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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Méduses

Antoine Brea

octobre 2005

10

T’es petit qu’elle me dit, t’es pas grand pour ta taille, t’aurais pu faire un effort, vous êtes pas tous cubés comme ça dans la famille. Si tous, je dis. C’était l’idée d’un mien aïeul, qu’avait trouvé l’astuce pour que ça ruine moins cher le mètre de cercueil. Depuis c’est héréditaire, comme la dyspepsie, le haut mal, le goût pour les crucifixions privées, les affections de caractère et la mort quand elle se fait belle. De fil en anguille, on en vient à parler famille, race et histoire. À mon avis, la mort doit me prendre pour quelqu’un d’autre pour discuter ainsi avec moi. Ma mère, au petit matin lorsque j’arrive à l’improviste ce jour-là, je te sais sortie en courses et la pensionnaire seule en principe (n’était mon père-arbuste-fol) à la maison. Ma mère ce matin-là à l’heure des loups qui chiennent, est arrivé ce qui arrivait. Comme elle ouvre la porte, avant que j’aie eu le temps de sonner, elle me tire par le bras, elle me dit entre, entre, tais-toi, je t’attendais, n’aie crainte, mais dépêche. J’ai pas peur je fais, mais je demande où sont les dobermans. Les dobermans ça tombe bien aujourd’hui sont à la cave, sanctionnés pour des dégâts au jardin, punis d’avoir exhumé du charnier. Je raconte. J’ai bien reconnu la mort mal déguisée, mais je raconte ça fait rien. Je ne sais pas ce qui me prend de relater la vie comme ça à une étrangère, que je connais si fort. Dans un premier temps je ne parle pas de Jimmy, qui n’est pas nécessaire — Jimmy que je me figure hurler se sciant la patte à cette heure-ci, les poignets douloureux ligaturés aux montants du grabat. On s’est assis dans la cuisine et la pensionnaire (ses yeux prolongent la lune) fait du thé, ou je ne sais quel obscur mélange d’arbre-bois-de-fourche et d’herbes-qui-reboutent. Le goût est très mauvais (et je tombe d’affalement) et me maltraite le corps et me hérisse et m’effémine, comme les flèches saint Sébastien. Je parle, raconte, tandis que ses yeux lui échappent, qu’elle rattrape de justesse. Éblouissement des yeux-la-mort qui cloque d’écailles mes paupières, à trop regarder, et me contraint à les humecter d’un rien d’eau, sous peine d’aveuglement, avec des précautions de jeune folle. Toute de pensionnaire vêtue, la mort racaille me demande si ça va. Ça va merci, et je continue. Dans la cuisine les odeurs sont louches, puant l’ail, l’urine, suffocantes. L’intelligence me pique mais ça banque. J’ai un peu mal à la cécité mais ok. À l’époque, m’adressé-je à la mort — maintenant clairement identifiée, sans l’ombre d’un doute, malgré mes yeux émondés —, à l’époque les filles sont veuves en général et les hommes massacrés. C’est la guerre à l’époque, la « drôle », mais qui alors ne fait plus rigoler personne à cause des Allemands qui perpètrent des horreurs, à ce qu’on dit, et raffolent manger bleus des enfants français. Mais on dit beaucoup de choses. Et il y a cette histoire donc, de mon père tout malingre sous l’Occupation, mon père-corps-dérisoire qui se rend compte de rien. Ses frères mes oncles plus grands s’amusent plus loin eux à se tuer avec d’autres, loin des prostrations du village où l’on habite alors, et font partir des douilles à coups de marteau retrouvées çà et là dans la terre, pleines de poudre et fonctionnantes encore. L’un d’entre eux mourra, les mains partout éclaboussées dans la bruyère, mais on ne sait plus son nom. Mon père lui est seul alors, il a quatre ou cinq ans. Il attend sa maman au-dehors et dehors il fait froid, il neige même un beau peu. Dans les montagnes, l’air est glacial, et dur, c’est l’hiver et sa maman ma grand-mère désespère de ce trou exigu où il a bien fallu se déguerpir, quand les maris furent décimés, pour échapper à la famine et aux bombardements. Mon père de l’époque grelotte dans son petit manteau de pauvre, là-haut dans la montagne, il attend sa mère et joue seul au bord de la guerre. Sous l’hiver il hagarde, observe durer malgré tout la broussaille, et