Olivero Garlasseri a besoin de toute notre attention : 6 - Deuxième partie

Sébastien D. Gendron, juillet 2001

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Infusions et déconfitures

Olivero rapidement. Olivero naît à la Salpétrière le 9 novembre 1970 à l’heure même où les télévisions du monde entier informent le monde entier que le Général De Gaulle vient de disparaître entièrement ; en fait, il n’a pas vraiment disparu, il est à Colombey-les-Deux-Églises, mort. Il séjourne jusqu’à la fin de ses études dans diverses grandes écoles et sort à vingt et un ans, les bras chargés de diplômes inutiles puisque son père, qui vient tout juste de choir de manière définitive sur le parvis d’une cité prétendument futuriste, lui laisse en héritage l’accès à l’oisiveté. Et sans personne pour l’empêcher de s’y vautrer — on a suffisamment trimé chez les Garlasseri pour protéger la descendance héréditairement méritante des déboires d’une vie de labeur — Olivero pose ses valises presque vides, par un froid matin de février, sur le seuil d’un loft totalement vide qu’il ne prendra jamais la peine d’aménager, comme vu précédemment.



Olivero plus posément. Quelque part, dans les allées du parc Monceau, Olivero et Jeanne ressemblent à un couple normal, bien qu’Olivero couine dans une incontrôlable niaiserie et que Jeanne semble n’y être pour personne :

— Pols était sincèrement désolé. Il était dans un tel état de honte, lui qui pourtant n’a pas un orgueil commun, il a préféré vous transmettre ses plus honnêtes excuses par mon biais plutôt que se présenter à vous après son triste forfait. Je vous prie donc d’accepter ses regrets et je vous demande d’oublier au plus tôt le malheureux incident dont vous fûtes, il y a peu, l’invraisemblable témoin.

— …

— J’espère au moins que tout ceci ne vous aura pas froissée, que vous n’irez pas trop vite en besogne et que vous ne me confondrez pas avec les exhibitions déplacées de ce triste personnage…

— …

— Bien entendu, n’allez pas vous méprendre ! Je veux dire… Pols est mon ami, mon confident, mon maître à penser, je… je lui dois énormément. Mais comprenez que je n’ai à faire qu’à quelques uns de ses conseils et que ses pratiques, quelles qu’elles soient, me sont parfaitement étrangères. A-t-on idée, à son âge, de se promener ainsi ? Croyez bien, Jeanne, que je m’en veux terriblement de vous avoir exposée à un tel spectacle.

— …

— Vous ne dites rien ? Vous êtes fâchée ? Non, je sais : vous êtes en état de choc ! Cet homme vous a outragée et vous voici bien en peine de retrouver vos esprits.

— …

Puis, Olivero s’arrête, dos à la rotonde du parc, et, dramatique, il ferme les yeux :

— Jeanne, je vous aime…

— Taxi !

— … bien plus que tout ce qu’il m’a été donné de connaître jusqu’aujourd’hui vous êtes l’objet de tous mes désirs. Vous n’imaginez pas à quel point j’ai rêvé de vous avant même de vous rencontrer. Laissez-moi seulement la chance de rattraper cette erreur ne me jugez pas pour l’amour du ciel. Si vous le désirez je ne le verrai plus j’effacerai son nom de ma mémoire. Pour vous rien que pour vous je veux atteindre la perfection pouvoir faire tourner la terre dans l’autre sens comme dans Superman pouvoir à moi seul pardonner tous les péchés de l’humanité et mettre à vos pieds un monde parfait. Oh ! Jeanne je veux vous faire des enfants plein vous épouser partir où vous voudrez inventer un pays rien que pour nous acheter une île ou une planète. Laissez-moi vous aimer en retour je ne demande rien. Laissez-moi… Laissez-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ta main, l’ombre de ton ch…

Riche héritier d’une famille italienne, jeune homme désabusé venant à l’instant de subir l’événement malheureux qui modifiera à jamais les multiples trajectoires de son destin, Olivero Garlasseri ouvre finalement les yeux, s’en trouve tout ébloui, chausse ses lunettes noires et fait un tour complet sur lui-même ; n’apercevant plus sa bien aimée dans ses immédiats parages et refusant de perdre contenance en place public, il enfouit les mains dans les poches de pantalon de son costume Kenzo aux couleurs chatoyantes qu’il a enfilé ce matin pour plaire à une femme désormais disparue et remonte à son tour le boulevard de Courcelles, loin, déjà très loin, derrière le taxi qui enlève Jeanne vers la Madeleine.

