Je détiens Rose Divina Pita

Sébastien D. Gendron, juin 2001

Adresse originale : http://editions-hache.com/gendron/gendron6.html
Éditions Hache : http://editions-hache.com/


Au départ, je suis dans la merde :

Le téléphone sonne au moment où le 59 du réveil passe au 00 de l’heure à venir. La banque. Pas une probabilité, une certitude. Et pour quatre bonnes raisons. Nous sommes mardi matin ; le lundi l’agence est fermée ; dimanche, le distributeur du boulevard a refusé ma carte ; hier, chez Champion, la connasse de la caisse 3 a même pas voulu que je paye par chèque tellement sa machine bippait. Je pose un pied dans mon cendrier qui tangue et se renverse sur la moquette. Des mégots se coincent entre mes orteils. Je décide de rester assis sur le bord du lit pour me rassurer. J’enroule ma couette autour de mon cul et je décroche le téléphone.



Oui.

Monsieur Bernadot. Bonjour, c’est Monsieur Lefrais de la BNP.

Monsieur Lefrais. Comment allez-vous ? J’allais vous appeler.

J’espère bien, Monsieur Bernadot. Parce qu’on va avoir quelques petits problèmes tous les deux.

Oui, je sais. Combien ?

On approche les dix mille, Monsieur Bernadot. Et je vois qu’il y a encore un chèque de trois mille à l’écriture ce matin et un autre de neuf cent cinquante-trois francs. Je ne peux plus encaisser, là, c’est plus possible. Vous en avez beaucoup qui traînent encore ?

Non.

C’est quoi votre prochaine rentrée d’argent, Monsieur Bernadot ?

Ben, les Assedic ont dû tomber, mais c’est un virement, ça prend du temps.

Non, Monsieur Bernadot. Vos Assedic ont été encaissées la semaine dernière déjà.

Eh ben alors ?

Vous ne comprenez pas, Monsieur Bernadot. Votre découvert s’élève à 9 872,56 francs Assedic comprises et je dois encore débiter 4 000 francs. Et ça n’est pas possible.

Attendez, Monsieur Lefrais. Je suis chez vous depuis combien de temps ?

Deux ans, Monsieur Bernadot. Et vous cumulez 583 jours de découvert pour un crédit annuel d’à peine cent cinquante kF. Vous comprendrez…

KF ?

Kilo francs, Monsieur Bernadot. Cent cinquante mille francs, par an.

Comment on fait ?

Écoutez, encaissez ces deux chèques et je trouve de quoi combler d’ici la fin de la journée.

Je ne peux pas encaisser ces deux chèques, Monsieur Bernadot.

Pourquoi ? Puisque je vous dis que j’aurai la somme d’ici la fin de la journée.

Je ne peux pas. C’est numériquement impossible. Vous avez une autorisation de découvert à cinq mille francs et nous sommes à dix mille. Je ne peux pas faire plus si vous n’alimentez pas votre compte avant.

Putain, ca va, merde ! N’en rajoutez pas, s’il vous plaît.

Je n’en rajoute pas, Monsieur Bernadot, je tente juste de vous informer que si ces chèques sont refusés, ce qui va fatalement être le cas, c’est l’interdit bancaire.

J’aimerais bien voir ça, espèce d’enculé !



Je ne pense pas que ce soit le meilleur moyen d’apaiser l’esprit de Monsieur Lefrais, mais je raccroche violemment le combiné en couinant cette dernière grossièreté. Et au moment où je me lève, j’entends la concierge glisser le courrier sous mon paillasson. Je projette de prendre une douche et de boire un café avant d’aller ouvrir la porte. En fin de compte j’époussette mon pied, les mégots rebondissent sous mon lit, je me lève et vais ouvrir. Deux lettres. Dont une du syndic qui m’avertit : malgré leurs nombreuses lettres de relance je n’ai toujours pas réglé les quatre mois de loyer de l’appartement, ils auraient préféré que nous n’en arrivions pas à cette solution mais passé la date du 20 mars il pourra être procédé à mon expulsion. Nous sommes le 4. Qu’est-ce que ces foutus connards s’imaginent ? Je loue plus cher leurs dix mètres carrés — avec des chiottes à la turque escamotables en douche grâce à un caillebotis amovible — qu’une bâtisse du 16e siècle ceinte par 4 hectares de terrain aux fin fond du Bordelais. Je ferme la porte, essaye de me distraire avec l’irritant dilemme douche-ou-caca-d’abord, choisis la douche sans que ça m’ait beaucoup distrait et puis prépare un café en allumant France Info et son contingent d’histoires drôles.

