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Méduses

Antoine Brea

octobre 2005

5

Je remonte l’avenue Carnot. Je ne me prête plus au jeu. Sur le chemin, un hôpital de jour. Je n’ai jamais vraiment été quelqu’un. Je cherche le métro. C’est un beau quartier, linéaire, que je ne connaissais pas, je ne suis pas d’ici. J’arrive de nulle part, je suis parti de rien. L’hôpital me laisse un drôle de goût dans la langue, une forme d’embarras. C’est un quartier bien humiliant, dans le XVIIe, où les personnes sont des messieurs, où il n’est plus de terres sans maître, où les esclaves sont à la peine, où les mères des riches prennent des traitements contre des maladies morales, de possédants. J’ai ce relent de femme dans ma bouche ; et mes chaussures brûlées de chaux, de cendre, poussière, pareil que les Arabes-manœuvres sur le chantier. Cette nuit, j’ai travaillé comme un ouvrier.

Je reviens de chez l’intéressée, qui présente des troubles hystériques. La veille, l’intéressée a tenu à ce qu’on assiste pour de vrai en banlieue à une partie de football. L’intéressée n’est pas d’ici, arrivée de Taiwan. L’intéressée n’est pas française, mais elle connaît assez les langues latines. À l’origine, plusieurs mondes nous séparent. En ce qui me concerne, je sais relativement peu de mots en parler étranger, certainement pas suffisamment pour y survivre ou manger de bons nems. L’intéressée a soigné ses cheveux, qu’elle a jolis, noirs et lissés. Ses cheveux d’intéressée sont somptueux. Son cul aussi est joli, sobre. L’intéressée existe vraiment, je m’efforce de m’en convaincre. L’intéressée possède une poitrine, un regard parallèle. Elle a aussi un visage, un visage fait d’ancienne céramique. Je trouve sa peau pâlement foncée particulièrement intéressante ; et son sexe, je me dis, doit sentir la feuille de thé, l’odeur un peu perdue d’un parfum débouché. Mais ce sont surtout ses cheveux, lourds, bleus, génétiquement très au point. L’intéressée n’est pas bien, elle ment comme elle existe, elle porte des cicatrices aux bras. Au départ, l’intéressée est une amie à moi que j’ai.

C’était la première fois qu’elle allait voir une partie de vrai football dans un vrai stade avec des vrais hommes ; l’intéressée paraissait possédée, subir d’autres états de conscience. J’avais hâte de respirer dans l’intéressée, de rentrer dans les plis de l’intéressée, d’être assis sur son dos, de rompre la chaîne du froid. On a pénétré dans le stade, on a regardé la partie, elle s’est acheté une casquette et de l’eau et moi rien. L’intéressée valsait au bord du volcan. Elle poussait des cris suraigus, se frottait à moi et miaulait d’une manière que je jugeais grotesque, inhabituelle et pour tout dire déplacée. On était bien situé, on voyait bien les buts. L’intéressée ignorait tout des règles mais carcaillait des encouragements. L’intéressée était hystérique, je me rappelle l’avoir toujours su. Quand l’un de nos joueurs marquait, elle s’arrêtait de respirer et mourait. Les gens autour nous reluquaient, tous à moitié cons. D’un autre côté, je n’étais pas peu fier d’être vu en possession de mon bien meuble, ma bête de luxe, mon objet rare et compliqué, mes droits territoriaux. Quand il y avait but, de toutes ses forces elle frappait mon épaule, de ravissement, d’agitation, enveloppée d’une fine couche de démence. Elle mettait les mains devant la bouche et se déchirait les traits, en proie à une violente attaque d’orgasme. Elle me faisait mal. Je ne disais rien et puis je n’étais pas à l’aise. Je trouvais splendide l’intéressée entièrement nue sous ses vêtements tissés d’angoisse et de subconscient. Elle me faisait craindre le pire, plus que les coups. L’intéressée était douée d’une certaine épaisseur. J’avais peur de toute cette pureté, qu’elle ne s’éventre et, de mépris, devant tout le monde, me jette ses viscères au visage. On ne sait jamais ce qui peut se passer avec ces personnes qui existent.