Il déambule d’un pas lent toute la journée dans Paris, l’œil rivé à la pointe brillantes de ses Weston bicolores, le regard impassible pour une chaussée qui ne l’est pas moins, le corps sec comme une journée d’hiver, un nœud coulant dans la gorge et la tête aussi pleine de points d’interrogation qu’à l’aube d’un matin polsien.

Mais d’une chose au moins il est sûr. Car enfin, peut-on placer toute sa confiance entre les mains d’un homme qui vient justement de les utiliser à des fins si répugnantes ? Et de quoi avons-nous l’air, d’avoir dressé à sa bien-aimée le portrait tout en splendeur d’un lugubre exhibitionniste au crédit duquel il n’est plus à porter que méfiance et hostilité ? Car c’est bien ainsi qu’Olivero compte se conduire désormais envers Pols : cessation des visites, effacement des mémoires, systématique remise en question de l’apprentissage, suppression catégorique des éternels problèmes qui n’avaient de solution qu’une visite éclair chez le boutiquier érotomane ! Et s’il faut en passer par une longue période de solitude — Pols étant jusque là son seul ami — et bien Olivero est prêt à souffrir de cette absence et à se contenter des passages restauratifs de Samuel. Samuel qui s’est d’ailleurs montré capable d’une envergure oratoire suffisante pour qu’il songe à lui comme nouveau compagnon de veillée.

Mais ce Pols, cet énergumène suffisant, plein de sophismes, personnage de toute façon bien trop laid pour que je me montre à ses côtés sans craindre les moqueries de mes contemporains sains d’esprits, ce taureau affligeant, bien trop vieux et trop mou pour l’arène, sans même un boucher pour la reprise et qui n’attend plus que la petite mort d’une main calleuse pour reprendre suffisamment de goût à la vie, lever ses fesses molles, sortir de son affreuse couche moisie de sueur et ouvrir aux bourgeoises fanées le rideau de son bordel à mensonges, cette créature pesante sans honte ni utilité, sans fierté ni amour-propre qui m’accable aujourd’hui du plus rustre de ses vices et m’impose la douleur la plus vive, oui, mesdames, messieurs, cet homme qui n’a plus rien d’humain, cet animal que les animaux ne reconnaîtraient même pas comme un des leurs, ce mécréant inqualifiable, j’abats aujourd’hui sur lui le voile de mon indifférence !

Alors qu’il a, sans s’en rendre compte, déclamé ce monologue à forte voix devant la terrasse soudainement muette d’un fast food de la place Clichy, Olivero Garlasseri sent se poser sur son épaule la lourde main d’un agent de police. Reconnaissant entre mille cet impact républicain pour l’avoir ressenti une fois dans sa prime jeunesse alors que, fort d’une volonté d’indépendance à l’égard de l’empreinte familiale, il venait de sauter en pleine nuit de la fenêtre de sa chambre pour aller tranquillement visiter Pigalle, Olivero fait volte face, baisse brusquement ses lunettes d’un geste rageur et plantant ses yeux dans le regard rougeaud de l’agent, il lui jette à la face un rutilant « Vous, je vous conseille de fermer votre gueule ! » avant de faire de nouveau volte-face et de déguerpir.



Pols rapidement. Le père de Pols fut un brillant séminariste, puis un excellent prêtre avant d’être publiquement défroqué pour avoir honoré sans grande discrétion une jeune fille de bonne famille à même le confessionnal de l’église Ste Isabelle à Neuilly-sur-Seine dont il tenait le diocèse. À sa décharge, nous préciserons tout de même que Marion de Richebourg-Vanant souffrait à dix sept ans et ce depuis ses premières règles, du mal de nymphomanie et que depuis quelques temps maintenant, elle se confessait au Père Pols par le menu en exposant du mieux qu’elle pouvait les nombreuse partie dénudées de son anatomie.

