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Moi et Mélanie

Pierre Colomer

juin 2000

Un maure en habit du désert m’injecta une dose de penthotal, puis mon père me prit par les épaules et me secoua brutalement en exigeant des aveux. Je vomis un litre d’encre noire où se mêlaient des centaines de comprimés multicolores, les drogues de mon adolescence. Heureusement, la femme de l’épicier dit que je n’aurais pas à les payer, puisque je les rendais. Je compris qu’elle était une deuxième mère pour moi, et que je pourrais quitter l’hôtel sans rien payer non plus.

La nuit plaquait des yeux à ma fenêtre. Je me réveillai subitement. Le vent et l’arbre du jardin promenaient sur la façade la lumière d’un lampadaire.

Mon stylo-plume cassé en deux avait versé son encre sur ma tablette, la bibliothèque était renversée sur un fauteuil et sous le papier peint déchiré, là où il n’avait jamais vraiment collé, un grand sillon ouvrait le plâtre. Le couteau à huître qui m’avait servi à le tracer était sur le tapis, près d’un cendrier retourné.

La bouche pâteuse et les paupières à peine décollées les unes des autres, je fixai les yeux sur quatre enveloppes au chevet du lit. Décompte de l’épicier, convocation au tribunal, lettre de mon père, lettre de ma femme. Je pris ces deux-là et tâchai de me rendormir avec elles en guise d’oreiller.

Brisant mon espoir de son retour, Mélanie m’écrivait après deux mois de séparation pour m’enjoindre de quitter sa maison, qu’elle voulait vendre. Je ne risquais pas de retourner chez mon père car lui m’écrivait le dégoût que lui inspirait mon comportement au village, pendant son absence, et m’interdisait d’y revenir : j’avais couché avec les jumelles du voisin, qui avaient vingt-six ans à elles deux, et m’étais montré avec elles, camés jusqu’à la moelle à l’alcool et au hash, au bistrot de l’église où je continuais de les peloter.

Cette régression vers le comportement désordonné de ma première jeunesse avait suivi mon licenciement du journal, quelques semaines seulement après que des relations de la famille m’y aient fait embaucher. Je n’avais signé qu’un seul article, et celui-ci nous avait fait perdre plusieurs annonceurs. L’humiliation avait été aiguisée par la promotion coïncidente de Mélanie à la direction d’un grand hôtel de Cannes, et l’inquiétude quant à l’avenir aggravée par l’arrestation de mon meilleur ami pour détournement de fonds publics, ce qui d’ailleurs me mettait à l’index du parti dont nous étions membres.

Depuis ma sortie de l’hôpital, où le voisin et son frère m’avaient envoyé pour dix jours (rendus plus furieux encore d’apprendre que ce n’était pas moi qui avais dépucelé leurs douces petites sœurs, mais le troisième frère), mon compte en banque qu’avaient garni les indemnités de licenciement diminuait à peu près à la vitesse d’un corps jeté du haut d’une falaise. Cette accumulation de déboires m’avait semblé comique et avait excité, dans un premier temps, ma soif de sexe et de drogues. L’ampleur des dégâts ne m’était apparue que la veille, quand le facteur, un Antillais du parti avec qui je buvais presque tous les jours le pastis en parlant du quartier, m’avait apporté ces quatre lettres en même temps, alors que j’étais aux toilettes.

Je me piquai à l’héroïne pour la première et cependant dernière fois de ma vie, afin d’augmenter l’effet sans changer la dose habituelle, et traînai dans les bars jusqu’au soir. Rentré à la maison, je trompai la solitude en me dédoublant dans un accès de fureur avant de m’endormir comme on s’évanouit.

Et après m’être ainsi remémoré les événements qui finissaient ma deuxième jeunesse, je me rendormis, apaisé par le spectacle de mes destructions qui semblait me donner le dernier mot dans l’amour bâclé avec Mélanie.



*



Je n’étais pas perdu, je ne pouvais pas le croire, car j’étais écrivain. Je le devins après presque vingt ans de vocation paresseuse et invérifiée. Un oiseau de paradis m’avait prêté ses plumes, une foule d’homoncules festoyant dans la maison et le jardin se lançaient des cotillons faits de mes manuscrits en rubans roulés comme un papier hygiénique, alors qu’un grand noir, le facteur, me faisait tourner sur ses épaules. Ainsi, en me réveillant, quand le soleil brillait, fis-je un rapide ménage et commençai d’élaborer une intrigue africaine en battant le tapis.

J’avais décidé d’ignorer la lettre de Mélanie — n’avais-je pas moi-même restauré sa petite maison ? — et de confier au temps le soin de me rapprocher de ma famille.

Je pris un bloc de papier pour écrire d’une traite le premier chapitre de l’intrigue imaginée, et allai le lire en mangeant au « Nuit de Chine ». Le texte était lourd, plein d’une fausse érudition. Je changeai de sujet et écrivis sur la nappe de papier le début d’une autre histoire.

Je bus jusqu’à la nuit, et après m’être fait viré de chez une jeune maîtresse qui ne supportait pas l’alcoolisme, je pris mon premier repos de véritable écrivain.

Il se passa ainsi une quinzaine de jours durant lesquels j’écrivis les débuts d’une quinzaine de romans que je mettais en réserve, puis de nombreux poèmes desquels je faisais ressortir une violence active sur le lecteur.

Ainsi, il se confirmait dans mon esprit que la détresse de ma situation favorisait ma vocation, et je m’inquiétai de savoir si j’aurais les mêmes capacités après m’être vu en couverture de Time Magazine. Et enfin, je trouvai un sujet : faire, avant son procès, la biographie de mon ami emprisonné. Je ne quittai plus ma table pendant trois jours, dressant un plan et accumulant les notes.

L’après-midi du quatrième, la sonnerie du téléphone me réveilla. C’était Mélanie. Elle était saoule et m’appelait son chéri. Je raccrochai en espérant qu’elle me rappelle, ce qu’elle fit pour me supplier de la rejoindre.

Mélanie avait réussi une prompte ascension dans la vie professionnelle, mais sa vie privée passait entièrement par moi depuis huit ans. Depuis notre séparation, elle s’était même interdit de contacter ses amis parce que c’était, à ses yeux surtout, d’abord les miens. De plus, je réalisai que notre séparation était plutôt mon fait : j’avais répugné à la suivre dans son appartement de fonction.

Après une minute de tachycardie, j’explosai de joie et remplis précipitamment une valise. Le soir même nous mangions ensemble puis faisions l’amour toute la nuit. Nous ne nous quittâmes jamais plus.

Mélanie me fit embaucher au journal de la municipalité, où je devais signer une critique gastronomique qu’un fourrier de l’office du tourisme glissait chaque semaine dans ma boîte postale.

Plus tard, je ne m’occupai pratiquement plus que de ses placements financiers. Mais les caresses de Mélanie, ses baisers, ses prévenances, ses éloges ou ses jalousies m’assurèrent toujours de son amour pour moi, et je n’eus plus jamais à cœur que de l’accabler du mien à son égard.

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Paysage 178 : Lac de Sils, Grisons, Suisse (2006)