Je l’ai fait trop fort. En avalant la première gorgée, je me brûle la langue et je me trouve misérable. Je pense au confort qui existe dans l’autoapitoiement. Ma sœur aînée m’a dit un jour que je n’étais pas intelligent. Comme mon regard c’est instantanément voilé, elle s’est reprise : il ne faut pas se faire d’illusion m’a-t-elle confié, il y a finalement assez peu de gens intelligents ; cela dit, a-t-elle ajouté, il y a bien d’autres formes d’intelligence : moi par exemple, j’ai une intelligence, disons, pratique ; je me débrouille avec ce que j’ai ; je suis capable de me sortir de bien des situations qu’elle même ne saurait pas gérer. Ma sœur est thésarde, elle a écrit un machin biscornu sur un concept de communication infra-bordel-je-sais-pas-quoi et on l’a publié. Pour ma sœur, il y a d’un côté les médaillés et de l’autre le reste du monde. L’intelligence est médaillée, les autres se débrouillent avec ce qu’ils ont.

À la radio, entre un train français qui s’écrase contre un autre en Italie et la reprise des hostilités dans la bande de Gaza, ils annoncent qu’on est toujours sans nouvelle de la comédienne Rose Divina Pita, disparue il y a deux jours au cours d’une promenade en solitaire dans la campagne dordognaise où elle passait des vacances chez ses parents. Un numéro vert est mis à la disposition d’éventuels témoins. La famille refuse l’hypothèse d’un enlèvement, hypothèse que la police, elle, n’écarte pas. Et puis, la bande de Gaza. Sans que j’aie à beaucoup y réfléchir, mes yeux glissent vers la table de chevet sur laquelle repose le livre que j’ai terminé cette nuit : La mort viendra, petite de Thompson. Dans les minutes qui suivent, le plan se met en place dans ma tête, preuve de mon intelligence pratique.

J’entre au cyber-café de la Goutte d’Or. Au fond, un seul ordinateur est libre. Je me colle devant sans savoir m’en servir. Sur l’écran, un amas incompréhensible d’informations clignotantes qui ne m’invite pas à la curiosité. Des loteries, des bordels pour « enlarge your penis », des quincailles pour faire reluire votre entreprise, des feux d’artifice de conneries qui sautent aux yeux et me fatiguent très vite. Pourtant, il va falloir que je m’y attelle. Je repère une case recherche. Alors à tout prendre, je pose ma main sur la souris et m’y reprends à huit fois avant de pouvoir m’immobiliser sur la case. Je suis gaucher. Je clique mais ça ne marche pas. À chaque fois, un petit écran gris apparaît avec des mots cochés à l’intérieur. Mais rien d’autre ne se produit. Finalement, je me rends compte que la souris a un autre bouton.

