la démarche intellectuelle de l’adversaire :

— Est-ce qu’elle me prendrait pas pour un con ?!

— Est-ce que ce con va encore prendre ça pour argent comptant ?

Et puis les gamins débarquent dans le Bar à Brigitte, décloîtrant nos deux personnages en quelques mouvements de coudes.

— Un Montrachet ! Et une tournée de rhum-cassis pour les nains qui vont avoir besoin de toute leur attention avec ce que j’ai à raconter aujourd’hui.

Et le chœur des enfants de s’exclamer :

— Oooouuuuuuuuaaaaaaaaaaiiiiiiiiiii ! Brigitte amène la boutanche !!!


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