A trente quatre ans, le Père Pols, est l’un des plus jeunes prêtres du diocèse de Paris et si ses ambitions sont de monter encore quelques-unes des marches de l’épiscopat, il n’en est pas moins homme. Aussi, par un capiteux après-midi d’août, alors que la chaleur excessive de l’extérieur amène dans les allées presque désertes de Ste Isabelle une Marion de Richebourg-Vanant à demi nue et dégoulinante de suavité humide, le Père Pols saute-t-il de son autel pour partir en quelques foulées rejoindre son destin.

Ainsi naît Pols, fruit des amours défendus d’un prêtre défroqué et d’une aristocrate nymphomane.



Pols plus posément. Pols, lui, s’est plutôt bien remis de sa triste expérience. Après s’être enfermé dans la salle de bain à l’étage de la boutique et avoir supplié un Olivero Garlasseri insistant de le laisser en paix, il a attendu que le couple se soit discrètement éclipsé et, à l’aide d’un gant de toilette rempli de glace pilée, il a tant bien que mal réussi à calmer la douleur, réduisant par là-même sa tige à ses plus minimales proportions. Tout le temps que dure cette tentative de cryogénie, Pols ne cesse de repenser à ce qui vient de se produire. Ce n’est pas tant pour Olivero qu’il est horriblement gêné mais, fait rare, pour lui-même.

La prose ayant été jusque ici suffisamment explicite, on aura deviné que cette rencontre impromptue avec la femme dont Olivero lui a tant parlé, a, avant même son accident uro-génital, plongé Pols dans une confusion apte à déclencher de micro-catastrophes. Ainsi, par le truchement de la réalité cette fois-ci, la Morphée chimérique qui venait de le lâcher sur le pont de son lit-bateau s’est retrouvée brutalement transposée en chair, en os et, par contre, totalement vêtue, au centre même de sa propre boutique. Celle qui depuis sa plus tendre adolescence hante ses nuits sous la vague forme d’une figure de proue à laquelle il a collé l’image d’une femme rousse et pulpeuse jusqu’à la pointe des seins, se trouvait là, derrière un Olivero Garlasseri gênant, les mains dans les poches d’un jean presque trop serré qui séquestrait une phénoménale paire de hanches, une simple veste de laine courte sous laquelle elle ne portait qu’un t-shirt à bretelle extrêmement anatomique où l’on voyait flotter au ralenti la justement pulposité de ses pointes de seins. Tout cela auréolé d’une chevelure raide et rousse, de deux immenses yeux verts au bas desquels un tapis de tendre taches venait glisser discrètement de part et d’autre d’un nez mutin ! Et ce con d’Olivero Garlasseri qui ne disait rien pour les sortir tous les trois de cette tétraplégie abusive, qui prenait même un air effarouché en regardant vers le bas pour des raisons inconnues ! Et ce con de téléphone qui s’est mis à sonner pour faire diversion précisément au moment où justement, lui, Pols, venait de trouver un petit mot de bienvenue qui allait sans aucun doute détendre l’atmosphère ! Et ce tiroir qui s’est si brutalement refermé ! Et ces feux d’artifices rouges et verts qui ont jailli dans ses yeux ! Et ce cris qu’il aurait voulu éviter ! Et toutes ces choses qui n’auraient jamais dû arriver si cet imbécile de Garlasseri n’avait pas franchit la porte du magasin ce matin !