vaquer la patrouille allemande en reconnaissance ou au ravitaillement au village. Ma grand-mère elle ne voit pas, ne sait rien, qui débat à l’intérieur des privations chez un commerçant et négocie noir des ménages pour un pain, des légumes. Mais tous ces gens sont morts aujourd’hui, éclaircis à la faulx, à quoi bon évoquer leur néant. Les soldats font halte. Comme ça ils font halte au milieu du chemin, il n’y a aucune raison et ils ne devraient pas, le silence redouble dans le ciel contrarié. Peut-être en ont-ils voulu à la grand’rue d’être désertifiée soudain, comme venant une lèpre au tintement des clochettes ; peut-être se sont-ils heurtés le front dans les persiennes verrouillées sur leur passage ; ou peut-être est-ce seulement la peine qui les accable comme accable aussi le manque de mère pour consoler leurs vingt ans, la peur de la folie pousse-suicide et l’horreur de la mort contractée. Les soldats stoppent, on ne comprend pas ce qu’ils attendent mais ils s’obstinent. Ils s’esclaffent la gorge, se raclent le sang, ils se secouent la suprématie au vu de ce garçon minuscule esseulé sur la route étourdie de leurs traces. Le petit garçon danse d’un pied sur l’autre, ébloui par le bleu du froid, il ne sent pas tout à fait l’intérêt dont il est le siège, il ne sait que la neige qui lui crevasse les bras et l’oblige à reprendre ses mains par terre tombées. Mais ici j’interromps mon récit, le temps d’une courte expédition au centre de la mort. Subitement, la pensionnaire en effet a perdu toute existence historique — comme un de ces saints Georges ou saintes Catherine dont le principe est contesté — et la mort pour écouter s’est approchée de moi, laissant là sa défroque, j’ai senti son haleine. La mort sans dire un mot m’a enlacé, on s’est soulevés de terre, et la chasse est ouverte. La mort n’a pas trente-six moyens de subjuguer un homme. Avec la mort on a couché ensemble, comme des innocents, comme pour la première fois. J’ai chevauché des fumées exposé à ses vents coulis, franchi des corps brûlés et refroidis, fait certain rêve prémonitoire. J’ai retourné des plaines patibulaires peuplées toutes de fétiches de sel, d’anges aux longues boucles le faciès décharné, médusant au soleil. J’ai éprouvé ma condition entre les côtes, mon statut d’être anatomique, encerclé d’une bonne ceinture de jambes. J’ai repeint les murs avec le sang de ma bouche et la mort a trouvé joli, mais sans plus. Quand on a eu fini, la mort remplie a continué de m’embrasser, me toucher, m’entretenir l’état de choc. Mais les contours se sont estompés peu à peu, les ombres résorbées. Un porc saigné à blanc m’a rappelé aux esprits, s’égosillant dans le lointain. Ma mère, à moitié électrocuté je me suis souvenu qu’il faut pas trop traîner, car tu seras rentrée bientôt. Et j’ai pas dit encore mon testament. Doucement, j’ai écarté la mort, récupéré ma verge, comme si que rien n’était. La mort s’est essuyée, déçue, avec un regard en coin et des délicatesses de fille. Elle a dit quelque chose que j’ai pas entendu. J’ai repris le fil de mon histoire. Je reprends. Lorsqu’elle ressort, les yeux tirés de ma grand-mère se décillent. Son fils mon père le plus enfant que fait-il donc casqué de fer juché ainsi tout en haut de l’ennemi dans les bras cuirassés de cet ogre ce géant ce Tatar. Les soldats allemands donnent de la voix et ils sont à la fête et l’un d’entre eux le plus puissant porte en effet l’enfant sur son poitrail tandis qu’un autre plisse les yeux vorace et enfourne en riant les poings nains de mon père dans sa bouche formidable. Ma grand-mère glapit d’effroi et lâche ses paquets, elle court et hurlant se dépeigne, elle s’agenouille et prie et pleure et baise les bottes germaines jurant par tous les saints qu’ils peuvent la prendre elle mais par pitié qu’on ne mange pas son fils. Et l’armée sidérée rend l’enfant à la hâve silhouette ; et le colosse qui sait des mots appris en langue inférieure présente ses regrets au nom de l’unité : ils ne voulaient pas faire le mal ; ils voulaient juste souffler un peu le chaud dans les mains du petit.