La plaisanterie me prend deux heures. Je m’embrouille pendant deux heures avec la machine et je bois des cafés trop forts qui me foutent les nerfs en bout de Bic. Avant de sortir, je m’embrouille aussi avec le tôlier qui n’accepte pas les paiements par chèque. Mais en sortant, je sais plein de choses et mon plan prend de l’ampleur. En plus de la caféine, l’excitation du chasseur fabriquant son piège commence à me vriller l’intestin. En fait, c’est parce que j’ai faim. Je remonte la rue Christiani et m’arrête à La Chope. Je fume trois cigarettes en attendant mon couscous royal et j’écoute un couple bronzé raconter à un mec pâle leurs vacances dans l’eau turquoise. Le type bronzé dit que lui aussi au départ, il était pas super partant, que ça faisait genre carte postale niaise mais qu’une fois là-bas, putain, mec, sans déconner. À côté, sa nana fait des grands yeux et piaffe qu’il a hyper raison, que c’était vraiment trop énorme, que c’était vraiment trop de la balle. En face, le type pâle a l’air de s’en foutre mais ne le montre pas et regarde à toute vitesse les photos que ses copains ont faites, quatre pochettes de trente six pauses. Je jette un œil à l’un des cent cinquante clichés et c’est comme ils disent : du sable blanc, on voit même pas la flotte tellement elle est transparente et au-dessus, le ciel bleu marine. Merde. Je crois que j’ai jamais vu ce genre de paysage d’aussi près. C’est vrai, d’habitude, je vois ça sur des couvertures de magazines, chez le toubib et encore, j’y fais même pas gaffe tellement c’est dans le contexte. Mais là, à la Chope, au milieu de la fumée des clopes et de l’odeur des friteuses, ça vous a une gueule autrement plus palpable.

Et ça vous a coûté combien ?

La nana me regarde bizarrement. Le type qui s’en fout aussi. Mais le mec bronzé est d’emblée beaucoup plus sympa.

C’est pas très cher en fait. C’est vrai. Les gens, en vacances, ils vont se concentrer sur les cinquante mètres de plages surveillés, le sable qui vole dans les sandwiches, le parasol qui part avec le vent et qui va crever le poumon d’un vieux qui fume plus. Pour cinq mille balles, tu prends un avion, tu fais un quart du tour de la planète et voilà. T’as personne, il fait chaud, les gens t’emmerdent pas et le seul boulot de la journée, c’est de suivre régulièrement l’ombre du gommier pour pas te faire cramer. Le reste du temps, tu t’en fous, t’es dans l’eau et t’as les poissons qui te matent.

Avant de rentrer, je passe dans l’agence de voyage de la rue Poulet récupérer tous les catalogues sur la couvertures desquels j’aperçois une plage de sable blanc. Je repars avec une quinzaine de volumes sous l’œil mauvais de la guichetière à qui je ne dis ni bonjour, ni au revoir.

Assis sur mon lit, j’allume une cinquième cigarette avec le mégot de la quatrième et j’achève un croquis ultra précis de mon plan sur un bloc-notes à spirale qui me servait jusqu’ici à caler le pied de mon étagère Confo. Je refais le tour du problème six fois en fumant jusqu’au filtre et j’allume la radio pour prendre les dernières nouvelles. Et puis, je repasse mon blouson et je ressors. Dans la rue, je ne suis concentré que sur le plan, j’avance avec des œillères, je traverse le nord du 18e sans regarder ailleurs que le bout de mes 42 qui passent sans cesse l’une devant l’autre et j’entre dans une cabine téléphonique quelque part du côté de la cité des Fleurs sans prendre le temps de me désobéir. Je décroche, pose le combiné sur le côté de l’appareil, sors ma carte à l’effigie du sourire de Julia Roberts et un vieux chronomètre du même âge que mon carnet à spirales. Je compose le numéro de téléphone que j’ai mis un quart d’heure à mémoriser et au bout de huit sonneries, une femme décroche. Je déclenche le chrono. 00:00:01.



Allô ?

Je détiens Rose Divina Pita. Ne prévenez pas la police. Je vous rappellerai demain en début de matinée pour fixer le montant de la rançon…

Laissez-moi lui parler…

Je vous en prie, ma petite fille.

Je vous rappellerai demain en début de matinée. Ne prévenez pas la police si vous tenez à la revoir vivante.

Ma petite…



00:00:13. Je raccroche. Je suis en nage. Je sors de la cabine téléphonique comme si elle venait de prendre feu et je refais le chemin inverse en pensant à cet embarrassant imprévu : la voix de Rose Divina Pita. Aussitôt, je dévie de mon parcours et passe par la rue Lamarck. Au 120, je ne me souviens plus du code. Je trouve une autre cabine et appelle Virginie qui est intermittente du spectacle et dort à cette heure-ci.



