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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Spitzberg

Jean Figerou

janvier 2006

5

Dehors le mauvais temps a englouti la vie, la vue, le relief, l’avenir. Le monde est dans la crainte et tremblant, il est éteint. Le vent meugle. Les coups de vent sont d’autant plus violents ici que le relief et les glaciers accentuent la vitesse du vent et le flux et le désordre des rafales. Le vent y est en vertige, il hurle nordet. On ne peut plus tenir. La position devient trop dangereuse. On va se faire écraser par les growlers si ce n’est pas les icebergs.

Oumh ! Ce gros-là nous a évités de justesse. Enfin évité, c’est un grand mot. Disons qu’il nous a tutoyés par le franc-bord en nous faisant pivoter sur notre chaîne, mais sans la décrocher. Ouf ! De peu. On a eu brûlant encore une fois. Il n’y a de Dieu que pour la canaille. La peinture est toute éraflée. Éraflée que dis-je ? Lacérée et écaillée par plaques entières. L’acier est à vif, plus nu que s’il avait été abrasé à la ponceuse. Faut se barrer vite fait bien fait. Je ne sais pas pourquoi mais nous n’avons pas envie de couler et mourir de blanc enseveli. Nous ne sommes pas encore mûrs pour la fin. Non.

Vite déraper et venir mouiller à l’abri de ce petit promontoire naturel qui hésite entre plage et musoir et sert de débarcadère pour les canots à toutous. On sera ainsi bloqué deux jours par le coup de vent et obligé de changer quatre fois de mouillage pour ne point mourir écrasé. La vie est longue, elle est sans fin par mauvais temps quand la terre joue à vous briser et épouse le vent en toutes ses courbes et toutes les querelles de la mer.



Deux jours à danser sur la mer en cul de fjord et jouer à cache-cache avec trois mouillages possibles selon la configuration des vents. Je connais tous les recoins du fond de la baie de la Madeleine et chaque caillou de son petit bec de terre qui sert d’embarcadère nous est compagnon et relation suivie, presque familiale. Nous avons tissé des liens affectifs avec chaque grain de grève, chaque millimètre de laisse. Devant, derrière, au fond. Au fond, devant, derrière. Derrière. Derrière. Au fond devant. Et on recommence. Pour un tour. Pour deux tours. Pour dix tours. Am stram gram pic et pic et colégram. Le temps nous distribue les places. On se tient éperdu à balancer au bout de notre chaîne toujours changeante, toujours déménagé, intrus sur l’arête de la mer.



Monte la neige. Lorsque nous sommes arrivés la terre était toute noire, maintenant elle est toute blanche et danse de neige. Là-bas le vent soufflait du nordet, ici la tempête qui se joue en bourrasques dégueule du suet. Toujours par le travers. Yaouhh ! J’aime pas. J’aime pas du tout.

Tiendra, tiendra pas ? Fond de gravier. Tiendra pas. Le mouillage est toujours une loterie. La peur meuble les heures et vous fait le cœur plus épais, comme une couenne de crainte qui vous engrosse le squelette à vif en vous le pelant tout nu à l’écorcher en même temps. On n’a jamais vu une ancre résister à un tel vent. Surtout qu’avec les rafales, Fil-en-Six engage de travers et va décrocher, travers au vent. C’est sûr, réglé comme l’échelle Beaufort. Mais quelle idée m’a pris aussi de naviguer si nord, dans des bourrasques gelées, au plus haut de la mer ? Le vent épouse la mer. Et ce putain de bateau au plus fort de la rafale se retrouve travers à la lame, travers au vent, l’insupportable. Aye aye aye ! Va y avoir du bris. Ça sent la catastrophe. Et pourtant toujours bravement, Fil-en-Six reprend de l’étrave et s’aligne face au vent au bout de ses soixante mètres de laisse. C’est un bateau courage.

Le vent à ne pas s’entendre, la neige dans la gueule qui vous blesse, le regard fermé de grésil, rien n’est plus intolérable que l’attente et elle dure des jours. On profite d’accalmies pour déraper et changer de côté quand nécessaire et éviter le broyage des glaces. L’heure n’est pas à la gaieté, elle tutoie plutôt la peur et voisine avec la crainte parfois jusqu’à l’impuissance. Aye aye aye ! Ça c’est dangereux. Ne pas se laisser engourdir. Toujours réagir à la crainte pour dominer le mal. Se battre, refuser de mourir à petite mort ou tu es déjà mort dans le Grand Nord.

