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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Balades porno la conscience tranquille

Stephane Ilinski

mars 2001

Balade 3

Cacahuète, une olive, un gâteau, biscuit doré paré fin pour l’apéro. De quoi se gausser, se rincer avec, de quoi croustiller en direct, flamber live, fondre dans le cœur des invités ensalonnés pour l’occasion. De gré, de force, sans fléchir, maîtresse, dame, bonhomme de maison, fait goûter ce qui doit l’être, assure son rôle de grand cœur, assume la posture droite cependant suffisamment sinuante — cambrée ô cambrée c’est bien une maîtresse — de ses vertèbres éduquées à la règle, à la droiture de mise en société qui se réclame haute. De la haute ! assume et distribue ; rompt le pain et tutti quanti, merde ! Y’a du cœur, de la réclame, ça cause en divan, en banquette, en chesterfield et ça fume — oui oui on peut, ça vague à l’âme de-ci, ça papote mièvre de-là, blanc gencive à droite, rougeur à gauche… Frisée aux lardons en plein living ! la belle entrée ! fallait-il, vraiment, ce soir, recevoir ? Il ou elle — on s’en fout ! — a décidé, l’autre — s’il en est — planifié : de la coupelle au cure-dent, de la gélatine foireuse dans laquelle trempent de très crus et tristes légumes au sempiternel bac à glaçons, lesquels ont savamment été dispersés — bataille ! — dans un bol nullement destiné, à l’origine, à les recevoir… Tout s’apprête dans l’or des sacro-saintes règles. On est, gluants de politesse et d’égards, en plein, vrai plein, de charité ordonnée !

Faute à qui ? Faute ? De qui, de quoi ? Du père, de la belle mère, môman sainte ? du frangin et puis après, du rejeton, de la rejetonne ? Du morveux, sûr ! Recevoir, c’est héréditaire ; plus tard, on enseignera l’art à la descendance avec ce qu’il faut de jugeote pour monter en neige la plus insignifiante atmosphère.

On vient, n’est-ce pas, de terminer le séquençage du génome humain… pas de quoi rire ; de quoi décamper, filer bas, friser l’ombre de son ombre… de quoi, en fait, au moins, oublier l’apéro, nan ? Nannnn. C’était au treize heures, pour ceux qui ont accès au petit écran entre douze et quatorze, en pause déjeuner ; en flash spéciaux des ondes hertziennes pour les autres, collés dans les bouchons ou scotchés à la trime. Qui n’est pas au courant a maintes fois tort. Tchin tchin, Dieu reconnaîtra les siens ! Ah, faut voir la chiourme pour y croire, putain de salon ! ça rame, ça patauge dans le beurre, ça mitonne des piètres sauces : on s’égare loin des sujets valables, des valeurs sûres, des dogmatiques règles de la conversation agréable entre amis… Qui ose ? Y a t-il infiltration du CNRS dans la salle ? Gé quoi ? pas humain, ça, comme entrée en matière ! Si c’est un quizz, tout le monde va faire la gueule et rentrer tôt.

On ne sait plus qui a lancé le sujet. Et ça dérive et ça cause sans décanter, sans mouiller de l’œil, sans frémir, sans peur ni reproche : tout, physique quantique, biologie, bioéthique, génétique, ADN, insémination mais artificielle, ethno même et Téléthon en final, parce qu’il ne faut pas crever niais. Le bonheur : le hasard qui n’existe pas, comme on se retrouve, à donner de ci de là son humble avis sur la grande question du jour ! Chacun frétille enfauteuillé, encanapé, encoussiné, à moitié déjà paf, le froc trempé d’excitation admirative pour le sujet qui passe. Ici, ce n’est pas café littéraire ni philo, c’est mieux, tout à la fois et bien au-delà. Avec la science et la matière, on soutient ce qui même ne peut l’être.

