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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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La Chambre verte

Serge Libs

mai 1999

Elle est étendue sur le lit, pareille à une buveuse d’eau, froide, ivre de ma mémoire, engloutie dans un vertige qu’elle ne reconnaît pas, amassée de nerfs, vibrant dans un demi-sommeil, un gilet sur ses jambes, la seringue à côté de ses bras.

À force de dire qu’elle veut mourir, abattre le néant, le détrousser dans un grand moment de gloire, elle a fini par en faire des habitudes, des moments d’auréole, un rituel qui déménage dans les confins du lubrique.

Elle connaît des empires de débauche et de plainte, accessoires de désordre dans son corps oublié, qu’elle harangue inlassablement devant le miroir sans cadre de l’évier. Les commissures aux lèvres lui apprennent alors dans ses rêves mâtinés de malentendus grotesques, d’arbres sur le bord de son chemin, porteurs de fruits immenses, déglutissant d’un rouge amer la semence absurde, l’impossible mémoire de ses veines contaminées.

L’aube est blanche, d’un blanc crémeux, qui suinte par la fenêtre et se déguise en dentelles lourdes sur les murs vitrifiés par la crasse.

Et je suis là, debout, inlassable et décomposé, mal rangé dans mon dedans, médiocre et assouvi par sa haine, délabré du dehors, défiguré par cet instant de la voir, de me voir la regardant, de savoir qu’elle se noie doucement dans le temps qu’elle a choisi ; de survivre encore pour mieux m’épouvanter, d’écrire sous mes yeux sa lente décomposition, son amertume profonde, ses seins maigres et sa bouche, surtout, qui me glisse des phrases inutiles, des mots narquois, des flèches acérées qui me transpercent, en manque d’elle, de ses rumeurs de femme, de son sexe fermé, en démangeaisons multiples, de ses yeux noirs qui quémandent l’absolue rancœur ; à dénigrer les paysages trop mièvres à son goût, de mes jambes, de mes bras, de mon corps immobile, condamné à la voir se surseoir à chaque instant, s’étriper la cervelle dans des lueurs fauves, s’agglutiner en masse rougeâtre par terre, les genoux ramassés par terre, rocher de plaine singeant les naines, ses longs cheveux noirs en guise d’épouvantail.

Au-dehors, les trottoirs lubrifiés par les semelles des passants, se chargent peu à peu d’eux, de leurs visages fermés de pesanteur lourde, d’âpres signaux qu’ils font, guidés par la volonté farouche de sauver l’essentiel, de transmettre le jour et la lumière vers des bureaux aphones, des commerces dégorgeant d’atomes en guise d’être, et de jouir de leurs murs épais gercés de fenêtres, de ces devantures qu’ils vont décorer à grands frissons d’odeurs, de laine et de sandwiches frais.

Le silence au-dedans, laisse vibrer la plainte d’une ampoule nue, décorant l’ombre de sa lumière, estivante passagère d’une mer imaginée, et je me berce, un instant, de ce filament de tungstène, hallucinant des moments de préhistoire, à l’orée des corps blottis autour du feu, des langues de chaleur, de l’odeur forte de ces troupeaux d’hommes ramassés sur leurs muscles lourds, de ces femmes enceintes apeurées de savoir, guidé par un chef bêlant des fragments d’étoiles.

Ils sont, invisible mémoire, le reflet de mes peurs, l’attente dérisoire d’un dieu, le paysage de l’absolu défiguré par la vie, la symétrie de toutes les haines, l’essor de la conscience, d’éternuer les guerres et la cruauté qui s’y montre en tourbillons de folie.

Je suis assis au bord de l’évier, à surveiller du coin de l’œil l’eau qui commence à bouillir dans la casserole boursouflée. Je sens qu’elle rôde à présent dans la chambre, qu’elle cherche déjà ses appâts de nonchalance feinte, le corps vêtu d’un gilet noir, qu’elle ne quitte jamais. Nous ne nous parlons plus, sachant l’autre dans les effluves du verbe, traquant seulement nos ventres et nos odeurs.

