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Olivero Garlasseri a besoin de toute notre attention

Sébastien Gendron

août 2001

7

Désespoir, remords et création

Synthèse :

  1. Je parle de Jeanne à Pols comme étant une femme que j’ai rencontrée et les problèmes d’éthique que cela me pose.
  2. Pols m’apporte un ensemble de réponses qui ne me satisfait pas.
  3. Je décide d’illustrer mon propos en présentant Jeanne à Pols.
  4. La rencontre se passe dans les conditions que nous savons.
  5. Au sortir de l’incident, Jeanne me laisse sur le bord du caniveau.
  6. Voici maintenant trois jours que j’essaye de joindre Jeanne mais elle ne daigne pas répondre.
  7. Voici maintenant trois jours que je cherche à joindre Pols et qu’il n’est pas moins muet.

Olivero Garlasseri, on l’imagine, n’est plus ce point immobile et sombre comme une tache d’encre de chine sur la page quadrillée et immaculée d’un cahier d’école. Pourtant, il occupe bien la même place qu’au chapitre un, le centre de son domaine, mais cette fois il s’y dandine, s’y tord, s’y roule, y subit sa crise comme on souffre d’une diarrhée contenue face à la porte close des toilettes publiques. La brûlure que tout ceci.

Eléments de réponses :

  1. Jeanne ne veut plus me revoir
  2. Pols ne veut plus me revoir
  3. Mais pourquoi, bon sang de bois ?!

Briser ! Voilà exactement l’envie qui vient de foudroyer Olivero ! Briser, piler, déchirer, arracher, hacher menu, disperser ! Oui, mais quoi ? Il donnerait bien de violents coup de talons dans les dalles blanches mais bon!, soyons sérieux, à l’instar du pyromane, ça ne le mènerait pas loin ou renforcerait son désarroi. Or ce qu’il veut briser, piler, déchirer, arracher, hacher menu, disperser, il veut, tant qu’à faire, que ça ne lui appartienne pas et que ça vaille la peine.

Moins de trois-quarts d’heure plus tard, Olivero Garlasseri signe le registre d’entrée du Plaza Athénée pour la suite 42. Il est vingt-trois heures. À une heure du matin, le système d’alarme incendie du palace se met à chanter ; quatre minutes plus tard, trois camions de pompiers stationnent avenue Montaigne. Dans la suite 42, le capitaine des sapeur, le directeur et le concierge constatent les dégâts par écrits : le matelas est totalement consumé, les murs sont barbouillés d’injures inscrites au dentifrice bifluoré-bicolore, le poste de télévision sert de casque cubique à une copie de la Vénus de Milo et le salon Voltaire a été soigneusement lacéré au rasoir triple lames, ce qui a sans doute pris du temps. Bien entendu, la personne qui est entrée ici à vingt-trois heures ce soir, a payé d’avance, en liquide et a signé le registre du nom d’Olivier Lagarrosse, n’est plus actuellement dans les murs, comme le confirme, prudemment embarrassé, l’homme aux clés d’or.

Le lendemain à Londres, à trois heures de l’après-midi, deux agents de police interpellent un homme d’une trentaine d’années sur Trafalgar Square. L’individu, passablement excité aux dires des allogènes colombophiles, armé d’une raquette de tennis, fauchait par dizaines les pigeons qui ont ici leur domaine. Quand ils arrivent sur les lieux, l’homme vient tout juste de smasher l’un des volatiles qui repart brutalement en arrière et s’écrase mollement contre la colonne de Nelson dont il ensanglante l’inscription. Rapidement maîtrisé, le jeune homme, en se débattant, arrive pourtant à échapper aux forces de l’ordre et disparaît corps et âmes. Au vingt heures, la BBC One annonce pas moins de deux cents victimes.

Quatre jours plus tard, à Bruxelles, le quartier des banques se trouve totalement paralysé à quelques minutes seulement de l’ouverture. Motif incontournable : toutes les serrures des bâtiments ont été sauvagement mutilés à la cyanolite. Il faudra attendre l’intervention d’un éminent serrurier qui n’aura lui pas perdu sa journée. Sur le rapport de police établi lors des nombreuses dépositions de plaintes, on retiendra le témoignage d’un vendeur de journaux corroborant celui d’un ouvrier qui passait aussi par là très tôt le matin même : ils ont tous deux aperçu à deux endroits différents mais à quelques minutes d’intervalle, un homme de bonne taille, vêtu d’un costume sombre, d’âge indéfinissable étant donné la faible luminosité, penché curieusement sur les portes de deux bâtiments bancaires. Un temps, il est vaguement question d’interroger tout le personnel bancaire de la capitale européenne. Un temps seulement.