Tu fais chier ! Qu’est-ce tu veux ?

C’est bon, il est quinze heures, excuse-moi !

Qu’est-ce tu veux ? Si c’est de la tune, tu peux courir.

J’ai besoin de ta voix.

Quoi ?

J’ai peut-être un bon plan pour toi, mais il faut que je voie.

C’est quoi ces conneries ?



Je finis par monter chez elle. Et par redescendre avec une cassette en poche. Ca m’a coûté un peu de salive et un poil pubien coincé entre deux molaires que je tente d’extraire avec ma langue tout au long du retour. Mais je me sens rassuré. Je pense que je tiens le bon bout. Il est seize heures et j’ai déjà couvert un quart de mon plan, quelque chose qui chez moi frise une certaine perfection, quelque chose qui en moi fait naître un sentiment d’extrême soulagement. Comme de remettre une paire de chaussures de ville après un huit kilomètres d’endurance et un bain tiède. Je consulte les programmes de cinéma, c’est dire.

À dix-neuf heures quarante-cinq, je ressors de l’Entrepôt où j’ai revu pour la quatorzième fois Diamants sur canapé. Je trouve un taxi qui accepte les chèques, ce qui me prend vingt minutes et je rentre en pensant à Rose Divina Pita qui n’aura jamais la classe d’Audrey Hepburn. Trop de seins. Trop latine. Pas assez américaine.

Couché dans mon lit, la radio en sourdine, je me paluche en pensant aux gros seins de Rose Divina Pita. Et je m’endors en pensant à mon banquier. À ma réussite. À l’hôtel en bord de plage que j’ai trouvé, page sept du catalogue Vacances Turquoises, le Lemuria Resort sur Palm Island, dans les Caraïbes : 560 dollars la nuit.

J’appelle chez Mme Divina Pita, à Nontron, Dordogne, à 9 h 00, d’une cabine du 5e. Elle décroche à la troisième sonnerie. Sa voix sent le sommeil perdu et le café trop fort. Je déclenche mon chrono :



Allô ?

Rose Divina Pita vous sera rendue dans quarante-huit heures à compter de maintenant contre la somme de deux millions de francs. Si vous prévenez la police, votre fille sera exécutée, si vous dépassez le délai de quarante-huit heures, votre fille sera exécutée. Je vous recontacterai demain en fin de journée pour fixer le rendez-vous. Est-ce que vous avez compris ?

Laissez-moi lui parler, je vous en supplie…

Maman ?

Ma petite fille…

Maman, je vais bien.

Où tu es ma petite f…

Maman, fais ce qu’ils te disent, je t’en supplie !

Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

Aide-moi, maman, je t’en supplie ! Aide-moi !

Roooose…

Je vous recontacterai demain. Nous voulons la somme en petites coupures de cent, cinquante et vingt. Deux millions et votre fille vit.



00:00:30. Je raccroche, remballe le ghetto-blaster dans mon sac à dos et quitte les lieux précipitamment. Je disparais sous terre et remonte à Barbès où je cours m’enfermer chez moi pour respirer. Café-douche-caca, dans l’ordre, et en me brossant les dents je regarde mon répondeur clignoter sur 1 sans rien faire pour entendre piailler Monsieur Lefrais et ses menaces rigolotes et dérisoires. Puis je sors, mon chéquier et la brochure de Vacances Turquoises à la main et j’entre dans l’agence de voyage de la rue Poulet

Bonjour. Je voudrais aller là. Combien ça coûte ?

Je laisse un chèque qui va faire ricaner la BNP quand j’aurai vendu l’affaire Divina Pita et je rentre avec un billet Paris-Fort-de-France-Union A/R pour dans deux jours. Je décroche mon téléphone et compose le numéro de Marie-Pierre. Mon répondeur clignote à deux, maintenant. Il est dix heures et demi. Je me sens dans une forme canine. Général cinq étoiles d’une meute de licaons, en chasse sur la piste d’un jeune gnou à peine sorti du placenta. J’en salive.



