Boudelas

Bernard Saulnier, septembre 1999

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Boudelas est debout en slip sur la passerelle du building, il ressemble à un Bouddha contemplant l’urbanité, dans sa méditation il n’arrive pas à la vacuité ni à la sérénité, ce qui l’envoie hors de lui ce sont les camions remorques qui font siffler leurs freins. Y’a que de l’extraordinaire dans la vie de Boudelas, il perd ses pantalons ses bretelles se détachent il demande aux passants de les agrafer à la ganse. Les gens ont peur de lui. En visite chez sa mère il reçoit un appel venant de chez lui, il veut que je vérifie si sa porte est bien verrouillée. La compassion faut l’éprouver à tout moment, c’est pas facile. Boudelas vit dans un monde étrange habité par des numéros de série des codes barre pour lui tout ça a un sens. Chez lui ça pue ça sent la graisse et la fumée, il médite, oublie et pisse n’importe où, il bave béatement benoîtement, sans télé dans des murs jaunis. Toujours sous tension extrême il écoute les voix de corridor, les pas des voisins, il a peur, il tient ses mains à hauteur du plexus et frotte, frotte ça calme le creux. Au moindre brouillage dans les ondes radio, il panique. Ce sont ses persécuteurs qui persistent. Dehors les gars « sautent leu gasket de tête » comme ils disent. Boudelas rêve à cette femme géante haute comme un gratte-ciel. Il cherche ce qui ne va pas dans ce monde de tortionnaires où il se sent persécuté, il est dans le dépouillement total. Il attend avec angoisse l’arrivée du facteur. L’impermanence, d’ici cent vingt cinq ans nous serons tous morts. Son père lui disait d’être courageux. Il gueule dans un charabia, namaste. Comme nous tous il est prisonnier du temps qui passe. Boudelas se réveille dans des draps humides et puants, l’angoisse et la peur le collent à son cauchemar pourtant il dit que l’amour est plus fort que tout, il sue à grosses gouttes. Boudelas cesse de prendre ses médicaments, il marche et parle seul, ça me fait mal au cœur. Il vit comme un ascète le crucifix bien en vue sur le mur. Il me raconte son enfance à Rimouski, ses jeux avec des walkie talkie, comment ses copains se payaient sa tête. Il mime et imite Lennon et Mac Cartney comme avant la maladie les yeux comme des cristaux évanescents qui contemplent l’horreur sans sourciller. Il respire mieux le matin, il s’allume une cigarette en faisant attention car il a peur d’être cardiaque. Il trimballe cent cinquante kilos de chair il a des seins. Il fait sien le « lève toi et marche » ça n’opère jamais. Je marche et n’ai que Boudelas en tête sa réclusion volontaire. Il manque rien les paumés du petit matin c’est pas réjouissant, ils gardent leurs chaînes, Boudelas garde les siennes. Il enlève ses prothèses dentaires, il a de la difficulté à mastiquer à articuler et à manger, il les range dans son chandail, elles lui tombent sur la bedaine. Il piaque et l’orgie de sauce spaghetti s’étend autour de sa bouche. Quand il dort il ronfle à réveiller les acariens qui dorment avec lui. Il a vendu son rasoir sa bave va s’empêtrer dans les poils comme chez un enragé. Boudelas a une répulsion pour l’image il veut pas passer sa vie bandé devant ce monde de fantasmes picturaux. Il se vautre dans la solitude, les murs lui parlent, les fenêtres sont fermées pour étouffer les bruits du dehors. Toute cette souffrance qui tue comme si chaque respiration était la dernière. Il essaie de ne plus penser le faux prend la part du vrai. Il prend le taxi pour l’hôpital malgré les contre indications du médecin, c’est le seul endroit où il se sent en sécurité. Il attend à l’urgence au milieu des bébés braillant et fiévreux, des bras et des jambes fracturés, des crises de foie et d’angine, des mutilés de la route, des cardiaques, des asthmatiques, emphysèmes, des broncho-pneumonies, des appendicites, des vérolés, des overdoses, des hypocondriaques plus malades que tous les malades. Il attend qu’ils « callent » son nom, ils prennent son pouls sa pression. Il attend encore, les estropiés de la province arrivent en même temps. Il attendait, il attend, il attendra de passer dans un cubicule où un médecin résident l’écoutera vider son sac. Ils le coucheront sur une civière dans un corridor avec tous les autres. Voyant la souffrance ça calmera son angoisse. Tout ce qu’il veut c’est aller voir les copains dans l’aile des « fous » pris dans le même manège.

