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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Méduses

Antoine Brea

octobre 2005

6

Le ciel est rouge. Dans une certaine mesure le ciel est rouge. Le ciel est rouge par association avec un soleil qui se retire, un soleil taché de sang. Rouge par contraste. Un soleil tel qu’on se l’imagine, tabou, brûlant et qui agit intérieurement, vivant et remué. Je me frotte les yeux. Je me force forcément à arrêter de respirer. Une certaine maturité mâle dans le rouge. Immobilité en mouvement. Ex- et concentrique en même temps. Cela étant, il est difficile de soutenir que le ciel est communiste, même rouge. La rougeur du ciel a plutôt à voir avec le temps. Le temps. Le temps a beaucoup trop d’importance dans la vie humaine. Le temps comme la couleur sont choses psychiques. Le temps m’est un obstacle. Bientôt je m’émanciperai de vos frontières. Bientôt je vivrai par-delà la couleur et le temps.

Au début, le ciel est rouge ; et après, il s’est mis à pleuvoir. Le ciel prend la couleur de rien. Les barbituriques ont du mal à passer. L’eau s’écrase contre les vitres avec bruit. Je décide d’aller me nettoyer. Je trouve que je sens le gens du voyage. Je quitte momentanément le ciel naguère rouge. Je réfléchis. L’homme est un insecte extraordinaire. La guerre me paraît rouge. La guerre est rouge, et souvent même communiste. La guerre est mésestimée par les temps qui courent. À tort la guerre est un concept mésestimé. C’est pour des raisons morales que la guerre est mésestimée. À moi la guerre donne envie de rire. Le savon me coule dedans les yeux et la guerre est un procédé comique.

Nu et propre derrière mon bureau, j’écris. J’éprouve cette calme fureur qui m’avait précipité dans le fleuve, autrefois, un jour d’hiver qu’un homme connu comme mon père m’avait expliqué qui j’étais. J’ai ouvert une bouteille en plastique pour me servir un verre d’eau de volcan et j’écris des mots du bout d’un stylographe sur du papier en arbre. J’écris comme je n’ai rien à dire. C’est le milieu de l’été. Dans la ville il fait chaud et les arbres municipaux sont coupés au carré. J’écris et je me vide de mon encre en position assise parce que la station debout m’est insupportable. Je pense à la mort. Je me prépare à la guerre. Je ne peux pas fixer trop longtemps les objets. Je n’ai aucune raison de vivre. Est-ce que c’est ça la liberté ?

Puis, je suis passé aux toilettes, faire ce que j’avais à faire. Il me fallait y méditer à la glaciation par le bleu, couleur qui pénètre naturellement dans la matière en se détachant du spectateur. Les murs se bousculaient, dans ma tête tout s’entrechoque. Dehors, il y a maintenant ce qu’on appelle des tornades. Le docteur vient d’appeler et m’a défendu de sortir. Je récite des sourates à l’envers. Sur les murs des toilettes, je peins à la bombe des grands tags et des pentacles tête-bêche. Des problèmes me brûlent le visage. Je peins sans masque respiratoire, à l’aérosol, sur des murs trop blancs qui existent trop fort et m’écrasent en se rapprochant. Je recouvre les murs de la série infinie et superposée d’une signature d’un nom de scène d’une qualification juridique que je me suis inventés dès longtemps pour faire face et j’avale des grands bols de respiration. Je vis seul. Je dois être quelque chose comme du Jean-Michel Basquiat. Je trace l’épure des belles énigmes que j’ai à affronter du pauvre fait que j’existe. Je vis à l’article de la mort. Je finirai probablement noir et dans la gêne, les bras couverts d’abcès et crucifié au-dessus de la cheminée factice d’un loft new-yorkais. D’ailleurs la mort sonne à la porte.