Elle est femelle de ses mains décharnées à m’agripper parfois, au détour d’une raison, d’être à me regarder, seul paysage vivant dans la chambre verte. Les lassitudes qui l’entourent, peuplent l’air d’un brouillard sec, hanté par d’anciennes couleurs du ciel en parure. Elle se souvient en m’approchant, quémandant un café, d’un rêve d’ailes et de ventre barbu, assise sur les genoux de son père par une claire matinée de juillet. Les soldats qu’elle inventa ne l’ont jamais délivré. Elle a des gerçures aux lèvres, d’éreinter les mots qu’elle me sert, en monologue astucieux, d’apprivoiser l’air en vastes voyelles, son cul plongé dans la rigueur du manque, ses bras vivants seuls, automate déguisé cherchant dans les pourboires de l’absolu la trace d’elle ; dans ces méandres veineux que sont les rues de la vieille ville, qu’elle ira revisiter cent fois pour trouver chez un pourvoyeur maussade la poudre masquant, pour la millième fois, ses rancœurs, sa haine, son visage d’arbre mort.

Et je suis le vent qui l’entoure, sifflant autour de ses branches la nature même de son espace, indissociable, éternisés dans le même tableau, d’âcre blancheur, de givre ruisselant sur l’écorce, de neige glacée autour de ses racines, du froid surtout qui la tenaille, parfum d’un ventre abruti par la bataille. Les squelettes de sa mémoire vivent autour, immenses diamants qu’elle a délaissés.

Un slip traîne sur le fauteuil, dentelle sale qui joue au chat, laissant vibrer dans sa transparence le souvenir d’une fesse hasardeuse, et qui tressaille encore de mes mains autrefois, quand de lascive guerrière, elle prenait ma foi. Et mon espoir d’être sa rupture, au-delà de tout, de mes nerfs tendus vers sa forme, le sentiment impérissable du premier contact, quand mes doigts se cherchaient, ivres de bonheur, suintant l’or du miroir dans toutes les terminaisons du corps.

Et je la vois, buvant son café maintenant froid, dévier sans cesse vers un cauchemar immense qui délabre peu à peu son corps, sa peau terne, uniforme des damnés, dernier naufrage en forme de créneaux, d’une forteresse qu’ils se construisent, délaissant les vivants pour la gloire de combattre, seul à seul, le tyran gigantesque qu’ils abritent en eux.

Le ciel est peuplé de nuages, ramenant de l’Ouest la pluie qui se dandine en fines gouttelettes, pluie d’enfance en novembre, froide et basse à courber les passants, territoire qu’elle promène dans le sillage des voitures.

Je suis là, en face d’elle, la table de la cuisine nous sépare, inondé par une fausse lumière qu’elle enrage à me transmettre, accaparée par son vice, dénudant ses yeux jusqu’à l’extrême, à scintiller de cette joie pourrie de viande se ressassant.

Et je m’enlève de ce soupirail, de cette fausse vertu, m’enlève en décrochant ma veste suspendue à la poignée de la fenêtre, m’extirpe de son monde blafard, de son goutte à goutte de conscience, et marche presque en courant vers la porte miraculeuse qui me délivrera pour un temps de cette monstrueuse obscénité.

Dans le couloir de l’immeuble se vautrent des bruits de coursive, de radio déversant sa fanfare sirupeuse, de robinets qui se ferment, d’une femme qui chante mal en se maquillant, d’un chien qui gratte sans ruse la porte fermée, et se retrouver dehors, enfin dehors, ensemble, égaré dans la multitude affairée.

Je marche, mon corps en mouvement, délié des genoux, des jambes, des bras, qui fonctionnent, s’étirent, se convertissent à une nouvelle pensée, d’être la nature en mouvement, théâtre magnifique d’os et d’eau concentrée, de nerfs, muscles, de peau sentant le froid la lécher, et je suis cet homme qui marche, milliards de cellules, portée de vie qui jappe, effleure les senteurs de la rue, le parfum gris des passants.

La vibration, synonyme du verbe, qu’ils cherchent et se transmettent, la vibration énorme, époustouflante, d’une intensité à faire pâlir toutes les consciences du monde ; la vibration de tout, entièrement tout, ultime projet en mouvement, d’où, piètre connaissance, les hommes se croient issus.