Oulala ! Combien de temps cela va-t-il encore durer ? Mais ça se terminera mal pour sûr ! Le vent n’a pas idée de souffler aussi fort aussi ! Et ce putain de glacier qui l’accélère ! Dehors, dedans, partout le vent chante hurlement. Mais pourquoi donc navigue-t-on alors que rien ne nous y oblige ? Pour rencontrer la peur ? Eh bien on est servi !

Un paquebot russe profite d’une accalmie pour lever l’ancre. Il est déjà en bout de fjord. Nous en profitons pour nous précipiter sur la vhf pour qu’il nous décrive le temps. Ce qu’il fait dans un anglais roulant, chantant et hésitant. Il est plus que conforme à nos prévisions. Puis la vhf grésille. Elle appelle le seul voilier de la baie. Le seul voilier c’est nous.

On décline nom, identité, but. On est surveillé. Au cul du bras de terre, trône une cabane toute neuve, toute peinte, haubanée, toute écorchée d’antennes, accompagnée d’un petit zodiac en laisse. Deux flics norvégiens y mènent campagne. Ce sont bien les seuls à traîner hors de la capitale. Sans doute servent-ils de nurse aux touristes. Ils épluchent notre pedigree par radio. Nous demandent si nous avons bien posé le programme de notre périple chez le gouverneur. S’il a bien été enregistré. Notre numéro de dossier pour l’année. Si… Si… Si… Si nous suivons à la lettre le programme fixé. Nous leur expliquons que vu le mauvais temps nous faisons relâche un jour de plus dans la baie de la Madeleine. Ce qu’ils comprennent très bien. Ils nous félicitent, nous souhaitent la bienvenue et nous invitent pour le thé. Mais nous refusons poliment. Car vu le temps, il nous est impossible de mettre l’annexe à l’eau et il serait imprudent de quitter le bateau. Ce qu’ils comprennent encore mieux. Ce n’est que partie remise nous leur promettons. Nous les visiterons et meublerons un petit morceau de leur solitude dès que le temps l’agréera. Très polis et très gentils ces flics, mais ils suppurent l’ennui. Pourquoi planter deux flics dans un endroit aussi paumé ? C’est le seul poste de police de tout Svalbard. Ils sont là pour défendre flore et faune et veiller sur les touristes et leurs bêtises. La baie est tellement dépareillée de toutous qu’ils sont indispensables. Ils limitent la casse. Car comme chacun sait, tout touriste est un gamin irresponsable doublé d’un délinquant putatif immense de sottise, corpulent de vantardise et d’ignorance. Oh ! Oh ! Tout doux. Si t’arrêtais de dénigrer les touristes ! Pour qui te prends-tu marin de glace ? Qu’est-ce que t’es sinon un touriste embarqué sur ta coque de noix au gré du vent furieux, fougueux ? Quelle est cette petite pincée de vanité engrossée d’un petit complexe de supériorité des moins justifiés ?

Mais qu’ai-je à taper en permanence sur ces pauvres touristes, à les accabler de mépris et faire gorge chaude de leurs tics du sommet de mon col hautain de héron repu de mer ? Que sommes-nous, nous autres, sinon des touristes autolocomoteurs !

La mer est grosse de growlers mais l’heure toujours dans les gris. Je songe. La vie en creux de feu de cheminée, assoupie de bûches. Oh ! Bien au sec. Je regrette encore de n’avoir pas pu accepter l’invitation. Elle aurait rompu notre tête-à-tête perpétuel et trop répétitif pour créer autre chose que des habitudes et une grande lassitude de déjà, toujours connu, toujours répété et reconnu d’avance, comme un vieux couple qui ne connaît plus la surprise, l’imprévu, la vie. Quarante-huit heures que nous sommes enfermés les uns sur les autres, les uns dans les autres dans notre cage à poules. Je me vis déjà bien au chaud, en sécurité, réconcilié avec la terre, chéri par les flics au bord d’une tasse de thé, réchauffé de confitures et de petits gâteaux, gâté de sourires et de questions, caressé par la conversation pouvant me goberger et gonfler de vanité admirée en outre Tartarin, bien au calme de la tempête. Réchauffé, couvé, adulé, pressé d’amis. Couronné de fête. Ahlala ! Comme la vie peut être magnifique quand elle se vit au chaud du calme. Allez ! Ne pas pleurer. Demain est un autre jour. Nous en boirons d’autres et ailleurs des thés de l’amitié. J’aime.