La mort a sonné à la porte et je suis allé ouvrir. Je lui ai ouvert, on s’est regardés droit dans les châsses, on s’est reconnus tout de suite elle et moi. La mort avait emprunté les traits de l’homme qu’on appelle Jimmy Namiasz. La mort connaît son métier ; elle se sait mieux servie par l’illusion d’un visage familier. Les clients sont sensibles à ces petites attentions, et par suite plus décontractés. Mais avec moi, ce coup-ci, ça n’a pas fonctionné. J’ai dit bonjour à Jimmy, on s’est embrassés dans la bouche, mais j’ai tout de suite senti la mort qui lui flottait à l’intérieur. J’ai tout de suite flairé l’aliénation. Je connais bien ces procédés vieux comme la vie, ces sales trucs de vieille mort à base de transsubstantiation. Je lui ai demandé d’aller se laver la figure : « Va te laver la figure Jimmy, espèce de transformiste… » La mort confondue a cligné des fenêtres et s’est marrée. Avec la mort, on a pu commencer à discuter. La mort avait une lueur étrange, les lèvres tuméfiées. Dans la peau trop courte de Jimmy elle se sentait serrée, les traces de piqûres derrière les genoux à l’intérieur des coudes lui grattaient. Je lui ai proposé de se mettre à l’aise, on s’est assis, elle a sorti les papiers. La mort et moi on a négocié ferme et la mort était très calme, sûre d’elle, discourant en grande pompe, pointure 42. Et puis au final, voilà que j’ai refusé de signer. Je ne sais pas ce qui m’a pris de faire ça, qui n’est pas dans mes habitudes. La mort avait fait comparaître Jimmy, mais ça n’a pas marché. D’ordinaire, je ne lis même pas les contrats : c’est écrit petit, ça m’abîme les yeux, et puis je n’ai pas besoin de savoir. D’ordinaire, je paraphe tout ce qu’on me demande, j’ai souscrit des polices d’assurances en tout, j’ouvre toujours aux représentants de commerce, des fois je garde des Témoins de Jéhovah pour dîner. Sur le moment, je ne sais pas ce qui m’a pris. Certainement, je n’étais pas dans mon assiette normale. J’ai eu envie de dire merde à la mort, que je n’étais pas intéressé. « Je ne sais pas trop, je n’ai pas réfléchi, mais j’ai envie de te dire merde la mort. J’ai envie de te dire que tu sens le cul, que je ne suis pas concerné. » Il est possible aussi que j’aie été drogué. Normalement je n’aurais jamais fait ça. La mort de son côté ne s’est pas tellement formalisée. Elle a rassemblé ses affaires, salué et pris congé. La mort n’est pas bavarde. Elle a l’habitude. Elle ne s’est pas vraiment mise en rogne. De toute manière elle reviendrait.

La mort est repartie comme elle est venue, dans ses souliers grinçants et notariaux, sa serviette sur les bras, par l’escalier de service. Dans les marches, elle a retiré son costume, désormais inutile, et l’a abandonné. On a retrouvé Jimmy pendu à environ deux mètres du sol, les yeux sans tain et à peu près sortis de leur logement. On a retrouvé Jimmy la bouche sans langue, face contre terre dans des envols de guêpes au plus fort de l’été.

Un peu plus tard, il a fallu que j’aille à l’enterrement. Il n’y avait pour autant dire que moi qui sois venu. Jimmy n’avait pas de famille dans laquelle se réfléchir, se jeter, s’épuiser, se noyer. Jimmy en plus a eu une conduite inadmissible durant les obsèques. Il n’a pas été reconnaissant qu’il fasse si chaud et que je sois quand même allé m’encravater de frais dans un complet-veston, des flaques sous les aisselles à le regarder mourir. Quand on a lâché les cordes, qu’on l’a porté en terre et enseveli, Jimmy tambourinait dans sa boîte et abîmait son couvercle au lieu de se tenir tranquille. C’était répugnant ce que faisait Jimmy, d’ailleurs les employés du cimetière se sont plaints. Heureusement, ç’a été bientôt fini. La messe a été dite et personne d’autre apparemment n’a rien reniflé. J’ai voulu pleurer mais j’ai raté.

Rentré à la maison, je me suis servi un verre un remontant à la santé de ce bâtard de Jimmy, ce ouf de Jimmy, cette connasse de Jimmy, ce ramassis de névroses, cet être des lointains. J’ai repensé à Jimmy mon meilleur ennemi, cadavre mort harcelé de mouches, un type tordu et impossible qui s’habillait puis partait se battre la nuit avec des prostitués à coups de rasoir place Stalingrad. Je me suis dit décidément qu’il l’avait bien cherché après tout ; et que de toute façon ça lui pendait au nez. Je me suis regardé dans la glace et, avant de passer au travers, j’ai trouvé que je ressemblais de plus en plus à ce fils de pute de Jimmy Namiasz.

J’ai essayé de combler tous les trous, toutes les lacunes de mon visage en y enfonçant des molécules en respirant quelque chose n’importe quoi d’extérieur à moi-même. Ça n’a pas marché. Au fond, je ne saurais dire si Jimmy ne fut jamais qu’une crapule insondable ou un saint homme aux yeux entêtés de vin rosé. Au fond, les substances dans lesquelles je me suis miré n’ont jamais réfléchi qu’une absence à moi-même, la réalité inhumaine dans ma somnolence, un être répugnant à poitrine de chien surmontée d’une tête de femme, tant de réponses sans questions, les mille corps aux yeux crevés qui regardent et se disputent ma viande, les raisons singulières, accidentelles, qui m’ont gardé vivant, pour rien, sans droit, plein d’évidence formelle, comme les planètes courent dans les veines et le sang autour du soleil. Je me suis cherché dans la glace, un mur. Le monde de la nature n’était déjà plus tout à fait comme avant. Je me suis retourné sur moi-même, objet d’étude renversé, tératologique. Quand il fait chaud, souvent les choses se troublent. Jimmy n’est qu’un agent de la mort, qui la nuit des fois hurle avec les chiens. De toute façon il faut détruire Carthage. Il faut lâcher ses sphinx, les laisser sauter dans la mort.



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Glauque, toxique, informe, saisissant de lumière filtrée colorée et de pure beauté, Méduses met en scène un narrateur aux prises avec des femmes, un ami d’enfance mal en point, une mère qui se dérobe. Un texte puissamment ouvragé, drôle, grandiose et incomplet.

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