La semaine suivante, à quelques minutes de la cérémonie de clôture du Festival International du Film de Cannes, la Palme d’Or est dérobée. Le larcin n’ayant aucun précédent, on ne s’est jamais inquiété de mettre le haut trophée sous haute surveillance ; il trône sur une table, dans une loge fermée à clés, avec autour de lui la liste officiel du palmarès, les enveloppes devant être ouvertes et lues par les membres du jury face au parterre d’artistes et de journalistes impatients, et le plan de défilement de la soirée. De temps à autre, Maître Clampier, huissier de justice délégué au Festival, vient faire un tour pour voir si tout va bien du côté du velours et comme tout va toujours très bien, il espace ses visites, leur préférant la proximité toujours plus gratifiante des personnalités du spectacle venues par les derrières du palais voir s’il n’est pas possible de discuter avec Gilles Jacob de ce fameux palmarès. Gilles Jacob, qui est un homme strict mais qui ne manque pas de savoir-vivre, refuse systématiquement mais fait apporter le champagne. Alors, l’on discute tranquillement de ces quelques jours de luxe posé, de calme irritable et de bruyante volupté. Aussi, lorsque Maître Clampier se rend à l’évidence que derrière la porte de la loge fermée qu’il rouvre enfin, il manque quelque chose d’essentiel au bon déroulement de la cérémonie qui déjà ronronne, il est définitivement trop tard pour préparer un faux.

Trois jours plus tard, le magnifique jet du lac Léman tombe en panne pendant vingt-quatre heures sans qu’on puisse trouver l’origine de la panne ni réparer le dysfonctionnement. Finalement, au matin suivant, vers dix heures, la mécanique se remet en marche, envoyant dans le ciel franco-hélvetique une gigantesque gerbe d’eau d’un superbe rouge vermillon. Et tout comme il s’était mystérieusement interrompu, malgré les efforts et les questionnement, le geyser reste increvable et intarissable. En deux jours, la moitié du lac devient aussi sanguinolente qu’un port des îles Féroé par jour de chasse aux globicéphales.

On comptera en l’espace d’un mois, une bonne douzaine de ces forfaits un peu partout en Europe. Lorsque Olivero Garlasseri remet les pieds sur le sol dallé de son palais, il est un autre homme, quoiqu’un peu désorienté.



Pols est quelqu’un d’extrêmement pragmatique.

Lorsqu’il sent monter les premières bouffées d’ennui annonciatrices d’une déprime dont il ne peut pas encore juger si elle sera forte ou bénigne, il contacte une entreprise spécialisée et fait installer à la place de l’ancien, un rideau de fer à levée et descente automatisée, commandée à distance par infrarouge. Il fait faire de même avec le verrou de son foutoir et le dimanche soir suivant cette micro-révolution, il s’enferme dans son lit-bateau, pose à coté de lui son téléphone et ses deux télécommandes et attend que la déprime l’envahisse avec la force qu’elle voudra.

La première nuit, il ne se passe rien. Pols s’endort assez vite et sombre très profondément. Quand il se réveille avec les premiers carillons de clients, il s’aperçoit qu’il a le cœur plutôt léger. Rapidement, hélas !, il comprend que c’est de tester les télécommandes qui a masqué l’angoisse. Une fois le rideau levé, le verrou tiré, les commandes reposées, Pols sent poindre le poids sourd des choses qui tournent carré.

La seconde nuit, il ne se passe rien et déjà quand le premier client apparaît au matin, Pols ne trouve guère amusant d’actionner ses télécommandes.

La troisième nuit, il ne se passe rien et quand le premier client tintinnabule, Pols l’engueule et lui intime l’ordre de revenir dans l’après-midi. Il n’ouvre que très tard ce jour-là et dort très peu pendant la journée. Il s’aperçoit aussi que les clients achètent moins.

La quatrième nuit, il ne se passe rien et alors Pols comprend ce qui se profile.

Le matin du cinquième jour, il décide de mener une journée à l’ancienne, sans infrarouge, et de voir si les choses se dérouleront comme il parie qu’elles vont le faire.