Le temps est au tourment et à la tourmente. La terre est austère, j’aime. Tout est glace et hurlement de neige. Dans la brume des flocons c’est à peine si l’on distingue la côte par intermittence. Le froid monte dans le vent et engourdit les sens. L’heure est à l’hiver et l’hiver est large de bourrasques. Fil-en-Six pendu à son bout de chaîne joue au hochet dans la baie, c’est la énième fois qu’on le change de mouillage en 24 heures. Ça commence à bien faire ! Avec ce vent en tourmente et ces glaces, l’abri est toujours précaire, relatif et mouvant dans ces baies de growlers habillés de banquise. La neige gifle le pont et le grésil givre les cœurs. Que le temps est long parfois en mer, surtout au mouillage, à attendre le temps, dressés de froid à poursuivre le gymkhana entre les gros glaçons.

Et pourtant parfois le miracle. Devant les yeux c’est la merveille. Le mystère qui se découvre lorsque cesse la neige et que le vent redouble de colère et piaule misère. Là, devant, à tutoyer l’étrave une longue grève de sable, blonde et oblongue, à la conche parfaite, jusqu’au vertige. Et la mer de l’ourler de friandises d’écume. Cette plage de sable connaît le clair blond, le blanc, le lait, l’ocre, le jaune lumière, le beige doux, la nacre luminescente, le bleu, le beurre très frais et le rance et même parfois le rose jusqu’au sang du rouge. Mais seulement pour les cœurs purs. Elle n’en finit pas de s’allonger sous le vent, libre de toute glace.

De l’autre côté de la plage sur l’autre grève susurrée de vent, l’équipage du paquebot a établi avec un canot ancré, un débarcadère provisoire et amovible à l’abri d’un gros iceberg échoué et repu. Devant au premier plan, une lumière, comme une prière, la terre est halo, la grève procession. Au sommet d’une croupe douce, le plus mignon petit cimetière de baleines et baleiniers qui figure sur terre, à croquer.

La pierre rongée de mousse, les stèles déchaussées comme dentition ravagée de mers. Et les os et les tombes des baleiniers, des marins, des baleines et des morses mêlés emmêlés, enfin réconciliés. Ils jonchent le sol dans la tourmente. Un des grands lieux pieux du monde. Immense. L’air est chaud, brûlant de révérence, dilaté de vénération dans le mauvais temps.

Silence. Silence. Attendre que monte le souffle du beau lové dans le pieux. Tout ce lieu est prière et la lumière orante. Elle se penche sur la courbe de la conche et l’embrase. Un de ces lieux qui suinte Dieu dans une orgie de grâce et vous fait fondre l’âme velours très clair. Comme il n’en existe que deux ou trois sur la terre. Le sommet du Pied d’Adam au Sri Lanka sur le lieu du Bout du Monde où notre ancêtre commun posa la plante à l’empreindre dans une cavité bénie de jacinthes sauvages et de renoncules folles, quand l’ombre de la montagne perce la plaine comme l’aiguille d’une montre et ouvre le soleil. Ou l’extrémité de la jetée du port de Capraia qui ouvre sur le nord de la mer et vous offre la métaphysique directe, brute de décoffrage dans son alignement rugueux de granit éclaté de brillance océane léchée de lames quand la lune se couche à l’ombre du phare rouge où agonise le môle et que la mer gémit à ses pieds. Ou à Paris place Denfert-Rochereau quand un nuage d’orage caresse le pavillon de l’octroi qui ouvre les catacombes et joue au temple dorique oblong de lumière quand le soleil se lève sous la patte du lion de bronze. Qui sont merveilles très pieuses et enchantent le regard de l’âme. L’heure est au mystère, tout en murmures, pieuse et prières de lumière et de gel.

Je m’ébroue. Dérangé. L’innocence religieuse crève consommée par les colonies de touristes couleur de magazine à la gueule en vignettes laquées, collée de sourires mécaniques. Des hordes plastifiées emmitouflées à périr arpentent le cimetière et la grève en une longue chenille de Goretex. Échevelées sous la neige en bourrasques jetées de volutes spiralées, souillés par les hardes trottinettes-chevrotantes du Mermoz et d’un brise-glace nucléaire soviétique qui fait du promène-toutous lui aussi pour survivre, quelle déchéance ! L’horreur. Le vice est parmi nous, nos âmes vont succomber.