Dieu qu’il peut haïr ce gamin en cet instant de profonde introspection ! Dieu qu’il aimerait que cette scène se rejoue et que les rôles en soient brusquement intervertis : Garlasseri, encore une fois superbe, parfaitement installé dans un de ses costumes sans pli qui lui dessinent tellement la silhouette que les porter semble être son seul métier ; Garlasseri sortant tout juste des cabinets où, pris pendant la dépose par une soudaine pensée diamétralement opposée à l’action qu’il achevait d’accomplir, aurait non seulement oublié de refermer la fermeture Eclair de son pantalon, mais en plus, n’aurait même pas pensé à rentrer son bazar. Il apparaîtrait ainsi, au sortir d’une porte derrière laquelle on entendrait encore couler l’eau de la chasse, le front barré de ces quatre parallèles qui s’installent lorsqu’il réfléchit, la veste, comme à son habitude, maintenue fermée par le bouton du haut et qui s’ouvrirait sur le joli gilet à fleurs qu’il portait ce matin, lui-même entrouvert en sa pointe sur les choses du bellâtre.

Oh ! Que cela serait jouissif et combien ce retournement de situation lui serait profitable, à lui, lui qui serait à ce moment là aux cotés de sa Morphée dont il n’a même pas eu le temps d’apprendre le doux prénom — certainement une douceur comme Hildebrandt, Clithèmnestre ou Saraghone. Oui, lui, Pols au bras de cette superbe créature que pour une fois il pourrait toucher sans qu’elle s’évanouisse comme un reflet, pendant que cet idiot de Garlasseri ferait preuve d’une outrageante déconvenue.

Ce garçon est bien trop propret, bien trop appliqué, bien trop poli et cul pincé pour que ça ne cache pas quelque chose. Quelque chose qui aurait avoir avec un vice énorme, un truc beaucoup plus dégueulasse que son propre petit exhibo-onanisme. Sans doute existe-t-il bon nombre de cochonneries qui ne sont pas encore recensées. Pols en sait quelque chose. Pas plus tard que l’année dernière, dans le grenier d’un ferme normande abandonnée, il a trouvé une dizaine de bobines de films 9,5 qu’il s’est empressé de visionner croyant y trouver des raretés érotiques comme il lui avait semblé en apercevoir en transparence sur les petits photogrammes tendus vers la lumière. Effectivement, sur le premier film, on pouvait voir un couple en plein ébat, un long plan fixe qui s’exposait sur la totalité du métrage et qui commençait par le gros plan involontaire du sexe pneumatiquement faible de l’homme un peu flou, venu si près de l’objectif afin de déclencher la caméra. Pols eut bien un petit début d’érection mais la scène tourna vite à l’ennuyeux visionnage obscène, les deux personnages ne prenant apparemment pas un plaisir accru à faire ce qu’ils faisaient. De plus, absence bien regrettable qui n’aidait pas, il manquait le son. Comme les bandes étaient numérotées avec application de 1 à 10, il passa à la 2 et un pubis féminin en ouverture. C’étaient les deux mêmes « acteurs » qui cette fois s’adonnaient pendant encore trois minutes très calmes à un double cunilungus encore moins intéressant que le précédent exercice. Le film glissa hors du projecteur alors même que l’homme était pris de spasmes primaires. Sur la bobine 3, Pols bénéficia du succulent spectacle d’une fellation rondement menée qui avait au moins l’avantage d’être filmée d’assez prés et de s’achever, avant le décrochage de la pellicule, par l’éjaculation extra bocca du personnage masculin, spectacle qui le maintint prometteusement en vigueur pour la surprise du quatrième film. Celui-ci contenait, on s’en sera douté, la réciproque du précédent. C’était, somme toute, quelque peu soporifique tant le cadrage empêchait de voir réellement ce que faisait l’homme et où il le faisait. Car enfin, si l’on autorise à l’érotisme son manque de démonstrations crues sensé vous titiller l’imaginaire, pour la pornographie, Pols est fin partisan du gros plan chirurgical : ouverture des chairs, présentation des outils, démonstrations pratiques et insistantes et pas de perte de temps esthétisante. Heureusement, arriva le film 5 où par contre, les « acteurs » se livraient à l’une des figures que Pols préfère : il s’agit pour l’homme de prendre la poitrine de la femme comme réceptacle, de venir y loger son organe reproducteur et de l’y agiter jusqu’à la fin. Là, Pols dut reconnaître que l’actrice jouait très bien, donnant dans le petit coup de langue majestueux, la scène de lubrification à la salive étant un des grands moments. Avant que ce film ne s’arrête, Pols se retrouva dans une forme éblouissante. Décidément, ces amateurs avaient beaucoup de talents !