Ce n’est pas loin d’être une heure décente pour mettre le couvert et pourtant, on tarde, on fait tinter les verres et l’oratoire, lui-même à peine auditeur, fait grand bruit et grande bataille. Tout le jour, on s’est farci les causeries vaines, depuis la descente de lit au boulot, en passant par les transports en commun ; là il est pile temps de faire amende honorable avec son haut soi-même, alors Dieu, vive le débat d’envergure ! Le whisky se déglutit ici en compagnie cola, la sainte vodka blanche s’arrange screwdriver. Les dames sont au petit blanc, mais du délicat, pas du rase-zinc au litre promo, nan, plutôt du pleureur perle un rien jaunissant, dans l’esprit des vendanges tardives, servi frais à point dans un ballon cristal. Pas chic, mais en vrai tellement tendance, le bol à glaçons dépourvu de pince et dans lequel on se rince les doigts gras cacahuète. Open bar ! une vraie pub pour noctambule en manque de moyens ! Happy hour ! des pintes pour pas grand-chose, brave camaraderie pour rapprocher le cadre supérieur et l’étudiant crève-la-dalle du comptoir… Et glou et glou et glou.

Mesdames, Messieurs, pourtant, se fendre d’une once d’attention. Parce qu’on est pas peignes-culs ni culs coincés ni culs et chemises, on navigue dans les mêmes sphères mais à chacun ses moutons, sa pluie et son beau temps ! La réception n’est ici feutrée que dans le bon sens et qui le souhaite peut s’exprimer à crève poumons sans risque de choquer. Le salon est un cercle, un club, mais à la mode victorienne du principe, on a ajouté une coudée large du meilleur laxisme et de la plus fine tolérance : tout ici se raconte sans gêne et tout se partage, dès l’instant qu’on est entre nous.

Dans les couples arrivés, les couples se forment. Logique clubante : ne recevoir que des couples. Le chaud lapin, loup solitaire, brebis galeuse, etc., n’est pas ici chez lui. Les couples sont du même monde et savent sans conteste des choses que le célibataire sédentaire grabataire ignore. Donc, les couples, ensembles ensemble conviés, se mettent à l’aise et sitôt installés se découvrent donc entre eux. À l’aise oui, c’est part des quelques privilèges qu’ils tirent de leur fréquentation mutuelle relativement régulière dans le temps : se mettre à l’aise pour nager mieux entre les siens. Qui s’autorise une tombée de veston, qui s’abreuve sans ciller un tantinet au-delà des doses reconnues raisonnables, qui évoque, mais en toute fin de soirée, un fagot de soucis intimes quitte à rendre vert ou verte son ou sa partenaire… Atmosphère d’excessive convivialité, de puante connivence qui cependant ne s’achèvera pas en partie carrée. Et pourtant, tromperie des apparences, des couples inédits naissent sans tarder de ces couples arrivés là dans le salon. On s’est salué, on se connaît, on s’estime, on se retrouve là pour participer à une grande bouffe qui n’arrivera que trop tard, clin d’œil imaginé par tous les participants, lorsque chacun sera suffisamment pété pour ne pas relever l’incompétence flagrante des hôtes en matière culinaire. Qu’importe, on dîne parce qu’il faut bien dîner ; qui donc, hormis la plouquerie loubardeuse et provinciale, hormis l’adolescentine marmaille qu’on tente secrètement de mener à bon port, qui donc se retrouve la trentaine passée pour un seul et seulement apéritif ? Beuverie simple ? Non mais ça ne va pas ! Canular pour canards boiteux : on sort donc chez x pour assister — c’est peu de le dire — à un dîner. Et de fait, on dînera, mais bien plus tard, vite fait, presque uniquement pour la forme, pour synthétiser les débats du jour et tirer en bafouillant, la pupille correctement injectée et le fond d’œil salement vitreux, de foireux plans sur les prochaines rencontres.

Mais on s’égare, on se perd dans la toile, la couche de fond ! Et glou et tchin et glaçon, juste un doigt alors… Les couples se forment et le génome humain, quelques séquences plus tard, révèle de curieuses formes ; les chromosomes, qui se trouvent naturellement par paires chez tous les convives, entrent en douce ébullition. Le salon, théâtre primordial où se dessinent de hautes idées, tremble de tous ses bois sous le feu diluvien des échanges.