Le brise-glace sans doute blessé dans sa superbe s’éloigne du Mermoz. On ne saurait se compromettre sans déchoir à cette promiscuité. Dieu qu’il est beau ! Avec son nez crochu inversé tout noir et son château immense couleur crème où se confondent machines, passerelle et logis, planté comme une muraille, percé de mille et mille petites meurtrières comme donjon. Il part explorer le fond de la baie pour se cacher et éponger sa honte. La vhf grésille.

Il sollicite la permission de débarquer de l’autre côté du fjord dans les colonies de mergules. Refus catégorique des autorités. C’est une réserve naturelle et parc national. Les oiseaux sont en pleine période de reproduction, interdiction absolue de les déranger. Bien. C’est clair. C’est dit, c’est dit. Mais cinq minutes plus tard, une petite voix féminine insinuante, ténue et délicieuse, pointe sur les ondes, sur le bout de la voix comme l’on dit sur la pointe des pieds. La langue suave s’est glissée sur le canal 16 dans un anglais du plus pur Oxford. On sent dans le ton qu’elle n’a pas l’habitude de l’échec, ni d’essuyer le refus, que rien ne lui résiste. Elle est trop douce pour connaître le revers. Elle arrivera à ces fins, sûr ! J’ouvre les paris.

Elle comprend très, très bien l’interdit et est tout à fait d’accord. Mais ils ne sont pas des touristes tout à fait ordinaires. Ils ont, conformément au plan présenté à Madame le très vénérable et très distingué Gouverneur, monté cette expédition justement pour étudier de près les dits mergules. D’ailleurs le professeur Tartempion mondialement connu et son assistant le très vénérable docteur Demédeu de renommée mondiale et de l’Université de Leipzig sont là pour en témoigner. La voix d’étirer et de décliner sans fin tous les titres et d’éplucher conjuguées références et qualités. Ils mettront juste un zodiac à l’eau armé de deux caméras et très soucieux de la protection des espèces, ils…

La voix se fait mielleuse, cajoleuse mais très respectueuse des autorités, tout au moins elle en donne l’apparence. La parole est à la parole, elle domine le monde et noie les secondes. Le petit bout de femme règne sur les ondes. À force de parlementer elle n’est pas convaincante, elle est la Vérité. Les autorités subjuguées hypnotisées même, se rendent à tant de séduction impérieuse. L’interdiction initiale est devenue permission pour ne pas dire sollicitation et encouragement. Elle a gagné. Ah la duplicité des femmes ! Aucun homme ne serait passé. Alors que là les flics se sont agenouillés dans sa voix et lui baisent les bottes en soumission, allégeance et hommage amoureux, d’autant plus vibrant qu’il est inconscient. Je le vois d’ici ce petit brin de femme à la voix aiguë comme une trique, le teint fané d’un sourire, l’œil noir d’enfer et dur comme vrille, pas plus d’un mètre cinquante d’altitude mais dominant le monde du haut de son petit complexe affûté, pointue, reine et suzeraine d’autorité, tout ce que je hais. C’est sûrement un boudin obèse de pouvoir, mais elle est si belle de voix qu’elle envoûte les hommes rien que par ses silences, souveraine des mots. Ne plus écouter, cela abîme. Contempler la mer et la mer sans fin et y noyer son regard pour le laver. Que le vent tourne et lave le ciel. Qu’elle se taise, elle pollue le temps qui souffle en bourrasque. Elle lève le blizzard dans son infinie politesse exquise. Le marin est toujours superstitieux surtout de femme. Prendre le large ou l’on prendrait colère.



Le temps s’est mis au calme, presque au doux au moins pour un temps. On peut repartir pour Ny-Alesund et ses fjords de merveille, multiples comme les doigts de l’étoile et perles de mer. Ils…

Le temps est blanc. Demain est aujourd’hui, tant l’absence de nuit laque le temps et soûle les heures, qui s’écoulent analogues, dans le cirage en hilarité ivre. Elles se suivent et pourtant se ressemblent à l’identique. Comme si le temps s’était arrêté de se poursuivre. On est tous un peu fou de toujours ce jour perpétuel et cervelle échevelée et excité comme jeune phoque, complètement allumé d’alacrité démente et silencieuse, comme lumineuse qui nous incendierait de l’intérieur, déconnecté de temps, batifolé dans la tête. Fil-en-Six n’en finit pas de bouffer du mille.