Ouais.

Marie-Pierre ?

Ouais.

C’est Guillaume.

Ouais.

Dis-donc…

Non !

Attends. C’est bon, j’en ai juste besoin ce matin et demain matin. Je vais jusqu’au bois avec et je reviens te la garer là où elle est.

Tu m’emmerdes, Guillaume. La semaine dernière, c’est encore moi qu’a fait le plein. Et j’ai une rayure sur la portière, j’te signale.

Attends, Mapy, j’y peux rien…

T’y peux jamais rien : tu taxes, tu rends tout pérave, t’en as rien à cirer et tu reviens tout smile redemander qu’on te reprête c’que t’as à moitié déglingué.

OK ! J’arrive.



J’arrive chez Marie-Pierre avec un bouquet de dix roses jaunes et les meilleurs intentions. J’en repars avec les clés de sa Renault 5 et les couilles qui me lancent. Marie-Pierre m’a fait le coup du viens-pas-dans-moi, viens-pas-sur-moi, d’ailleurs viens-nulle-part-et-barre-toi. Je m’investis pleinement mais je sais que c’est payant. On fait souvent des choses désagréables dans la vie qu’on n’aura pas le temps de regretter tellement elles deviendront vite bénéfiques. J’inscris Marie-Pierre dans la colonne des profits, juste à côté de Virginie, de la R5, du sound-blaster et de mon chrono. Je prends des actions dans une vaste entreprise de réussite, pour le meilleur, pour me faire la belle comme on construit un bicoque en rondins au bord d’un lac canadien.

Je dégotte l’endroit parfait, derrière Rolland Garros, une aire goudronnée tranquille où passent suffisamment de voitures pour pas être repéré et pas assez pour être emmerdé. Je reste dans la place le temps de refaire le schéma mental du programme de récupération des fonds mais rien ne me paraît improbable. Ca flaire la grande logique : j’arrive une demi-heure en avance, je me planque à cent mètres pour guetter les mouvements et j’attends que la mère Pita apparaisse. Elle arrive à l’heure, au volant de sa propre voiture immatriculée 24 et se gare à l’endroit indiqué. Je la laisse mariner trois minutes trente et je passe en voiture. Arrivé à son niveau, je ralentis, je baisse ma vitre et je demande la direction de la Défense ou une connerie similaire qui paye. Panicarde, sa réaction trahit immédiatement si elle est seule ou non. Si elle commence à bredouiller une indication, je lui demande de me passer le sac de sport doucement, par la vitre, en me regardant droit dans les yeux. Je récupère le sac sans embrouille, prends le temps de l’ouvrir pour vérifier le contenu, découvre les liasses du dessous pour vérifier qu’elles ne sont pas en papier journal et puis je lui dis de pas bouger, qu’une voiture va passer dans six minutes exactement pour déposer Rose. Six minutes, c’est le temps pour rejoindre le périph direction Roissy-Charles de Gaulle. Le vol est à 12 h 59, l’enregistrement une heure avant. J’arrive à Fort-De-France à 19 h 00 heure locale le lendemain et rédecolle du Lamantin à 20 h 00 pour Union. A 22 h 00, je pose mes deux sacs dans la paillote 6 du Lemuria Resort et je ressors boire le banana cow offert dans le forfait. On me demande si je désire dîner, je réponds que oui mais léger parce que je suis jet-lagué et que je n’ai pas un très gros appétit. Pendant qu’ils me font cuire une simple langouste au citron vert, je vais me glisser dans la mer tiède et je nage au-dessus des coraux et des balistes endormis. Je rentre dans ma paillote, il est 23 h 17, je me couche et m’endors aussi sec sans penser à rien, pour une fois. C’est simple, concis et infaillible.

Sur le retour, je crochète tranquillement par le Ciné 13 pour voir L’homme qui tua Liberty Vallance mais le projectionniste fait une attaque cérébrale à la huitième minute et fauche la bande flottante en s’effondrant dans sa cabine. James Stewart se fige sur l’écran et la salle se rallume sur les cinéphiles qui râlent à l’unisson.