Croyant que la sixième bobine révélerait une suite encore plus agréable à celle-ci, Pols se dépêcha de recharger et renvoya la projection. Là, par contre, on avait dépassé le milieu de la production et ce qui s’y pratiquait était une curiosité d’un tout autre acabit. On y retrouvait bel et bien nos deux partenaires mais cette fois-ci accompagnés d’un chien et il ne s’agissait pas d’une honnête ballade en forêt. Ou plutôt si, mais elle dégénérait vite et là où l’homme commençait, le chien terminait. Pols ne se voyant pas réagir, passa très vite à la septième bobine : une poule avait avantageusement remplacé et le chien et la femme auprès de l’homme. Huit : « ça » débutait par une vue assez conséquente d’un derrière dénudé mais le plan était si serré qu’on n’aurait su dire s’il était à un homme ou à une femme. Qu’importe d’ailleurs, le propos n’était pas là, puisque assez rapidement, une main entrait dans le champs, écartait en ses deux plis l’acteur principal de cette scène et pénétrait son tréfonds jusqu’à l’avant-bras. Plus tard, le plan s’élargissant, on découvrait le casting de cette séquence : la main et le bras appartenaient au personnage féminin. Surpris serait un adjectif un peu trop doux pour qualifier l’état auquel Pols se trouva porté. Ca ne l’empêcha pas néanmoins de regarder jusqu’au bout puis de passer avec encore plus de curiosité au 9 où là, pompon du pompon, fin du fin, la femme allongée recevait comme repas dans sa bouche grande ouverte, ce que son partenaire avait sans doute ingéré la veille et qu’il redistribuait — pour ce faire, il s’était accroupi au-dessus d’elle — sous une forme différente, par l’endroit même où le bras de sa partenaire s’était tout à l’heure égaré. Pols arrêta là les frais et jamais il ne regarderait la bobine 10 qui, à l’instar de La Comédie de Platon, disparaîtrait un jour, corps et bien sans que personne ne sache jamais ce qu’elle contenait.



Jeanne Genséric rapidement. Jeanne Genséric a été une enfant rêveuse mais éveillée, lymphatique mais dynamique, fainéante mais travailleuse, je-m’en-foutiste mais jusqu’au-boutiste et pas jolie mais magnifique. Que peut-on espérer de mieux quand on est soit même un couple splendide — lui grand photographe de mode, elle ex-mannequin d’origine australienne — que d’avoir du premier coup un enfant qui vous ressemble, à égalité de défauts et de qualités, à tous deux ? Tellement rien que William Genséric et Gwendoline Parson ne se sont surtout pas risqués à en fabriquer un deuxième.



Jeanne Genséric plus posément. Lorsque le taxi a tourné l’angle du boulevard Malesherbes en direction de la Madeleine comme indiqué à la montée, Jeanne Genséric a déjà en tête les quatre premières pages d’une histoire qui lui donne envie de prendre elle-même le volant de ce foutu véhicule. Vite, rentrer chez elle, se mettre à l’aise, sortir la petite Olivetti rouge des grands jours et se lancer sur la voie royale qui cette fois, elle en est sûre, va amener du sensationnel.

Car enfin, peut-elle traverser dans la même matinée quatre événements aussi extraordinairement bouleversants sans que bondisse aussitôt sur ses quatre roues l’énorme locomotive de son imagination.

D’abord, il y a eu Olivero.