Ma mère, lorsque je lui rapporte à la pensionnaire, elle refuse de me croire et admettre que mon père ait pu être vraiment ce gosse que je décris. Je lui extorque en retour une réponse à cette demande : elle-même, qui bien qu’adulte aime à s’accoutrer toujours en petite fille, a-t-elle vécu sincèrement les algies d’une enfance ; traîne-t-elle également ce type de métastases au flanc ; et jadis, le cœur déraciné par le bas-ventre à l’aide d’une tige, a-t-elle vu elle aussi ses parents, gencives à l’air, à l’autre extrémité. Indécise, la pensionnaire rigole telle une gibbeuse. Elle me quémande d’où je tiens cette histoire de la guerre, tous ces détails vivants dans ma mémoire. Sur ce plan, je ne sais quoi rétorquer. Ma mère, la pensionnaire et moi par la suite on a recouché ensemble, souvent, dès que tu n’étais pas là. Impossible de dire si elle avait retrouvé sa vraie identité. Impossible de dire. Mais elle était âpre au désir, et un soir, elle est venue s’installer chez moi. J’avais fait le ménage, la pouillerie était propre, j’avais acheté des plantes et mis de l’ordre dans mes amoncellements — Jimmy avait dégluti l’âme dès longtemps lui, et n’était plus une anicroche. Quand elle est arrivée, elle a entendu les insectes mais n’a pas insisté. Elle a regardé le décor, les peintures, les choses, elle s’est enquise d’une place dans les coffres pour ses corsets ses lanières son linge fin. Elle a regardé tout autour, a tout bien inspecté, à un moment j’ai eu un doute lorsqu’elle a entrouvert le congèl — mais je lui ai dit ça c’est rien c’est pour la pêche et elle a tout de suite refermé. Elle a demandé juste si c’était là d’où venait la puanteur et j’ai eu de la peine pour Jimmy. Jimmy ses beaux organes gardés dans mon frigo. Jimmy belle ossature enterrée au parking. Jimmy sa tête de rat coffrée profond dans du ciment. On est passé à autre chose. J’ai passé plusieurs mois ainsi couché sous un quartier de bonne femme, et ça m’a fait du bien : je ne sentais plus les chiens ramper dans les décombres ; j’avais moins l’impression d’internement dans de grands trous noirs suintants. Elle tenait la maison impeccable et le soir préparait la table ; elle brûlait des encens pour passer la charogne et nous servait des drinks avant le repas. Toujours, elle avait de ces gentillesses pour me dédommager ; avoir une telle fréquence de rapports bestiaux, disait-elle, c’était remarquable, pour elle inespéré — elle m’embrassait les mains et me remerciait prête à tout consentir. Honnêtement, j’étais pas mal avec la pensionnaire dans mon bercail, ça sentait moins l’enfermé. On s’imbriquait les cavités, on s’avalait les mous liquides, on se relaxait beaucoup essentiellement à base d’élévations de guiboles. De l’avoir, c’était bon pour le sport. Mon père d’ailleurs est mort dans l’entre-temps, comme s’il avait su et désirait faciliter.

