La Grande

Bernard Saulnier, août 1999

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Aujourd’hui je pleure, je suis incapable de me retenir, comme à l’habitude j’attends d’en avoir plein mon casque. Les saucisses de Francfort font-elles pleurer ? Tout est éphémère. Une voiture est passée devant l’immeuble j’ai entendu salut Bernard ! La mort est tout sauf l’oubli. À l’automne y’a toujours cette odeur de cuir cartonné qui annonce le retour en classe. Le temps coule et je me laisse porter. Parfois la barque fuit j’écope en rajoutant des larmes. J’en suis au riz et aux saucisses de bœuf assaisonnées de sauce soya. What have you done ? Rien, simplement rien, c’est vendredi treize la guigne me suit toujours, drette là ! Je me touche une artère de la cuisse. Y’a tous ces jeunes dehors qui essaient de faire leur vie en rapiéçant des bouttes de souffrance icitte et là. Cette saudite vie qu’est ce qu’elle a à offrir de plus que les yeux d’une blonde. J’ai perdu les chansons ma jeunesse et mes cheveux longs y’a que des gars rasés bien habillés et des filles chromées avec de gros souliers, j’ai perdu les chansons du temps rock et révolution, j’aime le hip hop mais je connais pas les noms. Au-dessus du champ de maïs l’horizon s’étend à perte de vue les cumulus avancent comme si ils se poussaient l’un l’autre. En haut de la côte les enfants font une chasse au trésor truffée d’indices et de petits cadeaux comme des chapeaux de pirate en carton, une petite fille a de la misère à suivre elle est accompagnée de la maman au bel accent qui s’occupe de tout ce petit monde. En bas de la côte derrière la McDonald Tobacco, la grande a treize ans elle marche dans le sable pour installer son petit frère dans une balançoire, la maman est pas là, la grande fait de son mieux elle a encore la tête pleine de rêves mais la rue Ontario a la réalité cruelle. La grande aime pas les jeux de chasse au trésor ça lui rappelle son enfance maganée elle a déchiré une des affiches ça leur apprendra à ces petits salauds, ces jeux là c’est du tout cuit en bas on chasse pour vrai à coups de cailloux et de bâtons de baseball. La grande pense à la poule du dimanche elle en fait une indigestion. Sur le gazon y’a des confettis multicolores. Ils démolissent les châteaux de sable à coups de benne mécanique comme elle se démolit à coups de désespoir. Elle regarde une femme qui ramasse la merde de son chien et si c’était elle qui chiait par terre. La grande est plongée dans ses romans de la comtesse de Ségur, elle se déteste au point de ne vouloir être qu’une ombre. Les boys préfèrent toujours le look girl next door. Pourtant ce qui compte c’est l’âme, bander sur une âme c’est difficile. La grande a toujours les lits à faire, la vaisselle à laver, aussitôt fini elle recommence comme si la vie se résumait à des assiettes qui s’entrechoquent dans l’armoire. La grande se plante toujours le nez dans un plat, deux pois verts sont suffisants, elle est si maigre qu’on voit à travers. Elle préférait les rues trépidantes aux longues rangées d’épinettes sur le bord de la route. Elle ne savait pas voir les oiseaux les petits animaux, les seuls qu’elle voyait étaient aplatis sur le bitume. Ça puait la mouffette, une fois sorti du bois c’était l’odeur de fumier, les porcs se roulaient dans la vase. La grande parlait parfois politique au comptoir d’un bistro, d’autres fois, elle y entrait sans dire un mot et repartait de la même façon. Qu’est ce qu’on peut dire de mal d’une femme si effacée. Je n’étais qu’un enfant inconscient de la dureté de la vie, j’étais muet, aphone, j’avais la bouche comme un cul incapable de péter. Ça parlait fist fucking, golden shower tout pour avoir une bonne santé mentale. Contrairement aux américains obèses la grande ressemblait à un mannequin vieillissant. Le visage émacié les joues en saillie ses vêtements flottaient sur elle. Le temps mangeait sa joie, son cœur. Ce