La mer est ample. Ici la mer sent le large et la sagesse. Elle n’est jamais au port. D’ailleurs elle n’a pas de port. Elle refuse l’humiliation de l’homme et sa corruption polluée mazoutée, la main de l’homme qui l’enferme de digues, de môles et de quais gras. Ou plutôt tente de s’y opposer et de jouer l’espace pur. Elle est un de ces derniers lieux de liberté qui se rétrécissent comme peau de baleine sur la planète bleue. À Svalbard elle est l’exception et n’a peut-être plus d’avenir, souillée par toutes les pollutions industrielles de l’Atlantique que le Gulf Stream rabat sur ses rives au plus tard en deux ans. C’est le temps que mettent les noix de coco mexicaines pour venir s’échouer sur les grèves de Svalbard et parfois y germer le temps d’un été.

La mer large de ciel. Et le ciel accouru de nuages n’en finit pas de lanciner l’infini, l’infini, l’infini en ricochets d’échos. Demain est mort.

Au creux de la mer le vol du pétrel s’enroule dans sa courbe et porte le silence à l’ombre. Il épouse la vague comme l’enfant épouse la vie, ivre de vertige lent, il prolonge son vol à planer de lame. Il est couleur de boue claire, pourtant jamais il ne connaîtra la vase des embouchures de fleuve ou la pieuvre des deltas. Le pétrel est message de vague. Il vole à un mètre de ma main, arrêté, c’est sa manière de respirer, puis reprend sa course après avoir nouer l’amitié d’un coup d’œil échangé.

À terre la toundra à nu ne raconte que la pierre et le roc. Elle ne sait plus amadouer le froid, même le renne la fuit. Elle est noire d’amertume comme les nunataks ensanglantés de roches et d’arêtes vives martyrisées au chant des vents qui coupent l’air et fendent les nuées au rasoir de leur détresse érigée. Ils pèlent la neige. Ils règnent en couronne impériale sur leur cône de déjection.

La lune illustre le ciel au sud. La lune est enceinte ce soir et l’heure pleine de jour. La lune est pleine à craquer de neige et de jour et d’elle-même. Elle a le ventre tout rond, tout argent. Quand accouchera-t-elle ? Ça fait des millénaires de millénaires de millénaires qu’elle attend l’enfant. Un soir en fin de course d’après-midi à l’orée du crépuscule elle enfantera toute la nacre de tous les coquillages de la mer d’un coup dans une perle du soleil. C’est écrit dans les lames de la mer à la houle de son sillage. Ce sera jour de liesse, l’été sera plus clair et tout le jour s’enflammera pour toujours, pour toujours. Elle attend de toute éternité, mais un jour viendra, elle espère, elle en est certaine, elle le sait. Mais le soleil dans le Grand Nord fait toujours semblant de la féconder. Le soleil n’aime jamais dans le Grand nord, il ne fait que caresser à cause de cette perpétuelle absence de nuit l’été, l’été, l’été, qui le trouble jusqu’à l’indigence.

Le ciel a un goût de sable. L’air a ce granulé épais qui fait qu’on peut le toucher avec les yeux, il s’est inventé une pureté absolue. L’heure est en sommeil, elle est plus longue, elle a épousé la mer. Aucune grève pour accueillir mon regard. Même le sel est pâle. L’air se fait tendre, l’heure épouse son aile sur le cri d’une sterne. La solitude stagne nue et rase, elle n’en finit pas de se prolonger de mer dans le jus du ciel si clair qu’il va se gommer.

Le temps est à l’origine, la lumière naît d’elle-même, solide. On pourrait la manger des yeux, du doigt, de la bouche. Elle baptise l’espace. Vierge de sa propre naissance. Elle accroche les noirs à périr, d’un anthracite crevassé d’outre-tombe. Les nunataks peignent leurs scories en strates et cumulent le deuil. Ils… La pointe acér…

Reflet de glace sur la mer. Reflets de mer sur la glace, échangés. La mer est plus vaste. La terre est mine et terrain vague très noir de lugubre. Elle est si accrochée d’éboulis et désagrégée de rocailles qu’elle semble naître tant elle est décomposée éparpillée de pierres en déblais de débris.