Pour tout dire, la pensionnaire avait des drôles de pratiques, pas gênantes, mais drôles. Par exemple, elle s’épilait l’hermine pendant des heures dans la salle d’eau jusqu’à ce qu’il ne survive qu’une mince descente de barbe ; quand je demandais pourquoi, elle me fouillait droit dans les mires et prenait l’air spirituel : « C’est des raisons d’aisance buccale du partenaire… » J’ai fini par comprendre l’invitation — mais j’ai jamais pu me faire aux glandes sudoripares de l’animal. D’autre fois, la pensionnaire faisait des interrogations sans fin. Elle disait rien elle observait et tout à coup elle s’enquérait comme si vraiment elle savait pas des motifs pour lesquels je décrochais jamais au téléphone. Ça l’intriguait ; je devais lui montrer. Je l’avais fait sûrement un millier de fois auparavant, mais elle voulait tout le temps que je réitère. Je mettais en marche alors le répliqueur automatique, cet appareil moderne que j’avais brocanté exprès pour qu’il imite ma voix. La mécanique était très au point, idéale pour conjurer la polémique avec tous les vendeurs de fenêtre ou d’électricité. J’appuyais sur une touche et la machine se déclenchait qui ventriloquait : « Bonjour… Le maître s’est absenté dans la mort… Il y a peu de chances qu’il revienne… Le cas échéant, laissez votre message… Parlez après le coup de feu. » Suivait un complexe de voix d’os, étranges, de l’ailleurs : ça grouillait de banquiers-guignols là-dedans, qui se rappelaient enfant m’avoir prêté des devises à des taux usuraires ; d’autres se déclaraient statisticiens ou sociologues, intéressés en vrai à ma consommation de cagoules vinyles à expédier sous pli discret ; les pires venaient en dernier, qui faisaient profession de pourvoyeurs de ressources humaines, diplômés en science des esclaves, et qui longtemps après que j’avais arrêté de m’aplatir jusqu’à m’instruire de leurs enchères, se signalaient encore à moi pour me manger la merde. Pendant la séance, je gigotais les lèvres pour la faire rire, exhiber à la pensionnaire mes talents de marionnette. Mais très vite, par principe, j’éteignais. Très vite sinon ça me rendait malade. Je souffrais comme une bête. La machine m’excitait des douleurs de l’enfer. Un véritable provoqueur de cauchemars. Enfin, la pensionnaire avait des nostalgies aussi quelquefois. Son métier, disait-elle, lui manquait. C’était tant reposant de s’occuper des petits vieux. Plus qu’une profession, un « prestige », précisait-elle, qu’elle s’était plu à exercer. Elle s’était régalée de l’âge et de ses lentes décrépitudes, du regard franc des monstres qui font sous eux. Plus tard, elle avait dans l’idée de mettre de l’argent de côté pour qui sait, un jour, acheter son propre mouroir.

