Sébastien D. Gendron, mars 2001
Adresse originale : http://editions-hache.com/gendron/gendron1.html
Éditions Hache : http://editions-hache.com/
À proprement parler, il s’agit d’un loft.
Attention : pas le loft du cinéma français des années 80, parquets à perte de vue qui agrandissent l’espace et décoincent les perspectives jusqu’à la baignoire sabot, résumé chic de salle de bain, esseulée sur sa plomberie à nu, longs murs interminables percés de quatre fenêtres Petit-Trianon avec pléthore de moulures et dorures au lingot, cuisine américaine à claire-voie, avec faux zinc sur lequel on ne s’accoude jamais pour dîner à cause des miettes pour lesquelles rien n’a jamais été prévu.
Non. En fait, l’appartement au milieu duquel Olivero Garlasseri est en train de réfléchir, bien que dépouillé de toute fioriture, n’est pas tellement photogénique. L’appartement au centre duquel Olivero Garlasseri met son cerveau en ébullition, ressemblerait davantage à une piscine sans bassin, un musée d’art moderne sans exposition : un palais aseptisé du décorum que l’on a trop l’habitude d’attendre en ce genre d’endroit.
Pour être tout à fait exact, l’appartement dans le nombril duquel Olivero Garlasseri se concentre pour faire sortir de son esprit une pensée constructive, est totalement vide. Si l’on voyait l’endroit au travers de l’il de buf collé à la porte d’entrée qui s’ouvre sur ce chantier du néant, on pourrait croire qu’Olivero Garlasseri y pleure l’enlèvement à peine terminé de son mobilier par quelque cambrioleur de goût.
Fourni au sol d’immenses dalles blanches en ciment marocain que divisent un quadrillage de joints gris anthracite, l’appartement d’Olivero Garlasseri n’est qu’un gigantesque escalier aux marches démesurées. Plus précisément, un escalier applati, donnant leur chance à cinq niveaux de s’élever jusqu’à une mezzanine qui entoure et surplombe toute la pièce, une dizaine de mètres au-dessus de nous, une dizaine de mètres par-delà l’épaule d’Olivero Garlasseri qui commence tout juste à trouver un cheminement correct à l’idée qui l’a assis là il y a maintenant plusieurs heures.
Autant dire que cet appartement n’a pas dimension humaine.
Mieux : autant dire qu’il y faudrait le débarquement d’une foule pour faire justice à son potentiel d’habitation. D’ailleurs, si Olivero Garlasseri voulait bien se donner la peine de faire ne serait-ce qu’un mouvement pour prouver que lui du moins est bien là, son domicile ressemblerait déjà plus à un lieu de vie et non à une usine désertée, javellisée puis ripolinée.
Mais si Olivero Garlasseri justement ne fait pas le moindre geste, c’est parce que l’idée qui le turlupine le turlupinera jusqu’à ce qu’il l’ait totalement circonscrite. Il paraît donc inutile d’aller le déranger pour le moment, et puisque notre présence ne semble pas l’inquiéter et qu’il a eu la gentillesse de nous y accueillir, autant poursuivre la visite et ne se soucier de rien d’autre ; tâchons seulement de respecter le silence monacal du lieu.
Du haut de la mezzanine, si l’on se penche un peu par-dessus la rambarde tubulaire en aluminium brossé qui la sécurise, on perçoit la présence d’Olivero Garlasseri — vêtu d’un deux pièces velours noir et assis en tailleur en plein centre de la troisième marche — comme une tache d’encre de chine sur la feuille quadrillée et vide d’un cahier d’école.
Également, si l’on regarde en détail cette mezzanine, on découvre que ce plan rectangulaire et amplement troué en son centre, ne laissant de praticable que quelques mètres à peine en largeur, est tout aussi quadrillé et immaculé que le rez-de-chaussée qu’il domine. La lumière y est pareillement aveuglante et pas une porte dans les murs ne conduit où que ce soit.
Les gens qui s’y promèneraient seraient des gens en attente. En attente de bruit. En effet, si le silence est apaisant en temps normal, il est ici un défaut, un vide de trop qui confine à la psychose. L’envie de faire jouer à plein volume les éclats de cuivres du « Kid from Red Bank » de Count Basie peut vous prendre soudainement.
L’avantage que présente ce décor blanc réside dans le peu de description qu’il autorise. Même si l’on essayait, par le moyen littéraire le plus abusif, par une logorrhée de détails infimes comme aurait pu les lister un Perec sous influence, en s’attardant, au hasard, sur l’origine de fabrication de ces grandes dalles blanches, et combien les ouvriers ont sué sang et eau pour lisser la pâte à joint qui quadrille le sol, ou le nombre d’échelles et d’échafaudages qui servit à l’édification de ce ballroom, les vitriers qui y travaillèrent en se coupant les doigts sur la tranche acérée des longues baies, l’un d’eux n’ayant jamais autant souffert depuis la dernière guerre où il fut amené au camp de Drancy pour y voir toute sa famille éparpillée sous ses yeux alors que quelques années plus tard il devait retrouver une petite sur rescapée grâce à cette célèbre émission de télévision sur les proches disparus et reprendre ainsi le cours normal d’une vie assommée de souvenirs douloureux, des cadeaux plein les bras et un chèque conséquent dans la poche dont il dépensa la totalité de la somme dans la semaine au casino de Deauville — même en développant sur de telles fuites, il est des endroits comme celui-ci dont le récit souffre vite du manque de dilatation.