Devant la mer, la mer, la mer ! La mer blanche à force d’être bleue mordorée de vert. Et derrière la mer qu’y a-t-il ? Je me suis toujours posé la question. Il y a la mer c’est tout. Elle n’a pas de réponse.

À bâbord, Geneviève regarde la glace et la coulée colossale des glaciers, je lis la mer dans ses yeux, une mer ourlée de banquise avec de vastes horizons de lune grillée de soleil marbre à la grève de sa pupille. Elle bat des cils pour chanter la houle. Le temps est long, il n’en finit pas de s’exaspérer de glace.

Je vais prendre froid. Vite une petite soupe en sachet individuel. Ça nous réchauffera. La bouilloire. Pomper. Pomper. L’eau dans la bouilloire. Pomper toujours du pied. L’alcool dans la coupelle. Verser, enflammer. Poser la bouilloire sur le feu. Non pas encore. Attendre. Que c’est long ! Il faut chauffer la lyre du brûleur. Encore. Attendre. Encore. Attendre. Comme c’est long ! L’alcool n’en finit pas de brûler. Passe le temps. Faire autre chose sans penser à autre chose. On n’a que quelques secondes pour enflammer le pétrole raffiné, si on laisse passer l’instant, c’est fini, faut tout recommencer à zéro. Donc on n’a pas trop le droit de penser à côté. Encore un peu de flamme dans la coupelle. Mais ça sent la fin. non. Si. Oui. C’est la fin. Attention ! Ne pas rater la flamme. Vite tourner le robinet de kerdane tout en allumant l’allumette. C’est fait. La flamme explose. Tourner le robinet plus fort et que fuse le pétrole sous pression dans sa respiration affolée pulsée. La flamme est jaune, or et rouge grevée de vert. C’est bon signe. Ça va vite chauffer. Quelle chance ! C’est bien la première fois depuis quinze jours qu’il part du premier coup. Poser la bouilloire sur le feu. Et attendre. Rien qu’à l’idée j’ai déjà chaud. Ouvrir le petit sachet de soupe sans le renverser. Verser dans le bol.

Mais que de soupes, que de soupes ! Elles nous jouent la multiplication des pains ! Pas possible ! On pourrait ouvrir un magasin entre les Maggi, les Royco, les Knorr, les Liebig et autres. Toutes les marques sont représentées dans notre cambuse. Plus on en boit, plus y en a ! À croire qu’elles pullulent et se reproduisent dans le secret des équipets qui fermentent d’humidité. Allez savoir ce qui se passe dans le noir au cœur des soupes ? Sûr ! Elles tissent des flirts coquins, amoureux et potagers dans le secret des alcôves sur des lits de Ketchup, des oreillers de chips et dans des draps de Sopalin et se font la cour dans les placards, elles trissent du béguin. On en a plus à l’arrivée qu’au départ. Allez comprendre ? En tous les cas elles croissent, se multiplient et prolifèrent. C’est l’invasion. La soupe est le péril, l’équipet en regorge même tellement maintenant qu’il ne se referme plus, c’est vous dire, c’est vous dire. Ah mamma mia ! Et moi qui déteste les soupes à terre ! Quel porc de phoque et puerca miseria ! Et…



Le temps est enfermé dans la brume. Le froid humide et l’humeur maussade. On arrive dans un minuscule port de poupée à l’eau toute chocolat de la fonte des glaciers et des fonds de sable gras agités par le vent, agacés par les courants, ça grouille le vaseux. La mer est boue jaune pisse, à se croire en Hollande à basse mer ou en Frise. On s’amarre à couple derrière une digue en crochet, troussée de clapot et tressée de pneus noirs. Le vent a forci, la neige pleure.