On a pris le train pour rentrer sur Paris. On n’est pas resté en banlieue, où les routes suent la poussière, où déshabillée la ville accouche de la ville, où de grands Nègres défigurés faisaient peur à l’intéressée. On est descendu station Châtelet-les-Halles ; de là on a marché et commandé des bières dans un endroit spécialisé. Ça s’est fait comme ça, on n’avait pas prévu ; ça s’est fait comme ça, en même temps on n’applique jamais autant les règles que quand on improvise. L’endroit ne me plaisait pas trop, ça manquait de pédérastes. Mes chaussures étaient blanches, englouties par du sale. On a descendu des brocs de bière à jeun et elle en a profité pour discuter sans arrêt et moi non. Je confectionnais certaines phrases à propos de littérature, philosophie, des choses, autant que je me souvienne, que j’inventais, que j’avais lues ou entendues. Je racontais des obscénités, l’intéressée ne me comprenait pas, je ne me suivais pas bien non plus. Ç’avait été une chaude journée, poisseuse, la bière sans manger me faisait une chirurgie. Je la flairais nerveuse, humide sur sa chaise, légèrement prise de boisson. Elle avait le poignet souple, la gorge profonde, les yeux roses d’harassement et de paradoxe. Pour elle aussi il y avait eu le soleil, toute la sainte journée, qui avait cogné, elle me buvait du bout des lèvres. Elle disait ne pas tout saisir ce que je disais, que parfois elle me soupçonnait de poésie invraisemblable, de m’exercer au langage abstrait, de vivre de l’autre côté des mots. Je lui ai répondu naturellement ce que j’en pensais maintenant de la poésie, pègre des lettres, que j’aimerais mieux crever. Elle souriait-acquiesçait. Pour se détendre elle m’interrompait sans arrêt, passait sa vie à expédier des messages succincts depuis son téléphone pliable. J’ai pensé à la mort pour me décontracter. À la troisième pinte, l’intéressée était subjuguée de dégoût pour son désir, refoulé par vagues, par gros temps. Elle a pris ma main, me pressant pour qu’on en finisse. L’intéressée a dit que non, qu’il ne se passerait rien ce soir. J’aimais assez cette honnêteté, ces façons un peu saxonnes. J’appréciais modérément qu’elle me trouve, soulignait-elle, pour elle qui revenait de loin, « exotique ». L’intéressée était beurrée, sentait la tise montée sur des moulins à vent. C’était agaçant et je ne prisais pas des masses que l’on me traite comme un aborigène, que l’intéressée me parle comme à un Antillais. Elle recevait des coups de fil de ses copines depuis New York, l’espace, des satellites, elle répondait en langue des signes. Elle m’a expliqué pour ses parents, pour son enfance, tellement heureuse et malheureuse. Elle disait qu’elle était désolée, mais qu’elle n’y pouvait rien. Elle racontait des choses communes, d’après moi d’intérêt mineur, réputées éclairantes. Elle venait d’une autre sphère de l’existence, là où les fils prodigues ont l’air heureux et les dents bien plantées. Elle était pourtant née du bon côté du revolver. La vie est une vallée de larmes, m’exposait en substance l’intéressée.