En fait, ce gigantesque lieu qu’il serait possible d’habiter, mettrait facilement au défi l’imagination pourtant cavalante de n’importe quel agent immobilier :
Loue loft vide, blanc,
clair, 400 m2
Loue grand loft très clair
avec mezzanine très grande
Loue loft immense et blanc,
superbe et neuf
avec une mezzanine
superbe et grande.
Le tout vide
Loue loft de dimensions impressionnantes
avec rien dedans et plein d’idées à y mettre
Loue loft désert, blanc,
trop clair presque aveuglant
avec beaucoup trop de place
Loue piscine à remplir
pouvant éventuellement servir
de musée d’art moderne
pour galeriste ambitieux
Loue usine
Loue blanc
Loue endroit à définir
Loue
Prête
Laisse
Libère
Donne
Abandonne
Paye tout repreneur
Cède contre petit viager
en Bourgogne
Cet appartemment pourrait ainsi inspirer plusieurs sortes de vertiges, tant verticaux qu’horizontaux, des craintes multiples pouvant vite se transformer en phobies dont celles de l’envahissement par le vide, de l’étouffement par le chaos, du dessèchement cutané, de l’hygiène visuelle, de l’aveuglement par la clarté ou plus modestement du trouble que l’on peut ressentir face aux escaliers.
Cependant, tant de nudité, tant de dépouillement et si peu d’endroits où disparaître sur un si vaste périmètre ne semblent pas inquiéter Olivero Garlasseri qui, nous le rejoignons maintenant au rez-de-chaussée, redresse justement la tête, la lève totalement et vient poser ses yeux sombres sur le plafond. Il semble qu’Olivero Garlasseri ait enfin trouvé ce pour quoi il réfléchissait jusque-là et il faut bien le connaître pour s’apercevoir qu’il vient tout juste de cligner des paupières, signe qu’il est en état de reprendre une communication normale avec le reste du monde.
C’est d’ailleurs à cette observation que l’on notera toutes les ressemblances qu’il peut y avoir entre l’habitation et l’habitant, l’un pouvant être l’allégorie ou la réflexion de l’autre, l’un inspirant aussi peu la pyromanie que l’autre. On trouvera l’image inepte mais songez un court instant : un pyromane s’introduit discrètement dans cet espace pendant l’une de ces séances où son propriétaire s’est figé en Penseur. Le fou pose ses bidons à terre et enfile ses gants en souriant déjà aux délices qui l’attendent. Puis il arrose le sol de carburant qu’il regarde s’épandre et colorer d’un rose violacé les dalles muettes, il craque une immense allumette et la jette dans la flaque explosive de la main droite tout en se masturbant frénétiquement avec la gauche. Une flamme démesurée s’élève dans une profonde déflagration qui fait à peine vibrer les glaces, et avant même que le maniaque n’atteigne l’orgasme, l’incendie meurt de faim, de n’avoir rien trouvé à manger, meurt de n’avoir rien pu déranger ni personne. Point final d’une carrière jusque là applaudie par une presse affolée, des pompiers sacrifiés et un service de police criminelle impuissant, le pyromane se retire à genoux de l’appartement intact, sort dans la rue et se jette sous le premier taxi venu.
L’instant est maintenant solennel. Olivero Garlasseri vient de baisser la tête. Il la tourne vers nous, lève ses yeux noirs vers les nôtres stupéfaits et on comprend alors, brusquement, que cette soudaine mobilité de notre point central n’est due qu’à une seule chose : l’homme va parler.
Alors, tel l’acteur oublié qui revient de la poussière pour nous raconter ce que nous ignorons, la foule grouillant et frissonnant alentour, il prend son temps. Il cligne très lentement des yeux et ses mâchoires se desserrent dans un geste si lourd qu’on dirait des bras trop musclés. On sent déjà la langue presque morte recevoir les ordres affolés du cerveau en une série d’électrochocs brutaux et recommencer à vivre après cette apnée excessive. Enfin toutes les fibres et tissus du visage se démarbrent et Olivero Garlasseri prononce d’une voix que l’on dirait sortie de la caverne de Platon, une simple phrase en forme de frustration pour le lecteur qui a eu la patience de nous suivre jusqu’ici :
Olivero (calme et sourd comme un blessé de guerre)
Il est temps d’aller voir Pols !