La vibration est en nous, sur nous, totalement nous et nouée à l’orée du savoir des savants grêles et courtois, l’alchimie n’a de cesse d’être le parcours idolâtre de soi-même ; chaque particule est un univers en mouvement, totalement libre, totalement libre.

La conscience nous égare, figée dans l’histoire, à croire qu’un soleil luit, qu’un monde s’épanouit, qu’une délivrance est possible dans le grand dédale du temps, piège que l’histoire fabrique à chaque instant, miroir aux alouettes mortes, rôties dans la grande bassine du temps.

Je m’assieds dans un bar, neuf heures du matin, la pluie cesse son vagabondage, je tremble, et de froid et d’être, parcouru par la vie, traversé par l’épaisseur, les mille bruits d’une ville à l’assaut d’elle-même.

Des yeux se guettent, éparse compagnie clignant sur les journaux du matin, rumeur de la vie, mille vertiges qui sillonnent le papier, nouvelles de mots, d’âpres luttes, de gais vainqueurs, nouvelles d’ici et d’ailleurs, s’imbriquent à former un carcan d’images, film de la vie qui explique en mots graves et pesés l’éditorial du jour.

Et je suis vide, coquille sans œuf, marivaudage de l’âme devant la senteur d’un café chaud, cigarette au lèvres, traversé par de vagues riens, qui sont autant de méfaits dans l’illusoire mécanique, le ronflement sourd de la ville qui ronronne, s’appliquant sans désordre à l’éphémère bercement, le tourbillon tranquille de la machine.

Maquillé par ma chair, endolori d’exister, neuf dans la salle du café, je dérobe un silence, une voix qui n’existe pas, un secret de l’âme qui divulguerait l’absence, et je ne retrouve qu’elle, affalée dans ma conscience, me meurtrissant d’exister, d’être, de tirailler des pensées élastiques dans le grand naufrage, l’interminable descente aux enfers, aux portes innombrables, entrebâillées.

Et derrière chaque planche montée sur ses gonds, une agonie céleste, un hymne à la cruauté d’être, perclus de soi, envahi par les fantômes d’un projet terrible, d’un dieu extatique, grommelant l’aube à chaque jour, mâchant la vie, à se moucher avec les morts, dédaignant tous les sacrifices, pour n’être en bout du monde, que le reflet saumâtre d’une terrifiante nature.

Le seul décor est la matière qui m’envenime, me désastre, m’exaspère de n’être que cela, bout de chair à peine chrysalide de ce que sera mon tombeau, flottant alors, je le sens, dans l’incroyable torpeur du renouvellement, de l’extase des demeurés, parfaitement sage d’être le passage, le frottement entre deux mondes, la nécessaire renaissance.

Et je suis enfant de haut vertige, d’acclamer au pic de ma vision, la belle industrie des atomes se multipliant sans cesse dans un chant de cris, parcouru de clameur et frayant avec l’aube, chaque jour enfante un nouveau visage.

Et je suis de mille formes à enfanter des sourires d’eau usée, des vasques d’où bondissent mille regards, mille étreintes de bras immenses et morts, de mille visages méconnaissables, d’où surgit la même frayeur, la même question, écho de mille nuits de lumière envahi par les autres, scrutateur infini des races semblables, de ces rares indiens d’Amérique qui nous réveillent la nuit et nous demandent, leurs poignards posés sur leurs genoux, de voir l’autre côté du miroir.

Je regarde, presqu’île de connivence à l’autre bout de la ville, celle que les autres ne regardent pas, ville de rencontre hâtive, multipliant ses excès jusqu’à les rythmer dans une convenable décence, de pus mêlé à l’encre, de striures mornes sur le parvis des temples, d’âcres odeurs de conscience volée, par les trépidations incessantes d’une course muette, d’un saut splendide vers un autre demain, crapaud de mégapole entretenu par de terribles espoirs.

Mes rêves ont de la peau, mugissante, âpre et collée sur la peau moite et parfumée des passants. Mes rêves sont dans mes yeux des langueurs qui s’affalent sur leurs dos. Ils sont tous les autres, sauf moi, immobile et servant d’une méconnaissance, d’un reflet pâle et louvoyant, chaloupant sur des horizons morts.