Le client en question arrive, Pols sort de son lit pour actionner lui-même le système d’ouverture du foutoir et fait la conversation comme il l’a toujours fait c’est à dire de façon peu loquace et franchement désagréable. Après le déjeuner de midi, qu’il prend comme tous les jours à bord de son lit-bateau en compagnie d’une dizaine d’acheteurs qui furètent au milieu de sa décharge, il se renfonce sous les draps, s’endort et ne se réveille que fort tard. Mais autour du lit, personne ne zieute l’éveil du cador et pour cause : il n’y a plus rien à voir. Sous l’édredon, c’est une panne musculaire que Pols effleure honteusement. Alors, revient à sa mémoire comme un aveu désarmant qu’il a tenté d’enfouir, le portrait de cette chose à laquelle il rêve désormais sitôt qu’il ferme l’œil : une vache !

Une Holstein, noire tachée de blanc, qui rumine paisiblement, en boucle, ses yeux vides invariablement tournés vers lui, et quand elle a cessé de ruminer, au lieu de se baisser pour attraper une autre raflée de trèfle, elle régurgite la glaire herbeuse issue de sa précédente ingestion végétale. Sans doute a-t-elle brouté dans le rêve d’un précédent déprimé, sans doute lui n’a-t-il vu de cette vache que l’échine tombante se terminant par une paire d’oreille et un large museau grognant, obstinément plongé dans la luzerne. Et peut-être que dans un rêve suivant, un troisième profite-t-il d’elle en train de bouser, comme le font si bien et si fréquemment les vaches à qui il manque un sphincter pour se retenir. Mais qu’importe si ce rêve de la vache est partagé avec d’autres ! Ce que Pols y voit, lui, de scandaleusement déprimant, c’est que cette vache a totalement remplacé Morphée et apparaît désormais comme la mire de l’ORTF qui se substituait aux programmes télés de sa jeunesse une fois la nuit tombée.

Il est là le tragique. Se retrouvant avec une vache comme unique leitmotiv nocturne, que va-t-il advenir de ses fantasmes ? Va-t-il finir comme le couple de la collection des films 9,5 et commencer à rêver de rodéos coïtaux ?

Et puis, enfin, pourquoi une vache, merde ?!!!



Lorsqu’il referme l’œil cette nuit-là, le film de la vache qui rumine se remet en marche et il y a droit jusqu’à l’arrivée du premier client du matin. Alors, il tente, comme pour la désamorcer, de trouver le pourquoi de la venue de cette vache dans son imagerie mentale pourtant vouée depuis toujours à l’érotisme anthropomorphe.

C’est forcément un trouble dans le filtre de l’inconscient, Pols en est persuadé. Mais ça ne peut pas être aussi simple qu’une punition introvertie pour sa conduite déshabillée de l’autre matin, Pols en est convaincu. Et ce pour plusieurs raisons :

— Comme le disait sa grand-mère : « Je ne renierais jamais mon cul pour un pet ». Pols n’a jamais rougi de son comportement onaniste devant témoin. Comme la veste en peau de serpent de Sailor, la branlette en public est le fondement de la personnalité de Pols.

— Un seul animal peut illustrer fidèlement le comportement de Pols : le porc. Pols le sait, Pols l’accepte, c’est dans ses cordes. Et au porc on mène la truie, non pas la tendre vache, bien trop haute au garrot et bien trop large de col.

Voilà une analyse rondement menée qui ravit Pols et le soulage.

Un temps en tout cas.

La vache doit forcément avoir une tout autre signification. Peut-être quelque chose de beaucoup plus grave, quelque chose d’infiniment plus pernicieux. Ou bien, en définitive, trois fois rien, juste une passade de son esprit en surchauffe pornographique.

Pols qui, nous l’avons vu au début de cela, est un esprit pragmatique, met alors aussitôt le cap sur le dictionnaire pour voir si dans tout cela ne se cache pas l’impétueux mystère à trois sous d’une chasse au trésor pour enfant :

Vache, n. f. (lat. vacca, m. s.). Femelle du taureau. Du lait de vache.// Fam. Couleur queue de vache, de couleur rousse.// Fig. et prov. Manger de la vache enragée, éprouver beaucoup de privations et de misères.// Triv. Fille ou femme très grosse.// Pop. Le plancher des vaches, la terre ferme, par oppos. à la mer. - Le ranz des vaches. V. RANZ.// Coup de pied de vache, coup de pied de côté ; et, au fig. et pop., méchanceté faite à quelqu’un à l’improviste et sournoisement.// Fig. et Fam. Vache à lait, personne ou chose dont on tire un profit continuel.// Période de vache maigre, période de disette, de restrictions. - Chacun son métier et les vaches seront bien gardées, tout va bien quand chacun se mêle de ce qu’il connaît.// Parler français comme une vache espagnole, parler incorrectement le français (le mot vache est sans doute ici une déformation de basque). [Zool.] Vache de mer, la rythine. [Tech.] Peau de vache corroyée et dont on fait des souliers, des harnais, etc. Serviette en vache.// Vache à eau, récipient en toile imperméable, pour le camping.// Fig. et fam. Une vache, une personne dure, sévère. Quelle vieille vache ! Adj. Fam. Dur, sévère, méchant. Des propos vaches. Un chef vache.