L’intéressée était percluse de solitude, il commençait à se faire tard et j’étais agité. Elle riait sans raison devant moi qui bâillais aux corneilles ; à d’autres moments elle se réfugiait aux toilettes, probablement pour chier et pleurer. Pour l’essentiel, ses pieds petits frôlaient les miens sous la table, elle sublimait entre mes mains et murmurait. Elle demandait si par hasard je n’appartiendrais pas un peu à une mafia, elle trouvait excitant d’être en danger. Sa maladie, ai-je pensé, est bien connue de la nosographie, inscrite dans des tableaux cliniques de classification. Il se faisait tard et c’était bientôt l’heure de mon dernier train. L’intéressée s’est arrangée pour commander une autre bière, juste avant que je ne le rate. Je me suis arrangé pour la boire. Ses yeux brillaient comme des lampes, ça n’était pas dû qu’à l’alcool. L’intéressée divaguait, s’emmêlait les pinceaux, harcelée de désirs qu’elle chassait d’une main machinale. Elle prétendait ne pas croire en l’amour, que les manifestations liquides et les corps extatiques ne la concernaient pas. Son travail, de toute façon, ne lui donnait pas le temps d’avoir une folie privée. Elle était bien toute seule, préférait rester propre et n’était pas intéressée. Évidemment elle me mentait, le sexe trempé par d’autres vérités. Elle se disait de confession protestante, indifférente aux choses physiques, et fille de diplomates taiwanais. Elle m’expliquait avoir été élevée aux États-Unis dans une petite église de bois blanc ; et puis aussi il y avait ce qui lui était arrivé de sexuel quand elle avait sept ans. J’évitais de parler de magie blanche, de psychologie noire, d’autres sujets qui fâchent. J’avais peur de me désintéresser trop vite de l’intéressée. J’ai hésité un instant à la prendre au sérieux, à me plier à ses exigences vraies, à l’allonger blindée, à la fumer sur le comptoir, mais je me suis retenu. Elle a payé et on est parti. Il était tard et selon ses plans il n’y avait pas trop de choix il fallait bien désormais que je dorme chez elle. Elle a invoqué un canapé-lit dans un salon, qu’il faudrait déplier si on avait le courage. On est rentré à pied depuis la place du Châtelet jusqu’à la rue où d’ordinaire elle veillait seule. Chaque carrefour était prétexte à s’arrêter pour la saisir et l’embrasser. La plupart du temps, l’intéressée se laissait faire, souriait et ouvrait grand la bouche. La plupart du temps, elle me détestait, se dégageait violemment pour me gifler m’écorcher avec ses pierres. Ses gifles surtout provoquaient mon émoi, que j’écrasais douloureusement contre ses cuisses. On s’est dépêchés d’arriver chez elle. Une fois là, elle s’est mise à supplier, elle ne voulait pas et sa langue contre la mienne trahissait l’égarement. L’intéressée s’est raidie dans ses talons, juchée sur son angoisse. Elle m’embrassait puis s’arrachait à moi ou détournait la tête du côté vers où tourne la Terre. Elle parlait de rester amis, de ne pas tout gâcher, d’aller plus tard creuser ensemble et perdre l’esprit dans une fête foraine californienne, du côté de Marne-la-Vallée. Elle était ridicule, elle le savait et s’en voulait. Elle s’excusait de ne pas pouvoir, d’avoir vécu d’une vie d’encre et de n’avoir pas été capable. L’intéressée était âgée, au moins dans les vingt-neuf ans. Être vierge, insistait rouge de honte l’intéressée, c’est quelque chose qui se fait beaucoup aux États-Unis. Là-bas, les filles pour rester pures ne font rien que sucer. Là-bas, les filles sont libres et elles avalent si elles ont faim. L’intéressée s’accrochait à moi, elle couvrait mon visage de tendresses, l’intéressée suffoquait mais pour d’obscurs motifs c’était hors de question. Elle regrettait. C’était comme ça. Elle n’était pas cliente. Elle m’a demandé si je désirais prendre une douche pour l’hygiène parce qu’il faisait chaud. Elle n’a pas souhaité éteindre la lumière. Bien sûr au total elle a pleuré et braillé et j’ai dû forcer un peu ; mais dans l’ensemble je crois qu’après elle allait mieux.

Au matin, j’ai rouvert les yeux tandis que l’intéressée était évanouie. Les draps avaient saigné et dégageaient une odeur. Ses kimonos de prix portaient la marque de mes lacérations. La veille, je l’avais soignée-éventrée par tous les orifices ; mais ce matin, je me sentais l’humeur plus délicate. J’avais été ému par cette histoire à vomir debout, ce qui lui était arrivé autrefois, l’incurie de sa famille et des institutions. Je ne voulais pas la réveiller. Sans doute elle faisait semblant d’être endormie ou sous l’emprise du chloroforme ; elle pouvait avoir honte et pensait qu’elle ne saurait plus marcher. Assurément, ça ne serait pas facile et elle aurait besoin de temps pour oublier, se souvenir, s’habituer à sentir de la vie pure battre à nouveau dans sa poitrine dénouée. Assurément, elle finirait par récupérer, se purger, suivre une cure, dormir beaucoup, penser à autre chose, peut-être se précipiter par la fenêtre. Plus tard elle me remercierait. De toute façon il faut détruire Carthage.

La mort dans les sandales, je remonte l’avenue Carnot. J’ai plus ou moins arrêté de mourir. Je vacille entre temps et espace, fortement dissociés. Je tombe des nues, manque plusieurs fois de me faire une entorse. C’est une nouvelle journée de perdue, je ne ferai rien et puis j’ai mal au crâne. Une journée de plus de volatilisée, pas tellement différente des autres. Le quartier pèse de tout son poids, sous une lumière étroite et irritante. Je sens que je ne m’appartiens plus, enlisé quelque part. Je fais une pause dans un café, je descends aux toilettes m’appliquer un visage. En remontant, je commande un Doliprane et gratuitement un peu d’eau. Le sang coule depuis les paumes de mes mains. Le serveur me demande de partir.

Je ressors pour m’engouffrer dans une ouverture pratiquée au niveau de la terre pour les besoins du métro. Sur un fragment du quai, j’attends mon train. Des acharnés se promènent libres de leurs mouvements ; d’autres sont crucifiés et languissants à même les murs. J’attends mon train et de m’installer dans un wagon de cuir capitonné. J’attends au bord du vide. Au-dessus de ma tête rayonnent des écrans noirs. Du fond aveugle des tunnels ça sent le frais de la cave. Je laisse fondre sous la langue mes impressions.