Dans la voiture, j’écoute les infos : Rose Divina Pita est battue par la Bande de Gaza et la coupe de France, on annonce à la fin des titres qu’on est toujours sans nouvelle, qu’une brigade entière de la gendarmerie fouille le Périgord riche en failles et que la famille et la profession toute entière se rongent les sangs. Je gare la R5 dans le garage de Marie-Pierre et rentre à pied. Dans mon lit, je me paluche en pensant au cul de Marie-Pierre qu’elle a maigre et j’en fous plein les draps à cause de mon coït interrompu de ce matin.

Dans une cabine du 16e sud, je donne mes dernières indications, chrono en main, doigt sur la touche play de la voix de Virginie.



Allô ?

Allô ?

Je vous en prie…

Maman…

Ma chérie, où tu es ?

… j’ai peur…

Rose…

Vous avez l’argent ?

Oui, j’ai tout, je n’ai pas prévenu la police et je…

Si nous apercevons le moindre intrus au moment de l’échange, nous tuons Rose, est-ce que c’est clair ?

Oh ! Mon Dieu, non, je vous en supplie…

Est-ce que c’est clair, Mme Divina Pita ?

Il n’y aura personne, je vous jure, je n’ai prévenu personne…



00:00:23. Je raccroche et sors. Un pont plus loin, j’entre dans le 15e et une nouvelle cabine. Je déballe mes affaires et reprends ma petite comédie.



Allô ?

L’échange aura lieu demain à 9 heures, à Paris, dans le Bois de Boulogne. Vous viendrez avec votre voiture personnelle. Qu’est-ce que vous avez comme voiture ?

Euh !… Une Saab.

Quel modèle ? Quelle couleur ?

C’est une Saab 9000, elle… elle est vert olive, avec une capote noire.

Immatriculée où ?

24, Dordogne.



00:00:19. Je raccroche et sors. Je traverse la rue, descends dans une station de métro, saute dans une rame de la 10 et remonte à terre au terminus, 20 minutes plus tard, Gare d’Austerlitz.



Allô ?

Vous resterez en stationnement à l’endroit que je vais vous indiquer et vous ne sortirez jamais de votre voiture sous aucun prétexte. Une personne viendra à pied récupérer l’argent que vous aurez mis dans un sac de voyage en toile noire. L’homme qui viendra récupérer l’argent portera un imperméable vert et arrivera par le côté passager. Une fois qu’il aura récupéré l’argent, il repartira et vous ne devrez pas bouger de votre véhicule. Votre fille vous sera rendue dans les minutes suivantes. Est-ce que vous m’avez bien compris ?

Oui !



00:00:31. Merde ! Je raccroche et je grince des dents sous le seul rayon de soleil de la journée. On dirait Mel Gibson. Je change à nouveau de quartier et rappelle cette mère éplorée pour lui transmettre les coordonnées exactes de notre lieu de rendez-vous et je me perds dans Paris, traversant le fleuve en divers endroit pour dire adieu à ma ville pendant qu’il fait encore jour. Le mois d’avril meurt sous la pluie annonçant un mai chiant et pollinisé pendant lequel j’aurais refait des allergies, éternuements, crises d’asthmes, ventoline. Là-dessus, un été suffocant nous aurait mis les poumons comme des sacs à zouine et l’automne aurait graissé le périph pour tuer quelques livreurs. Non, vraiment, partir est la meilleure chose à faire, je crois avoir fait un choix intelligent.