Avec la pensionnaire on se tenait les côtes, on perdait pas une occasion de ricaner. On se souciait de rien, on se courait après et on en profitait pour s’attraper. Au bout d’un mois, partagés équitablement dans la literie, on se gondolait comme des infirmes à secouer les draps quand l’un des deux ventait. Elle disait qu’elle était contente, que depuis longtemps elle cherchait sa moitié — dans ces cas-là je répondais moi aussi, quoique j’eusse préféré une personne entière. Ma mère, tu me l’as reproché vipèrement, tu n’as pas avalé que je te retranche la pensionnaire du patrimoine. Tu m’as dénigré sèche comme une envie, et nous a querellés tout vifs de notre nouveau mode de vie commune. Tu m’as traité de Verbrecher qui ne tient jamais ses contrats. Tu as exigé qu’on se départage la pensionnaire à l’équité, que te revienne ta quote-part sur l’indivise. Implacable, on n’a pas su te faire convenir d’un arrangement. La pensionnaire avait beau te visiter et, des fois même, souffrir de rester l’après-midi te regarder dormir : c’était jamais assez. On a juré pour t’amadouer des petits-enfants à ondoyer bientôt que tu pourrais garder : cela n’a pas suffi. Tu n’avais plus confiance, et puis déjà assez à faire, mentais-tu, avec tes deux barbets. On négociait des heures tout le temps pour trouver un marché, que tu remettais en cause chaque fois dès aussitôt après. Le matin, je préparais un papier que je donnais à la pensionnaire pour te montrer ; quand elle te l’apportait, tu chiffonais-raturais systématiquement chaque clause décrétée : « Nulle, nulle, non avenue, réputée non écrite. » Lorsqu’elle venait, la pauvre, tu lui donnais de la peine ; tu lui ouvrais la porte dépenaillée, hirsute et insalubre, et la faisais pleurer exprès. Au moment de repartir, c’était ton tour de chialer : tu l’implorais de ne pas te quitter, que tu serais plus gentille, de ne plus t’assassiner. Pour moi, si j’ai risqué un jour de l’accompagner, tu m’as stoppé tout net au pas de la grille ; tu m’as refoulé : « Arrière, Landru ! », et m’as menacé si je taillais pas vite d’enjoindre à tes bestiaux de me tenailler le cœur et les mamelles. Tu t’égarais la tête, ma mère, tu invoquais les oiseaux chaque soir les noirs et les lugubres pour qu’ils viennent me manger les abats. Tu envoyais des écritures partout chantant mes pouilles que t’oubliais de signer. Tu suppliquais les polices et les juges et requérais pour moi un châtiment exemplaire — au moins égal à cet aspic de sainte Agnès à qui l’on a coupé les seins. Tu nous faisais honte, et pitié. Tu ne savais plus l’hygiène. Sur ton ventre, tu laissais la vermine coloniser. Pour finir les gendarmes ont appelé courant novembre et laissé un message à la maison ; ils intimaient l’ordre que l’on vienne te chercher ; plusieurs commères du voisinage avaient déposé plainte de t’avoir distinguée chez elles la nuit dans leur salon entièrement nue-ésotérique qui lévitais au-dessus du sol et leur disais des vagations. On n’a pas répondu. À la fin, je crois qu’une ambulance est venue te prendre quand même pour t’emmener à l’Irrenanstalt avec tes pareils.

Ma mère, je ne sais pas si tu l’as revue un jour, ni ce que tu auras déclamé alors à la pensionnaire, pour ainsi dire ta bru, ce théâtre de la mort lisse, mais elle est repartie. Peut-être elle est passée te voir à l’hospice et tu lui as causé de mes propres enfermements, lorsque j’étais petit, pour me rendre plus sage. J’avais dormi, je me suis réveillé, et tout à coup son oreiller était plein de vide. Sur le moment, ça m’a foré le tronc. Sur le moment je me suis chié dedans. Après, j’y ai moins fait attention. Elle est partie sans m’emporter me laissant seul comme une bête sous un couvercle de ciels avares. Les nuits, elle ne dormait plus près de moi et ne grinçait plus des dents, ni ne faisait claquer ses os ; elle ne se relevait plus du lit pour m’infiltrer dans mon gésier ses potions vénéfiques et je n’avais plus à laisser faire. J’ai choisi de réagir. Convoquer les poisons du sang qui m’ont aidé-aidé toujours par le passé. À l’acide lysergique, réparer les dégâts intenses occasionnés. J’ai pris contact pour cela dans un endroit avec d’ancienne connaissance. Ce coup-ci je n’avais pas d’argent à échanger aussi j’ai proposé de faire le mal gratuitement à quelqu’un et ça n’a pas été facile. Mais par après, j’ai pu avaler la boîte enfin qu’on m’a donnée. La boîte était forte, et mon chimiste m’avait prévenu : il fallait s’attendre à des désagréments d’enveloppe ; je risquais de revenir avec de marrants tatouages ; je risquais que mon corps se fasse la malle ; il faudrait l’enfermer, lui attacher les bras. Mais j’étais triste, j’ai pas été prudent. Et j’ai senti mon corps c’est sûr de moi se retirer. Ça y est. Je suis radié de mon corps. Mon corps est ailleurs. Loin de moi il court vite. Cavale comme un dératé. Elle, elle n’est jamais reparue. J’ai failli l’oublier et puis j’y ai plus pensé. Des barrissements m’ont échappé affolants, les voisins se sont alertés — puis après le silence. On m’a soustrait mon corps, oui, je leur ai dit, mon vrai corps. Ce qui reste n’est qu’ersatz, ou transport de cadavre. Déplaisant mais normal. Le chimiste avait parlé. Où est mon corps, on me l’a pourtant remisé quelque part. Mon pauvre corps déplacé, par ici, je le sens, mon corps sent, à moins que ce soit d’autres. D’autres ébranlés de la personne aux mille-corps égarés. Oui. Des présences sans corps rôdent alentour. Sur les côtés, des sans-visages, sans-têtes, contorsionnent des grimaces ; sur le devant, des lignes ondulantes, miroirs déformés, parcourant d’inquiétudes des faciès sans figure. Spectacle saisissant-éprouvant. Blancheur du bord des yeux. Où est mon corps, on m’a tiré mon corps, un autre l’occupe. Bête savante qu’on agite les ficelles. Fond sans gouffre. Situation-gouffre. Portrait-épouvantail. Je ne me souviens plus de moi. Au bout d’un moment je dirai que je suis mort — car je suis constitué d’un mon-corps dont l’existence est contestée.