Le train finit par venir, dans un chahut de tous les temps. Dans le train, la chaleur est à rendre. Étrangement, le train contient beaucoup de prostituées, quelques travestis à l’air paterne et un seul Jimmy Namiasz. Jimmy est accroupi dans un coin. Jimmy paraît mort avec des dents d’acier. Son corps gît là intact, ses yeux blancs mangés de taies. Tout le monde me regarde, lui seul feint de ne pas me reconnaître. Les putains me dévisagent, font claquer leurs strings et leurs mâchoires. Les travestis articulent des signes, relèvent leurs robes de mariées traînantes au sol ; les genoux béants, ils laissent paraître des triangles de cuir, caressent leurs barbes naissantes. Dans son sommeil, les yeux de Jimmy sont éteints. De grands phalènes viennent pourtant s’y poser, qui vivent dans les excavations. Jimmy les ôte mécaniquement, il les dévore sans se réveiller ce qui fait rire tout le monde. Jimmy refuse de me faire exister. Pendant un instant, je ferme moi aussi mon regard ; quand je le rouvre, Jimmy n’est plus à sa place. Jimmy se balance plus loin au bout d’une corde, qui se donne des airs et tente de m’abolir. Jimmy est en pleine descente. Jimmy amuse la galerie, joue des tours à de pauvres hères maigres et secs, ivres de méthadone. Quand il en a assez, Jimmy le front défait se lève pour parler aux putains, fatiguées et malades : il propose de leur tirer pour rien les cartes ; quand elles acceptent, il leur annonce la date catégorique de leur décès. Il fait chaud extrêmement chaud, la chaleur file la nausée, l’air fuligine d’émanations pestilentielles. Jimmy s’en fout lui, qui s’ouvre les veines pour se rafraîchir. Jimmy a ce sourire dégueulasse, coupure vive aux lèvres grand écartées, difformité obscène qui lui barre la pleine gueule. « Va te laver la figure Jimmy, va te guérir tes maladies de peau ! » — j’ai envie je pourrais lui ordonner à Jimmy, lui conseiller quelques séances de chirurgie réparatrice ; mais je me tais et le laisse avec sa terreur collée sur la devanture. Fatigué, je ferme à nouveau mon regard et fais ce rêve court et mathématique : je croupis dans un bain et mes dents délabrées tombent dans l’eau en ordures. Je peux me tromper, mais je me dis que Jimmy est bon pour l’enfermement, trop au bord de lui-même, mûr pour les ailes tordues d’un manoir psychiatrique. Jimmy est en pleine psychose, il faut que quelqu’un prenne soin de lui, se décide à contresigner les certificats nécessaires, oblige les autorités à faire leur sale turbin administratif. J’aime Jimmy comme ma petite sœur, mon double, une glace dénuée de tout pouvoir réfléchissant, je ferais n’importe quoi pour qu’il décède. Mais j’ai beau essayer de l’attraper, tout seul je n’y arrive pas ; Jimmy me glisse chaque fois entre les ongles, délaissant son manteau trop chaud et sale en toutes saisons. Je ne suis pas vétérinaire, mais il me semble qu’on ne devrait pas laisser pourrir Jimmy dans cet état second, errer fiévreux et pris d’éther parmi les souterrains, guignol métaphysique atteint de laideurs infectieuses virales. Je ne suis pas vétérinaire, mais le sujet me paraît devoir être sanglé bien à l’horizontale, placé sous appareils à électrocution, calmé-choqué en tri-injections sublinguales, ramené loin de nos femmes et des habitations. Le train roule un train d’enfer. Le train est un direct et ne s’arrête dans aucune gare. À un certain moment, on a tous pu sentir l’effroi brutal causé par les chuintements agraires de la colonne vertébrale de Jimmy, allongé sur les rails. Jimmy était si fier de ses os propres et nets, vidés de toute substance. Jimmy est un type risqué, un intouchable, une sorte d’eschizophrène. Ce jour-là, je comprends que Jimmy Namiasz et moi-même allons faire un bout de chemin ensemble. Ce jour-là, je comprends que jamais plus je ne marcherai seul dans un désert. J’ai très mal aux yeux. La lumière électrique. Maintenant on sera plusieurs entassés dans une même machine.



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Glauque, toxique, informe, saisissant de lumière filtrée colorée et de pure beauté, Méduses met en scène un narrateur aux prises avec des femmes, un ami d’enfance mal en point, une mère qui se dérobe. Un texte puissamment ouvragé, drôle, grandiose et incomplet.

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Paysage 178 : Lac de Sils, Grisons, Suisse (2006)