Je m’arrête à la salle Wagram pour voir Les Forbans de la nuit et la fin dans Londres à l’aube avec Widmark tentant d’échapper aux bourreaux qu’il s’est collé au train à force de magouilles, me rassure. Il meurt et tombe dans la Tamise sous l’œil des forbans qui guettent sur le parapet du Tower Bridge. Putain, ce que c’est bien. Je m’endors comme un bébé rose, en travers de mon lit, le radioréveil sur TSF à 6 h 00, la quéquette molle, sans penser à rien. Et à six heures, le quartet Ice Pick Mike me réveille en s’excitant sur So What. Je suis vite sous ma douche, j’ai vite ingéré mon café bouillant et trop fort et mon sac est fait que sept heures sonnent à peine. Je récupère la voiture et file sur le périph. Au bois, je m’installe à cent mètres du rendez-vous et je regarde autour de moi comme un hibou. Je ne sais même pas si quelque chose m’inquiète dans ce programme. Je suis d’une nature anxieuse mais négligente. Une fois la liste des galères probables liquidée, je me repose sur mes lauriers, ce qui calme mes angoisses. Je regarde ma montre qui indique 8 h 37 et remarque que le trafic est nul ce matin dans cette partie du bois. Je me dis qu’au moins ça me permettra de repérer rapidement l’arrivée de Divina Pita Mère sur le sol parisien et entre-temps, les éventuels mouvements suspects du voisinage. À neuf heures, j’ai déjà fumé quatre cigarettes dont j’ai pris soin de garder les mégots, les stockant dans le cendrier vide et neuf de Marie-Pierre. Je ne me focalise maintenant plus que sur la place que devrait déjà occuper la Saab 9000 vert olive. Je tourne le bouton de la radio qui est branchée sur France Info et écoute distraitement les nouvelles en ne regardant que devant moi. On cogne à ma vitre au moment où le journaliste de garde annonce qu’on a retrouvé dans la nuit le cadavre de Rose Divina Pita. Juste à la sortie de Nontron, au fond d’un ravin, caché sous une éboulis de pierres, cause sans doute de la chute puis de la mort de la comédienne qui n’était âgée que de 29 ans. L’homme qui me regarde de l’autre côté de la vitre de la R5 n’a pas l’air aimable, ni particulièrement heureux d’être là. Il dégouline sous le crachin du bois et porte un k-way défraîchi sur un t-shirt à bretelle et un flottant en nylon rouge. Je crois que c’est un de ces cons de joggers qui font le tour du bois en avalant les hydrocarbures par les narines mais il tient un talkie-walkie dans la main droite et celle qui lui a servi à frapper au carreau porte une arme à feu de taille importante. Ma main droite à moi se perd un court instant dans les pattes de la vache qui sert de porte-clés à Marie-Pierre mais je finis par démarrer en première. La voiture cahote sur dix mètres mais finit par se lancer. Je ne regarde que devant moi et le chemin le plus rapide pour rejoindre l’A1 et Roissy. Après tout, j’ai mon billet et d’ici à l’embarquement, je peux toujours me planquer dans les chiottes du terminal. Au bout de l’avenue, une voiture grise me barre la route et je n’ai pas le temps de freiner.

À la fin, je suis dans la merde :

Un homme se présente à moi comme étant mon avocat et tient à ce que je lui raconte mon histoire. Personne ne cherche à m’accuser de la mort de Rose Divina Pita, tout le monde est bien conscient qu’il s’agit d’un stupide accident, que c’était son heure et que quand c’est votre heure eh bien. Ce qu’a bien compris mon avocat — parce qu’il a déjà rencontré pas mal de gens de mon entourage : Monsieur Lefrais, Marie-Pierre, Virginie, Monsieur Lapierre du syndic, des amis loquaces et acquis — c’est que je suis un bon petit gars, plein de bonne volonté mais un peu poussé à la débrouille malhonnête par un enchaînement malencontreux de faits plus ou moins accidentels. Tel est, me dit-il, la ligne de défense que nous devons adopter pour faire face, à l’audience, à la partie adverse, qui m’accuse de profit morbide et d’un préjudice moral considérable causé à la famille Divina Pita. Maître Colin ne me cache pas que tout ceci peut tout de même encourir une peine de prison de deux ans mais qu’en appel, on peut toujours obtenir une défection.

Le jour de la délibération du jury, un enfant de cinq ans est enlevé dans le Jura et les ravisseurs demandent une rançon de cinq millions de francs. Résultat, je prends cinq ans, comme ça, juste pour l’exemple.


© Hache et les auteurs sauf indication contraire - http://editions-hache.com/