Louise au bras de Louis venue entame une subtile et habile débauche de Jean dont le cul est affalé parallèle et pareillement à celui de sa Jeanne. On trinque ? on trinque ! sec tant que faire se peut, pour rire. Louise, saillante et dangereuse comme un fil juste aiguisé, opte pour l’embrouille par le flanc ; la Jeanne se prend, via son Jules de Jean, une myriade telle de qualificatifs tellement vantards qu’elle a peine à ne pas rougir. Tout y passe, par Louise amené à la chaîne en successifs plateaux d’argent massif : la jupe bien sûr avec son merveilleux corset, puis l’absence de rides, rire, incroyable jeunesse sans doute sans soins spécifiques, et sitôt Jeanne qui embraye, efficace et terrible, sur du plus profond, du plus sérieux. La Jeanne qui voit rien venir, son Jean hagard, l’œil déjà dans Louise sans la moindre gêne envers son copain Louis : Louise jubile. Du plus sérieux, on a dit, du plus mûr et raffiné dans le compliment. Jeanne apprend comment sa vivacité d’esprit d’analyse est exceptionnelle, et du coup, se trouve si rouge qu’elle passe au vert et ne comprend pas nettement le sens de ce qu’on vient de lui attribuer via son Jules.

Les couples se forment. On s’échange l’air de rien. Louis du coup, profitant de l’entourloupe lancée par sa moitié volage, glisse tout doux vers Frédérique de chez Frédéric, se battant l’œil sans rancune de Jean croyant manœuvrer fin vers sa Louise alors que c’est tout l’envers. La bio et toutes les sciences vont et viennent, mais vont plutôt en allusions superficielles qui rebondissent maladroites contre les murs, ne trouvant pour chaque sujet lancé ni réplique ni contradiction dans la savante assemblée. Meuh Louis, du genre malicieux, a depuis belles plombes décidé de jouer fine gueule en tout et en tous lieux : en campagne comme à la ville, il laisse dire et se faufile mieux après qu’on en a trop dit ou trop à côté. Donc Louis, qui vise Frédérique du style sur ses gardes, voulant agir en feinte mais scientifiquement ignare, opte pour la paupière battante, comptant sur un coup de charme oculaire. Qui n’est pas ici pauvre en sciences, là n’est pas la question. Qui cause mieux, qui brille dessus le salon, lévite dessus la moquette et balance sur le tapis entre deux hip gorgées profondes et sans renvoi LE sujet, seul compte et arrive. Louis finement sait la chose, qu’il travaille d’ailleurs dur entre deux yeux, seul au bercail devant le miroir de sa douce donzelle. Et de fait, force de l’exercice soutenu, Louis maîtrise un brin l’affaire. Frédérique, méfiante maquée avec qui donnerait sa chemise au premier venu les yeux fermés, Frédéric, fronce aussitôt le sourcil en réaction : Louis le loup dans les bois, elle connaît l’histoire, clin d’œil ou pas. Mais loup Louis maîtrise l’épreuve d’approche derrière ses baveuses babines et, sans science aucune pour la causerie sinon niaise, de son corps sans mots, il cartonne et fait ce qui lui plaît et parvient, rarement bredouille sur le retour, quand même en sa Louise compagnie.

Et Louise, en ses entrailles toutes, dans le même temps qu’elle se fait en douceur Jean via Jeanne pivoine, Louise fondant de savoir son Louis là à l’assaut, ne peut se priver du plaisir d’un vif et discret coup de sabre à côté de sa plaque : branchante certes la Frédérique, fort branchée sciences mais politiques, très proche de son Frédéric mais au fond seule et proie facile et frêle. Facile de trop pour les gaillards qui dans leur coin répètent l’œillade et manient les beaux gestes mieux que le derviche tourne. Louise d’un coup deux front et presque trois ou quatre : Jeanne quasi tombée dans les pommes d’amour et de compliment, Jean qui déjà n’a plus ses nerfs et fin prêt à être croqué, le Jules Louis à mater s’il fait des siennes et au final, son coup dans l’aile et l’œil, la remarquée Frédérique.

Hic, qui invite et qui consomme ? on sait plus vraiment et, passé l’accueil, la table pile poil lustrée, le bar à gogo, les apéricubes, le génome et les amuses bouche, l’actualité du jour se fait vrai plus marrante qu’au vingt heures. Comme on se connaît, même si visiblement pas assez et d’une manière appelant haut et fort à de nouvelles donnes, pas besoin de savoir ce qu’on fout à longueur de journées, sur quel navire on rame. Qui est avec qui on sait ; ce qui reste, c’est l’échange, la communication inter-activant les tristes binômes et les rendant moites à l’idée seule du simple changement. Science et sens unique du festival, but justement inavoué des retrouvailles : ne pas laisser sa moitié pendante au vestiaire, mais la sublimer en la faisant pour l’autre pièce de choix. Avec, pour complexité excitante du manège, la sainte finalement peu saine certitude que le salon, tout théâtre qu’il soit rendu par les convives, ne verra en chair aucun écart et que de partouze ici ce soir, il ne sera pas question. Gêne de l’homme jadis qui, son génome encore pas séquencé, festoyait puis, refusant à sa régulière toute sexuée forme de généreuse originalité, s’allait perdre, d’hôtel borgne en hôtel borgne… Pluralisme soit, mais rien que pour du propre ! et le reste n’est que dérapages, sciences, comme on en cause ici.

