Littérature     Essais 

Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

Présentation    Textes    Livres    Presse    Archives    Proposer    Contact

Travelling blues

Bernard Saulnier

mai 1998

Hier couché en me disant que je ne me lèverais pas. Ce matin un copain m’appelle pour magasiner un voilier à Toronto. Yes ! La quatre cent un et le délire sexuel. Le temps était superbe, Balmy beach canoe club, le courtier en bateaux est parti en vacances. Quel con ! Une idiotie en début de saison ! Second arrêt le Hydroplane and sailing club dans Ashbridge bay. Je discute à travers le grillage avec un membre du club, il nous laisse entrer. Mon copain croyait y voir plusieurs propriétaires et des tonnes d’affiches annonçant à vendre, y’avait rien d’intéressant. Un type croyait que nous étions à Toronto pour une semaine, le Ashbury bay yacht club prend pas notre espèce de grenouille. Sur un coup de tête on monte à North Bay, longue route, on se perd Barrie petite ville au bord du lac Simcoe, la route onze est parsemée de motels et de garages rien de très exotique, au donut’s de jeunes types arrivent en limousine, ils sont vêtus dernier cri les nanas aussi, un bal de finissants je suppose. Ce soir c’est le Pine Motel à North Bay, pas si mal… Pas dormi de la nuit, je pense à hier, ils tenaient un café avec deux ou trois beignets et quelques machines à poker, bien en évidence y’avait une affiche, défense de rester ici plus de vingt minutes. Dans le camion la chaîne FM française de Radio Canada classique et jazz. Pas vu beaucoup d’animaux de ferme, la plaque d’immatriculation est numérotée huit sept zéro DAM, en face de l’église de North Bay une affiche anti-avortement, quelques redneck rigolaient dans un fast food à la bouffe dégueulasse. Y’a le bloc des Carling brothers bâti en mille neuf cent cinquante et un. Lac Nipissing, le bateau est baptisé Carpe Diem. Arrêt a Bisset Creek, trou perdu sur la transcanadienne, peut pas faire autrement que d’évoquer la consanguinité. Bisset Creek c’est dix boîtes postales. La radio diffuse une émission sur mai soixante-huit après c’est la génération X no future si ils savaient comme je m’en fous de mai soixante-huit. Je suis gavé de paysages bucoliques, un panneau publicitaire m’assomme : Est ce que les rats gagnent avec en arrière plan la photo d’un type le visage dans les mains.

Je songe maintenant aux étalages de revues nautiques toujours sous un genre de revues pornographiques. Un sodomite qui n’en peut plus et qui décide d’inviter son ami à Toronto. L’ami en question est ignare ne sait pas que sodomie ne va pas nécessairement de pair avec homosexualité, j’aperçois un long tournevis dans le camion, le sodomite parle de sa couverture d’assurance et de ses tendances suicidaires, quel beau moyen de se faire tuer dans un voyage entre copains, la consanguinité chez ces gens-là qui habitent le nord. Toi, tu viens du nord, tu dis rien, sauf… non, c’est même lui qui fait référence au film Délivrance, la scène où le gars se fait enculer, y’a pas de bateau pas de broker rien qu’un camion et du vent, évidemment un face à face en auto n’écarterait pas la thèse du suicide quoi de mieux que se faire assassiner, ça réglerait son sort et le tien. Il prend la peine de louer un motel en laissant son nom et son immatriculation, ça ressemble à Psycho, le type c’est pas celui du motel c’est toi le passager, ça sent le guet-apens ça pue, ça sent la merde, tu ne fais plus d’enquête, il en rajoute avec ses blagues sur les homosexuels, les titanus rex, avale David et autre pourriture de ce genre, tout le baratin quoi, toi tu gardes ton sang froid, lentement les kilomètres t’usent, tu te rappelles le premier commandement, tu ne tueras point, une expression te vient à l’esprit à voile et à vapeur, toi t’as rien vu avant d’être arrivé chez toi, tu te serais probablement fait enculer d’une autre façon, vingt-cinq ans pour meurtre. T’avais discuté de ça avec ton psychiatre, panique homosexuelle et tout le bazar, lui disait ce sont de vieilles théories. Tu devrais lire Lacan.