Les choses s’en vont ainsi. Des semaines se déroulent. Je dors des nuits sans rêves dans un lit gigantesque — autour de moi mon corps glacé s’étire et masse ses tempes. À la télé restée ouverte, on joue des clips — un musicien aux dents en or demande en rap si c’est la vie ou moi qui a décidé ça. De temps à autre je me lève, bois de l’alcool, pour trouer le brouillard, respirer. En d’autres temps je me rallonge, tressaille au moindre sifflement, évite le contact froid entre mes jambes des pythons ramassés au pied du lit. Ma pensée clapote. Des êtres me parlent. Crâne ouvert — on téléphone direct dans ma tête. J’ai comme un bruit dans ma conscience-machine. Je me lève, je me couche. Une main-araignée court le long du mur. Je grimpe aux rideaux. Où sont les repères ? Quelles possibilités mnémotechniques ? Quels arrières-mondes en jeu dans tout ça ? De nouveaux cataclysmes surgissent.

Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Les choses se réformeront quand j’aurai reçu une fois une carte postale. La pensionnaire viendra d’écrire. Des larmes auxquelles je ne croirai pas auront taché son écriture. La lettre dira sa tristesse d’être partie, et sa détermination à ne pas revenir. Ça n’aura rien à voir avec moi, bien sûr, et on aurait pu être heureux, peut-être ; mais quelque chose l’empêchera, elle ne dira pas quoi. Assurément, elle regretterait sa décision un jour — mais elle ne rentrerait pas, dira-t-elle. Pardon de t’avoir fait du mal, entrera en matière la pensionnaire. Je ne lirai pas toute la carte. Je prendrai le nom de la localité sur le cachet de la poste et tracerai mon itinéraire. Je chargerai la voiture et décanillerai sur le champ.