saudit temps. If God gave you lemon then make some lemonade. Sa limonade était pleine de morts dans la force de l’âge. Ils avaient pas tenu le coup plus de rêves plus rien. Ici l’horizon se termine sur un toit de garage, c’est bloqué, comme sa vie, dans un cul-de-sac. Elle disait qu’il n’y avait plus de projet de société, je devinais une nostalgie. Elle se hait au point de disparaître, quand elle mange elle va vomir aux toilettes, elle se disait à quoi ça sert. D’une façon dérisoire sa mère l’appelait la grosse pour signaler sa maigreur. Envoèye mange ! Envoèye mange ! J’ai vu une fois une boîte où elle empilait toutes sortes de bidules, plume de pigeon, boutons, billes, coquillages, photos. Elle y avait inscrit « Ne pas toucher La grande ». Un beau matin ensoleillé elle rêvassait sur le balcon quand son père jeta la boîte en disant c’est des vidanges, elle était restée muette. La grande joggait au point où la douleur l’engourdissait, elle était la maîtresse de son corps. A trente ans toujours chez sa mère pour en prendre soin. Sa mère ordonnait elle exécutait. Un traitement voulait qu’elle coupe tout lien avec sa famille. Une vieille chanson planait dans sa tête. Maman te voilà bien surprise de me voir ici ce matin pourtant il faut que je te dise combien mon cœur a du chagrin depuis qu’un tribunal infâme veut qu’on vive séparément il vient chez nous une autre femme qu’on me fait appeler maman. La grande apprit la nouvelle avec indifférence, son père alcoolique avait été abattu dans un règlement de compte. Ne restait que son impératrice mère. Pour la danse ça promettait toute jeune elle faisait des entrechats devant un miroir sans compter les coulés et les coupés elle était déjà Coryphée. La grande ne voyait plus son corps ne le ressentait plus mesurait le pourtour de ses cuisses. Elle souffre, elle souffre d’une douleur dans l’âme comme un piolet planté dans des côtes proéminentes. La grande disait toujours je suis pas capable pour signifier une impuissance une impossibilité, elle se défoulait dans le chocolat pour mieux jeûner et reprendre son rythme de vie spartiate. La bouffe lui faisait peur tellement peur elle avait son corps sous contrôle et prenait un plaisir malsain à faire crier son estomac à faire grincer ses intestins. Elle passait de longs moments branchée au soluté, après, aucun respect pour les contrats elle retournait à ses habitudes mortifères. Le jeûne et les violents exercices physiques l’amenaient dans une espèce d’euphorie. Elle brûlait se brûlait comme une mèche de briquet sans carburant. La grande n’avait pas de fantasmes trouvait tout ça dégoûtant, nue, c’était un paquet d’os qui faisait penser à ces captifs des camps de concentration. Elle était captive de son horreur. Elle aimait chier, ça arrivait rarement, toujours en diarrhée. Elle appréciait la remarque du restaurateur qui disait « à toutes les fois qu’on chie on se déleste de cinq kilos ». La grande ne croyait qu’au néant filiforme de sa maigreur. Elle ne mange plus que la mousse sur son bol de café au lait. Rasée elle ressemblait à une épingle n’avait aucune rondeur féminine que des arêtes aussi affilées qu’un couteau de chasse. Mange ton blé d’Inde ! Envoèye ! Mange ! La grande menait une guerre qu’elle ne pouvait gagner toujours trop grosse malgré ses muscles atrophiés. Cette salope elle me hante on a pas idée de se laisser mourir comme ça. J’en ai fini avec cette histoire puisqu’elle est morte belle et bien morte. Je suis planté devant la télé, je zappe, je vois toutes ces images de jeunes filles moi aussi j’ai envie de vomir. J’ai fermé les rideaux je suis dans le noir total.

Lexique

bouttes (des) : des bouts
blé d’Inde : maïs
casque (en avoir plein son) : en avoir plein le dos
drette : droit
envoèye ! : « envoie ! », mais aussi « vas-y ! »
icitte : ici
maganée : détruite, bousillée
saudite : maudite


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