Olivero Garlasseri, pour la première fois depuis un an qu’ils se fréquentent, est venu chez elle, un samedi matin, sans prévenir, pour l’emmener en promenade. Lorsqu’il s’agit d’une modeste invitation — et elles sont d’une extrême rareté — Olivero fait porter par coursier un bristol qu’il a rédigé au moins cinq ou six fois avant de l’envelopper et de payer le porteur. Venir chez elle ? Il l’a toujours déposé devant sa porte, l’embrassant sur le front comme un grand frère un peu tendre, attendant qu’elle soit entrée et que la fenêtre du cinquième se soit allumée et seulement alors, il commande au chauffeur de repartir.

En peignoir, les cheveux encore dégoulinant de la douche prestement interrompue par le coup de sonnette, Jeanne est venue ouvrir à ce qu’elle pensait être la concierge portant un recommandé : Olivero a pris instantanément une teinte magenta et s’est retrouvé très emprunté lorsqu’elle a insisté pour qu’il quitte le seuil et entre. Elle lui a demandé de faire du café, de presser deux oranges, de sortir quelques viennoiseries du fraiseur, de les mettre dans le four à micro-ondes et lui a précisé qu’elle allait se sécher les cheveux et qu’elle ne prenait pas de sucre non plus.

Le café est clair comme de la tisane, le cœur des deux pains à la cannelle est encore gelé mais le jus d’oranges et les regards détournés d’Olivero pour ne pas se faire gauler en train de loucher sur les mouvements du peignoir de Jeanne sont délicieux. Ils n’ont pas prononcé un mot et la table est beaucoup trop petite pour utiliser la circulation des denrées alimentaires comme tentative d’élever le débat. Alors, elle se délecte de le voir dans ses petits souliers, dans cette petite boîte qu’est sa maison, trop grand au-dessus de cette trop petite desserte, avec le petit couteau à beurre entre les mains, à casser les biscottes et tenter une nouvelle fois de voir dans l’échancrure du tissu éponge qu’elle ne prend même pas la peine de refermer, malin plaisir mais plaisir tout de même à s’exciter de l’excitation de ce pauvre Olivero, coincé dans cette souricière avec une fille à porté de la main. Une fille qu’il n’avait jamais touchée. La chambre autour, ce lit défait derrière eux, Jeanne en sortie de bain, ce petit déjeuner impromptu : qui ne parierait pas qu’ils viennent de passer la nuit ensemble et que si Olivero est plus habillé que Jeanne c’est parce qu’il est descendu acheter les petits pains à la cannelle dans la boulangerie qui fait l’angle des rues de Castellane et de l’Arcade. Elle l’embrasse. Soudainement, presque brutalement. Là, par-dessus la table, frôlant la carafe de lait et priant presque pour qu’elle se renverse, en mette partout, un peu de vie dans tout ça, bon sang ! Il n’a pas vu arriver ses lèvres, il était occupé à aspirer avec sa langue une virgule de confiture au creux de son philtrum, exercice qui l’affligeait d’une grimace allongée. Ils sont restés joints de nombreuses secondes pendant lesquelles elle ne l’a pas lâché des yeux, le regardant hésiter à la regarder, puis décidant de fermer les paupières mais n’y tenant pas non plus alors regardant de nouveau. Et puis, elle s’est rassise. Après, le café a eu un goût corsé, le meilleur arabica qu’elle ait jamais goûté, les pains à la cannelle sortaient tout droit de la petite viennoiserie qui fait l’angle de la Berggasse et de Warhingerstrasse, et les odeurs attenantes à la table du petit déjeuner décuplaient cette impression qu’elle avait d’être ailleurs, sur du flottant, du calme, du délice avec de petites musiques douces autour d’elle qui l’aidaient à s’élever plus haut encore. Ils n’ont toujours pas prononcé la moindre parole. De son coté, elle se souvient vaguement qu’Olivero s’est aussitôt resservi une tasse de café et l’a avalé en regardant les bords de son mazagran comme si un troupeau de mustangs était en train d’y courir le prix de l’Arc de Triomphe.