Voilà donc un peu de temps gagné sur l’ignorance et le dos de la bête.
Mais force est de constater que la réponse n’est pas plus dans cette liste exhaustive de l’Académie Robert que dans l’idée que Pols s’en fait. Il referme donc son dictionnaire et tente d’analyser son rêve avec objectivité :

— Cette vache, comment est-elle ?

— Euh ! Blanche et noire.

— Tu es sûr ?

— Assurément, comment pourrait-on se tromper ?

— Elle pourrait être inversement noire et blanche.

— Comment ça ?

— Si l’on considère que forcément, une vache noire et blanche ou blanche et noire, ne l’est pas uniformément, il faut déterminer si elle est plus noire que blanche ou plus blanche que noire. Après quoi, on pourra à juste titre dire de cette vache qu’elle était blanche et noire comme tu me l’affirmes ou bien noire et blanche, comme je souhaiterais que tu me le précises.

— Le problème c’est que je ne vois quasiment que sa tête et que n’ayant pas vu le reste du corps, je serais bien en mal de pouvoir affirmer quoi que ce soit. Disons, en référence au partage des taches sur sa tête, qu’elle a davantage tendance à tirer sur le noir et blanc. Oui ! Maintenant, je peux l’affirmer. Noire et blanche !

— Et qu’y a-t-il autour ?

— Là encore…

— Bon ! Ca fait plus d’une semaine que tu me fais rêver d’elle, alors, bordel de merde, tu dois bien savoir ce que tu as mis dans cette satanée image !

— Dis donc, tu vas commencer par me quitter ce petit ton, je te prie ! Moi, je fais juste la transition entre les choses que tu enregistres sans les voir et le foutoir visuel dans lequel tu vis, alors, si je me retrouve avec une vache à placer, c’est pas forcément ma faute ! Ce qu’il y a autour, pour ce que je sais des vaches, ce doit être au moins un peu d’herbe ; donc, un bout de pré, au moins. Et puis du ciel bleu derrière, parce qu’il ne pleut pas, je m’en souviendrai, la pluie me déprime, ça mouille et c’est chiant comme un lundi de mars, donc il ne pleut jamais dans tes rêves.

— Et que fait cette vache ?

— Tu l’as vu comme moi !

— Réponds à ma question !

— Ben, elle fait ce que font la plupart des vaches qui ne révisent pas leurs algorithmes : elle rumine.

— C’est tout ? Jamais elle ne se baisse pour attraper un peu d’herbe fraîche ?

— Non !

— Comment ça, non?!

— Non. La vache a cette capacité de faire remonter l’herbe qu’elle a mise en réserve dans son deuxième estomac et qui n’est pas assimilé par son organisme. Ce qui fait qu’on a l’impression qu’elle a fini de brouter alors qu’en fait, elle se remet à manger.

— Oui, d’accord. Mais ma vache à moi, est-ce que jamais elle ne mange sa ration d’herbe pour avoir quelque chose à régurgiter ?

— Non ! Elle l’a déjà brouté son herbe !

— Comment ça ? Quand ? Je ne la vois jamais faire !

— Oh ! Que si !

— Mais non ! Quand je m’endors et que je commence à rêver, aussitôt m’apparaît cette énorme tête de bovidé qui mastique déjà. Et jamais je ne vois la scène où elle broute l’herbe du pré dans lequel, soi-disant, elle se trouve.

— Mais peut-être justement que ce n’est pas dans ce pré-là qu’elle a brouté !

— Je ne comprends rien !

— Cherche, tu brûles !

— Ah, bon ?

— Oui ! Qu’était Morphée pour toi ?

— Ma maîtresse, mossieur ! Une beauté marine qui venait me faire l’amour à chaque fois que je fermais les yeux et croyez-moi que je savais lui en donner !

— Pourquoi a-t-elle disparue ?