Garde montante. Amarre derrière, amarre devant, amarres de pointe. Garde descendante. C’est long. Ajustez-moi tout ça. Ça dure. Porter les amarres à terre. C’est interminable. Ils sont tout ankylosés, momies de froid ou quoi ? Et le crachin qui redouble. Alors il est amarré ce bateau oui ou non ? Raidis pas trop l’avant je ne pourrai pas raidir l’arrière, je suis trop loin du bollard. Non à toi, reprends, souque, encore. Oui. Non rends-m’en. Mais quand auront-ils fini. Monte l’impatience et avec elle la maladresse. Un bout file. Vite, vite reprends ! Reprends ! Ohlala ! Quel cafouillage ! Heureusement que l’on était amarré à terre. Largue-moi là, sinon je peux pas reprendre de la garde ! Là ? Oui là. Bien. Mais quand auront-ils fini ? C’est sûr que c’est la première fois qu’ils amarrent un bateau depuis un an ou presque mais quand même ! Quand même !

Ajuster les défenses tout en charcutant les voisins de questions, sans avoir l’air d’y toucher, question de dignité, notre besogne, tout en réglant infiniment les pare-battages. Le comble du chic, répondre du bout des lèvres, tout intérêt éteint, comme par simple politesse avec un grand ennui blasé, soupiré de silence à voix morne. Répondre comme l’on répond à un enfant alors que c’est vous qui questionnez en fait indirectement et bouillez d’impatience, tout l’art est là. Prendre la pose. Il faut le jouer viril, comme si une expédition dans le nord du Grand Nord était un pique-nique ou tout au moins notre quotidien, une routine de même nature qu’amener les enfants à l’école le matin. Tout va vite dans le Grand Nord, on fait déjà partie des anciens, dont la morgue avachie rencontre ses premiers bizuths. Faire le bêcheur désabusé, celui qui n’a plus que l’appétit pâle, le rythme lent et l’expérience très ancienne, c’est une manière secrète de se prendre pour un héros et de se la jouer Paul-Émile Victor qui aurait épousé Tabarly. La tête est bouffie d’orgueil quand elle fait la roue et roucoule de suffisance. Elle ne s’adore qu’ainsi. L’amour-propre commence par l’amour de soi gonflé de vantardise à crever baudruche. Grenouille gorgée de bœuf, on se gausse de plaisir et gonfle de bonheur, Perrichon des mers, Dumolet des glaces. Quémander une cigarette comme l’on demande son dû, sans avoir l’air de tisonner surtout. Vous ne répondez que pour leur faire plaisir, d’évidence. Lui il a envoyé sa femme pour pas y toucher, il joue les absents, a honte de sa moitié si boulimique de questions. On sent sa gêne froissée dans son ciré rouge engoncé. C’est elle qui ferraille les questions. Nous, le silence dans la voix, un grand vide dans les yeux et les mains agiles sur les bouts, on répond comme si de rien était et qu’anguille ne fréquentait pas le dessous de la roche. D’évidence ça la soulage de parler sans vergogne ni honte à langue rompue et grasse. Elle dompte sa peur ainsi, une peur rétrospective qui l’affûte de sourires. Elle suit, subit et hait l’inconfort. Elle est le charme tremblant de la femme et si jeune que même ses émotions sont vierges. Elle est fraîche épousée, et traîne son hyménée à Svalbard en guise de voyage de noces, sûr ! Elle ne l’a pas demandé mais maintenant que c’est fait, assez fière elle est. Lui, un vrai mari marin, confit d’égoïsme, bougon d’ennui, tout bouchonné de rêves anciens et ressassés. Elle…

Ne plus me tenir, ne plus me retenir, ne plus pouvoir me retenir. Ça tonne dans ma tête à grosse cloche et carillonne à toute volée. Elle me ravage en pagaille, me ruine de désir. J’ai envie de sa chair comme j’ai envie de la mer. Son nom a un goût de sable et de varech, je ne sais pas comment elle s’appelle mais je le sens. Je le sais.

du même auteur chez Hache:
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Grand poème païen euphorique, journal de bord stylé d’un « voyage en Hyperborée » (après ceux de Stephane Ilinski publiés par Hache en 1999), au nord du nord du nord de l’Europe, dans l’archipel de Svalbard, autour de la banquise, « immense de corps et d’échos ».

Ceux qui aimeraient s’y retrouver géographiquement peuvent suivre le parcours du bateau sur cette carte, avec les points de passages : Norvège (pas sur la carte), île aux Ours (pas sur la carte), cap Sörk, Hornsund, Bellsund, Van Mijenfjord, Longyearbyen, terre du Prince Charles, dépassement du 80e parallèle, Verlegenhuken.

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Paysage 876 : Corse (2009)