Et puis la promenade ! Presque une incongruité quand on connaît Olivero qui a une sacro-sainte horreur de marcher. Mais ils ont marché — à pied ! — de la rue Greffulhe à la rue Dauphine, traversant le carrefour de la Madeleine, puis de la Concorde, et la Seine, enfin empruntant le boulevard St Germain jusque chez cet ami qu’il tenait tant à lui présenter et cela sans la moindre protestation, avec une volonté presque troublante et surtout une énergie qu’elle ne lui a jamais vu. Presque de la trépignation. Comme si elle rencontrait un nouveau Garlasseri. A moins que ce ne soit les effets secondaires de ce baiser dont la simple évocation faisait encore tourner la tête de Jeanne, ramenait à sa langue les goûts du café, de la cannelle,…

Et puis, il y a l’épisode Pols.

Là, c’est un peu différent. Pour elle, sur l’instant, c’est un peu comme le jour où sa mère l’a emmenée au musée et où elle a vu en vrai le Déjeuner sur l’herbe. Il y avait plein de gens devant et elle avait vu un monsieur qui pleurait. Le Déjeuner sur l’herbe, elle le connaissait par cœur, elle en avait une petite reproduction au-dessus de son lit. Mais de le voir dans ces réelles dimensions ne l’avait pas plus impressionné que ça. A la limite, ça l’avait même plutôt déçu et puis ennuyé et finalement fâché : c’était mal fichu, elle aurait pu peindre la même chose avec les pieds, ça aurait été mieux fait.

Alors, de voir Pols avec son machin qui sort d’entre les pans de son peignoir, c’est comme si, au lieu de lui offrir la petite reproduction du Manet, on lui avait donné, dans les mêmes dimensions, la photo d’un homme nu : c’est la première fois qu’elle en voit un en vrai ! Pas impressionnée, du tout : déçue, ennuyée puis finalement fâchée ! Et ce qui est le plus gênant, ce qui réellement la met en colère, c’est justement sa réaction : comment fera-t-elle si jamais Olivero, comme n’importe quel homme normalement constitué, en vient à lui faire des avances un peu plus concrètes, surtout si elle se remet en tête de l’embrasser comme ce matin ? Est-il envisageable qu’elle se retrouve déçue, ennuyée puis fâchée à la vue de l’offrande d’Olivero ?

Et enfin, il y a à nouveau Olivero.

Elle a réussi à le faire marcher jusqu’au Parc Monceau sans même qu’il s’en aperçoive. Par le simple fait de son départ de la boutique de Pols et de son mutisme quand enfin Olivero l’a rejoint en tentant de s’excuser. Elle a bien cru un moment qu’il n’en finirait plus de vouloir être pardonné mais finalement, il s’est tu, un temps au moins. Finalement, ils sont arrivés sans un mot dans les allées du parc et Olivero a embrayé de plus belle et s’est enfoncé de quelques mètres encore dans sa propre vase, se proposant de renier ce pauvre Pols qui, bien qu’évidemment peu fréquentable, n’en est pas moins à plaindre. Elle s’est alors rendu compte du chemin qu’elle lui a fait parcourir depuis le matin et elle a brusquement réalisé, l’agacement rajoutant à tout le reste, qu’après une année d’une attitude réservée — appréciable parce qu’un rien mystérieuse — et malgré, encore une fois, la magie de ce début de matinée, le jeu d’Olivero venait finalement de tomber, ouvert, sur le tapis vert-de-gris : une fois de plus, il ne s’agit là que d’un de ces hommes, qu’elle peut faire avancer ou reculer à sa guise, ce qui, tout de suite, a la fâcheuse habitude de ne pas l’impressionner, de la décevoir, de l’ennuyer et finalement de la fâcher.

Un taxi qui passait par-là l’a sauvée de cette dépréciation exponentielle et elle s’en est allée réfléchir à l’œuvre à venir, celle où, enfin, son esprit de jeune femme nouvellement gonflée d’expériences, allait pouvoir s’accorder avec son imagination et mixer tout cela pour en extraire une pulpe littéraire à même d’être estimée, alors que cent mètres derrière, Olivero Garlasseri ouvrait finalement les yeux, s’en trouvait tout ébloui, chaussait ses lunettes noires et faisait un tour complet sur lui-même ne la trouvant pas dans ses immédiats parages.


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