Les mots me servent d’armure sur le rebord de la table marbrée, à peine occupée par la tasse vide et le sursaut de noir au fond, arôme de mes ténèbres que je regarde évasivement en pensant à elle. Le silence se meurt d’un bruit, cuillère qui tombe, renversé par mon bras énervé, catalysé par de sombres remords ; l’intouchable vérité qui surgit de la savoir, là-bas, dans la chambre verte, dodelinant sa frénésie vers de nouveaux arrivages, bateau de poudre blanche qu’elle précise en dilatant ses yeux.

Je regarde autour de moi, marmonnant de l’œil un recoin de l’ombre dans la salle, conservatoire de muets qui babillent d’étranges mélopées venant d’autres ciels et navires, de caves profondes et enivrées, jouant des bras parfois, à pourfendre les mots qu’ils se disent, armatures de leurs blessures, signant d’un geste la mélancolie sage de leurs désirs blessés. Ils sont d’autres musiciens, portés par le vent, dégaine de sable aux yeux brûlés, nervures de leurs mains appâtées par les danses qu’ils ont connues, tournoyant dans leurs mères.

Le ciel est socle de ma mémoire, enfantant des remous d’anciens nuages, de grandes prières, de terribles naufrages. Il est ancré dans ma main, posé sur le rebord de la table ronde, atteignant le cercle sans jamais le déchirer, main de guerre ou d’enfant tambourinant à la face du soleil, des vertiges issus de mille lanières de nerfs.

Le siècle est posé là, décor de marchandage dans la grande salle du café, enivré de formica, de rumeurs exquises dans le havre somnolent, d’une mère aux portes vitrées. Sortir au dehors, se sentir peau dressée, à l’affût des sens, des odeurs de légumes frais dans le cabas des ménagères, des voitures qui dressent un écheveau de lignes dans la rue droite et fascinante de couleurs éparpillées.

Je me dirige vers le canal, berges de granit, veine qui coule lentement, charriant les souvenirs sous le pont, d’eau scintillante recouverte par endroits de cygnes affamés. Un passant sous un pardessus bête leur donne à manger du pain, gloutonnant dans leurs longs cous de girafes aquatiques. Ils sont, rangés de blanc, armés de leurs becs houspillant, des lumières qu’un peintre absent délivre d’une toile aux reflets changeants.

Des mots me viennent, armée de langage dérivant avec les nuages vers d’autres contrées, africaines ou villageoises, peu importe ; des mots de traîne ou de rut, de mare ou viennent s’abreuver tous les rêves permis. Des mots qui planent le long des gouttières, qui font semblant d’être des lianes, s’immisçant entre les pierres d’un château très ancien, aux murs recouverts d’or, mouillé par les baisers d’une femme. Des mots enfin de tous les jours, avec un paquetage d’os et de chair liés. Des mots recouvert d’arbres, herbe sifflante ou l’ingénue fait le verbe creux aux sauterelles ; des mots par milliers qui s’assemblent et forment, d’une matière nouvelle, le ciel égaré glissant des nombres vers d’étranges cités.

Et je suis là, entouré du monde, ensemencé, à la proue d’un bateau de nulle part, traînant l’abîme aux pieds, guttural et raisonné, d’âpres servitudes, capitaine de papier aux nerfs élagués, déroutant mon navire vers d’autres ports, assoiffé d’ombre et de nuages, gaufrés de pluie, étincelles de néant coulant en froides ravines sur mon visage.

Un alphabet de connivence inscrit dans le monde… désarmé d’écrire dans la chambre verte, halluciné par le même voyage, la même envie de s’enfuir, de partir au loin d’être prisonnier de son corps, sa nonchalance feinte.

Elle est serpent de ses méandres, de ses bras allongés, araignée de haut vol, négligeant mon esprit pour s’inscrire dans mon corps, infusé son odeur au plus profond de moi, libérer son étreinte qui m’envahit peu à peu, descendant jusqu’aux pires remous, jusqu’à la chambre verte.

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Paysage 875 : Corse (2009)