Louise, dont le palais ne goûte pas souvent de petit lait, se trouve malgré l’absence de coussins sous ses délicats arrières, aux anges et peu dire, peuchère. Jeanne s’est éclipsée pour dégueulante cause, allée hic boudrer son dez dans les coilettes au bond bu toloir et finir là-bas de décliner l’impressionnant nuancier de son mignon minois. Jean qui danse, tout mièvre, miel en docile récolte et qui coule là, en creux de langue pour ainsi dire, déposant des armes qu’il n’a jamais eues aux élégants escarpins de Louise. Louise qui plume le pékin de son absente copine et qui soudain silence, décortique sa bête, en plein milieu du salon. Jeanne en coulisses, pas belle à voir mais de personne vue, pas consciente encore qu’elle vient de lâcher son morceau. Jean qui danse, on ice, long drink ou pas, et qui roule pas que de l’œil, quasi sous la table ; par bonheur, bien calé dans le sofa.

Ambiance ! Pas encore passé à table ce petit monde, mais comme déjà dit : pas grave ; détail pauvre, pittoresque. Cacahuète et génome, y’a plus ! encore trois olives et une larme au bar, tchin, les corps, on en fait don à la science !

Frédérique, par Louis qui déjà la met en bouche, guette avide une quelconque sortie jalouse de son lunatique Frédéric, lequel est davantage porté sur la politique que de se risquer à des joutes séductrices. Louis dedans se gausse, entre deux regards fièvre jetés vers le fruit de son labeur, remettant Frédérique seul causant en plein vide sur des rails garantissant la paix nécessaire à son entreprise : génome humain, vaste découverte, mais comment gérer les excès ?… Jeanne toujours bouclée à vomir et maudire sa traîtresse copine, son con de copain qui plonge béat dans le premier filet féminin voulant bien s’entrouvrir. De fait, Jean, cul entre deux chaises, hésite pour les toilettes : s’y vite fait faire Louise, pulpeuse, par-dessus la lunette, ou moins exotique y remettre sur pieds sa supposée chère et tendre.

Louise, qui sait la chanson, rêve à une prise d’ensemble : reprendre Louis qui prend Frédérique qui perd Frédéric qui perd rien vraiment sinon du bon temps. Dans le même mouvement, Louise remporte Jean qui la prend, tous font un crochet par les latrines pour vérifier que la cuite consomme Jeanne normalement, hop, on la confie à Frédéric resté niais au salon… Et qui sait ? il n’est pas même dit que Frédéric le brave ne se fende pas d’un singulier mouvement et ne prenne Jeanne bien inconsciente.

Déjà tard et on a pas dîné. Le bar presque sec et les cendriers qui débordent calment les plus téméraires. Et puis on est entre bonnes connaissances, qui voudrait risquer, dans une maladroite et subite promiscuité, de gâcher une amitié lentement naissante ? Qui ne pense pas aux gosses qui patientent au bercail avec la baby-sitter, certes mignonne mais à l’heure exorbitante et qu’il faut en plus ramener ? Qui, matant en coin sa moitié bien entamée, ne songe au calvaire du retour, des remarques du lendemain ? Qui, surtout, songe au génome humain, ce jourd’hui séquencé et qui devrait promettre dans un prochain et certain avenir de vraies parties où l’on saura enfin quoi faire et dire pour directement parvenir à ses fins. Sans préliminaires, sans heurts ni vice de forme, directement au but et Madame, Monsieur, avec éducation.

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Des pensées sexuelles envahissant un homme qui attend que le feu passe au vert pour traverser la route, une ex-demi-célébrité qui tente de séduire un jeune homme, une soirée privée où les couples se recombinent provisoirement dans un rituel un peu naze mais qui a sa luxuriance propre : des textes indépendants cernant une même chose, dans un style original et sophistiqué.

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Paysage 887 : Olives, Corse (2009)