La pensionnaire vivra maintenant au bord du monde, dans des terres éloignées, juste au pied des montagnes, à égale distance du ciel et de l’enfer. J’aurai eu du mal à la retrouver. J’aurai bravé la neige, la famine et les loups. Ce jour-là elle tuera le temps en terrasse d’un hôtel-bar, en dehors du village, il fera du soleil. Elle n’aura pas l’air tellement surprise de me voir. Je lui dirai bonjour et demanderai si elle veut bien rentrer. Elle dira non, qu’elle l’avait dit dans sa lettre, elle ne reviendrait pas. Je lui dirai qu’en toute rigueur on ne pouvait pas parler de « lettre » mais au mieux d’un « billet », d’une « carte », admettons une « missive » ; que de toute façon je ne parlais pas de ça mais de rentrer à l’intérieur, car sous peu le soir tomberait, et j’avais peu dormi, et j’avais peur de mourir. Elle dira non, viens, allons marcher pour penser et parler. On prendra ma voiture et elle verra le sac de couchage sur la banquette arrière sali des restes de mes repas des derniers jours. On roulera longtemps. On grimpera les hauteurs. Les routes sinueuses gêneront la progression. On finira par s’arrêter aux abords annoncés d’un parc naturel. C’est fréquent en montagne les parcs naturels, je dirai. Ça fait vivre les pécores qui font visiter les oiseaux et les biches vivants aux touristes et leur vendent du fromage mort. On se garera sur un parking improvisé, où les derniers promeneurs en short et en chaussures exprès rangeront leurs piolets dans les coffres avant de redescendre en 4 × 4. Je demanderai si elle est vraiment sûre. Elle dira oui, certaine, je ne rentre pas chez toi. Je répondrai que je cherchais plutôt à savoir si elle ne préférait pas revenir demain marcher. Elle dira non, regarde, ici les journées sont longues, d’ailleurs le temps est clair et je connais le terrain. On avancera sans parler, on s’enfoncera dans la forêt. La forêt sera épaisse, et noire, et je me sentirai seul. Mes mocassins feront rire et j’aurai mal aux pieds. On s’assiéra un moment le long d’un ruisseau sur une couverture et les moustiques dépèceront mes chairs faibles. Elle me regardera en souriant et dira que ça me va bien ce nouveau genre, que je suis beau comme ça, barbu comme un satyre. On se relèvera pour continuer de marcher, on atteindra un calvaire. Conformément à mes prévisions, la montagne s’enténèbrera rapidement. Il fera froid. La nuit sera tombée comme une masse. La nature aura changé subitement son langage. Je m’arrêterai pour l’embrasser. Elle protestera sans conviction et ce ne sera pas raisonnable. Je lui dirai que je veux qu’on fasse l’amour maintenant. Elle se troublera et fera non de la tête, m’attirant malgré elle à l’écart du chemin. Elle sera très excitée, je le serai également. Je sentirai d’ici battre ses gènes. On gravira une pente abrupte et on s’installera contre un résineux blême poussé à flanc de montagne. Nos gestes auront quelque chose de beau et économique qui les rendra tabous. On baisera longuement avec acharnement. Les cris de la nature couvriront nos hurlements. On baisera épais en se roulant par terre dans les aiguilles de pin. Les résineux traverseront la perspective nous empêchant de nous jeter dans les rochers. Je penserai à l’origine des foules. Je fomenterai le monde. Elle me demandera de me calmer parce que ce sera trop fort et ça lui fera mal. Elle pleurera doucement prétendant que ça saigne et n’avoir pas l’habitude. Je l’enculerai debout pour la faire taire et jouirai dans le ciel. On se rhabillera vite, on roulera vite, et je la déposerai. La route derechef sera silencieuse tissée de nos pures longueurs. Elle pleurera encore sans motif clair et je la rassurerai disant que ça passerait avec un point de suture. Je la déposerai fatigué mais reprendrai nonobstant sans délai le volant. Je conduirai la nuit sans manger ni dormir fermant mon habitacle aux cauchemars extérieurs. Au matin, je serai chez moi. Regards exorbités. J’allumerai la douche et l’eau brûlante dégouttera de mes jambes engouffrant dans l’émail de petits bouts de forêt et les derniers brins d’elle restés collés entre mes fesses.

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Glauque, toxique, informe, saisissant de lumière filtrée colorée et de pure beauté, Méduses met en scène un narrateur aux prises avec des femmes, un ami d’enfance mal en point, une mère qui se dérobe. Un texte puissamment ouvragé, drôle, grandiose et incomplet.

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