Non, c’est pas ça ! Cette foutue histoire de psychopathe, c’est qu’une virée avec pour toile de fond d’immenses unifoliés, des farces plates d’êtres hypersensibles qui en ont gros sur le cœur. Des gars désemparés devant ce que la vie a fait d’eux. Une histoire de gars tués par leurs petits désirs, toujours à la recherche du bonheur même si ils nagent dedans et ne s’en rendent pas compte. Ben oui ! C’est beau et un peu pathétique l’amitié parfois on perd confiance et la reprend. Seulement que deux êtres humains qui manquent souvent de foi dans la vie. Fatigués de se battre avec l’orgueil, grandes gueules pour des niaiseries. Deux gars incapables de dire Asiatiques et préfèrent Chinoises dans leurs rustres histoires de cul. Y’avait vraiment rien de grave, c’était la fête des mères, toi incapable de dire je t’aime à ta mère, tu voulais pas être là autour d’une table à écouter, à te rendre compte que toi aussi tu te fais vieux, que t’as raté plein de choses, que la souffrance t’a fait te ranger, que la moitié de vie qui te reste tu veux pas la perdre dans la haine et le regret, que malgré tout il faut vivre surtout au printemps et réussir à apprécier même l’odeur du purin, des marais parce que la puanteur c’est aussi la vie et qu’elle est belle dans les choses ordinaires aussi. Tu savais pas comment t’y prendre, tu l’as pris par la taille et elle t’a écrasée jusqu’à ce que tu acceptes de danser avec deux ou trois pas tranquillement comme une valse. Tu lui as dit de gros mots à cette sale vie, chienne, salope, elle revenait toujours te lécher le visage, te réveiller en plein cauchemar, elle t’a gardé là vivant pour que tu la voies se déchaîner l’hiver, toi dans ta folie t’as tout essayé pour éviter la rencontre aujourd’hui les oiseaux t’emmerdent moins. Le ciel se déchaîne moins souvent pourtant pourtant c’est la même vie mais c’était ça.

Cette nuit les grenouilles chantaient à Granby. Le bateau était là sur la remorque attachée au camion. Rivard chantait maudit bonheur à la radio. Le chemin de retour s’est fait dans le silence, y’avait pas de gag juteux que le brinquebalement du gréement. Le vent était doux, Languirand parlait des narcissiques égocentriques, de leur fixation anale, j’étais perturbé. Au couchant j’ai vu un corbeau noir comme mon âme du pont Champlain la ville était belle ça sentait pas la saloperie urbaine, mais entrer dedans c’est tomber dans un gouffre, elle t’avale te broie pour qu’il ne reste de toi qu’une parcelle humaine pourtant la vie devrait être si tendre. Dure ! Elle est dure comme ces blocs qui vont refaire une beauté à la place Jacques Cartier. L’énergie te revient, tu casses la croûte, vivement les vacances ! Rien de ça n’est juste.

J’ai caressé le bateau, flatté sa coque n’y ai découvert qu’une paroi lisse qui fendra les flots. Tous ces lacs à explorer quand trouveras-tu le temps, perdu dans tes peurs ta paranoïa, qui te rassurera ? Sur ton t-shirt y’a risk écrit un voilier vogue au crépuscule, tu ne peux pas découvrir de nouveaux océans si tu n’as pas le courage de perdre de vue la rive. Tu t’accroches aux êtres comme à des rives, t’as ton archipel de petites îles parfois mesquines parfois tendres et pleines de fruits mûrs. Tu ne veux pas perdre ces sables chauds transportés par le vent ces marées créées par la digue au bout du lac. Qu’une goutte dans ce lac tu rêves à l’océan, te perdre au milieu de nulle part dans le Pacifique, tes vagues à toi tu les fais à force de sanglots comme des orages successifs, ils te prennent l’âme et tu pleures des choses que tu n’oses pas dire. Tu dis parce que c’est comme la marée ça revient toujours, parfois t’ouvres les vannes et tu vois tout ce bleu que tu as au cœur, le bateau toujours là, tu tournes en rond, t’épanches sur tes échecs, tu dis je ne suis pas que des échecs la voile était trouée, le vent n’était pas du bon bord maintenant tu tiens bien la barre même si parfois tu lâches prise et te laisses dériver au gré de tes blessures. Là, tu jettes l’ancre, t’en peux plus, pas très loin de la rive tu laisses le soleil réchauffer tes os tout est calme cette tempête dans ton cerveau est passée.

Tu médites sur la grandeur de l’univers toi un homme si petit t’as rien accompli tu vis pour le meilleur et pour le pire. C’est de ça qu’il s’agit, la vie pleine de mauvaises métaphores. Tu navigues sur des eaux peu profondes parfois tu voudrais plonger et te laisser couler dans la vase, c’est plus fort que toi y’a sûrement autre chose, les gens sont certainement bons. T’as eu ta part de déception à chaque fois tu relèves les épaules, tu te remets à nager dans de fausses eaux calmes. Ça demande des efforts pourtant l’air entre dans tes poumons tu respires, t’as pas encore frappé le fond, t’embarques dans le navire et entres au port. Y’a personne qui attend, tu vas te retrouver seul avec toi, vraiment comme si vous étiez deux, l’un voyant le côté négatif l’autre le positif. Bâbord tribord. T’atteins l’équilibre plus rien ne pousse, tu es là, tu n’as plus d’illusions et bien peu de rêves.

Notes

Rivard, Michel : chansonnier québecois (Beau Dommage, puis en solo)
Languirand, Jacques : auteur, comédien, enseignant, homme de radio et télévision québecois

du même auteur chez Hache:
précédent | suivant

Imprimer ce texte

PDF à imprimer

 

© Hache et les auteurs sauf mention contraire
Paysage 70