Boudelas souffre, de la pesanteur qu’a la ville, de tous ces inconnus qui passent sous sa fenêtre. Il croit recevoir des ondes directement dans son cerveau, les passants sont tous des ennemis potentiels à qui il répond par l’amour et la réclusion. Boudelas a toujours la langue sortie elle est brunie. Il essaie de refiler sa montre comme si il luttait contre le temps, chaque seconde qu’elle perd sont toutes des petites morts. Il surveille la rue de son bout de passerelle il ressemble à un monarque déchu qui jette un regard nostalgique sur son royaume. Il engueule les fantômes qui l’habitent, il s’enferme dans sa bulle fêlée par le plus petit son. Il ramasse les cheveux qui traînent comme preuve que des intrus pénètrent chez lui la nuit. Boudelas regarde la pluie tomber, il se demande qui lui a fait ça, qui lui fait ça, cette vie de misère, cette tyrannie maladive. Il imagine tout le monde du clan adverse de ceux qui veulent sa mort pourtant il a toujours traîné sa croix avec ferveur. Il dit « écrire c’est faire une ligne et c’est tout ». Il se sent espionné par un type qui attend l’autobus. Boudelas ressemble au personnage du simplet dans des souris et des hommes de Steinbeck, il est pas idiot juste « out of this world ».

Ce matin Boudelas se réveille heureux, il prend son petit déjeuner en feuilletant les pages d’un catalogue. Il a pris sa douche, est sorti en disant bonjour à tous les gens qu’il croisait rajoutant parfois que la journée est magnifique. Il a assez d’argent pour acheter ce qui convient. Pas pressé ça ouvre qu’à neuf heures, il prend son temps, fume une cigarette dans le parc. Il a un de ces sourires. Arrivé au grand magasin il fait le tour des allées, surpris de voir comme tout ça a changé, les jeux électroniques, il est loin des walkie talkie de son enfance. Il trouve ce qu’il veut dans une allée, deux articles. Il les prend sans demander au commis, se dirige vers la caisse, paye et sort prendre un taxi. Rentré chez lui, il tire un tabouret visse la chose au plafond, fait deux nœuds, un coulant et un fixe. Je l’ai trouvé comme ça Boudelas, bleu, suspendu avec sa dernière érection. Les ennemis ne l’avaient pas eu.

Je passe tout près d’une œuvre d’Henri Hébert, un monument à la gloire de Louis Hippolyte Lafontaine. Martin Amis dans son roman L’information écrit que les textes sur la schizophrénie sont un genre florissant. Bien caché sous le pont Jacques Cartier y’a le monument aux patriotes passés à l’échafaud voilà cent trente ans. Les nuits coulent dans l’opacité des rêves schizo. Le futur paranoïaque est peu à peu exclu et littéralement « persécuté » par son entourage qui adopte vis-à-vis de lui une attitude policière et conspiratrice. On peut donc parler de « la nature conspiratrice » de cette exclusion. De plus en plus « indésirable » le futur paranoïaque est isolé du groupe, mis en quarantaine, dans le « secret » les manifestations originales de son comportement sont « amplifiées » et « interprétées » dans le sens le plus péjoratif et pathologique. Ainsi se crée autour de lui cette « spirale de mensonges » bien décrite par E. Gofman conduisant peu à peu le sujet à véritablement délirer. Cette sociogenèse de la paranoïa est importante. Elle pourrait nous faire mieux comprendre comment une société totalitaire peut faire d’un opposant jusque là sain d’esprit un authentique paranoïaque. Mais que dire de ces gens qui rendent les autres paranoïaques ? Devant la vie je suis parfois de glace, de cette glace sèche qui brûle en y touchant. J’ai programmé mon cerveau pour que mon cœur cesse de débattre.

Lexique

cubicule : adaptation de l’américain « cubicle », petit espace de travail cloisonné dans une entreprise
gasket de tête (les gars sautent leu) : les gars font sauter leurs joints de culasse (ils roulent vite)
Lafontaine, Louis Hippolyte : homme d’État canadien (1807—1864)
piaquer : faire du bruit en mangeant


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