— Je n’en sais rien !

— Si, tu sais !

— Non !

— Si, je te dis ! Cherche !

— Je vois pas. Ah ! Attends. Elle a disparu et la vache est apparue. Elle a disparu en fait après l’incident et… C’est bien ça alors ! C’est ma punition ! Morphée, s’est transformée en grosse vache parce que j’ai montré mon truc…

— Mais non, pauvre tube ! Avant que tout ceci n’arrive, comment te sentais-tu ?

— Bien !

— Et tu dormais comment ?

— Très bien, de toute façon, je dors toujours très bien !

— Et maintenant que tout cela s’est déroulé, tu dors toujours aussi bien mais tes veilles sont agitées par cette histoire qui te hante ?

— Oui, et ?

— Et cette agitation est bien plus forte que ton érotomanie puisque avec tout ça, voilà bien une semaine que tu ne t’es pas offert la moindre douceur ?

— Mais c’est cette vache ! Comment veux-tu que je pense à la tripote quand je n’ai que cette vache en tête ?

— Mais, c’est toi la vache, espèce de pomme à l’eau !

— Comment?!

— Mais, oui ! N’as-tu pas compris ? Que fait cette vache ? Pourquoi ne la vois-tu pas brouter ?

— Parce qu’elle rumine !

— Et toi, que fais-tu, toute la sainte journée, tu… ?

— Je me repasse cette histoire idiote et…

— Tu fais comme la vache, tu rumines ! Te voilà face à toi-même, dans un miroir qui te transforme en vache ! Ce qui t’évite quand même d’avoir des insomnies.

— Mais enfin pourquoi ? Je ne saisis même pas la portée de toute cette rumination !

— Que fait la vache quand elle rumine ?

— Ben… Elle rumine !

— Mais encore, donne-moi un synonyme pour ruminer !

— Mastiquer ?

— Non !

— Mâcher ?

— Non ! Ah ! C’est désespérant ! Qu’est-ce que tu fais quand tu veux manger une cuisse de poulet ?

— Je mords dedans ?

— Voilà ! Donc, ta vache, ce qu’elle a mordu précédemment, elle le ramène dans sa bouche et elle le… ?

— Mord à nouveau ?

— Autre chose ! Elle le…

— Mange encore ?

— Non ! Rhaaa ! C’est pas vrai ! Mets-y du tien, on va pas s’en sortir ! Un truc avec mord et l’idée de le faire une nouvelle fois ! T’es franchement manche ma parole !

— Re-mord ?

Et voilà, Pols qui comprend, après deux pages d’explications lourdement tractées, qu’il est victime de ses propres remords et qu’il va falloir qu’il y remédie rapidement s’il ne veut pas continuer à se voir en vache ruminante.

— Mais alors, Morphée… C’était moi en femme ?

— Eh ! T’es gentil maintenant, tu me lâches.



Finalement, Jeanne Genséric n’a qu’une passion.

Et lorsque l’on n’a qu’une seule passion, elle prime de toute évidence sur le reste de vos passions. À l’heure où Olivero s’enfuit du Plaza Athénée et au moment précis où, sur l’écran des rêves de Pols apparaît subitement le portrait mobile et hyperréaliste d’une vache ruminant une herbe avalée depuis bientôt douze heures, Jeanne tape le point final du premier chapitre de l’œuvre que lui a inspiré tout ceci.

Cinquante pages. Pile ! Depuis hier midi qu’elle est rentrée rue de Greffulhe, elle n’a pas pris une seule minute, ni pour s’occuper de son téléphone qui pourtant sonne de temps à autre et pendant longtemps, ni pour remplir son ventre qui a crié mais qui maintenant beugle « FAMINE ! ».

Elle tape, tape, tape sur sa petite Olivetti rouge, tire les feuilles d’un côté pour en remettre de l’autre, laisse tomber par terre ce qui a déjà été tapé et tape encore jusqu’à ce que le ruban lâche, alors elle le change très vite, s’en fout plein les doigts puis sous l’œil parce que c’est maintenant que ça gratte et la voilà qui retape de plus belle. Inutile de préciser, messieurs, qu’à un tel point d’abandon physique, elle ne se rend même plus compte, la petite Jeanne, que le chauffage qu’elle a mis en rentrant hier et qui surchauffe encore la pièce, lui a fait retirer tout ce qui lui tenait chaud et que, un peu avachie au-dessus de son travail, elle crée dans un joli ensemble de cotonnades fines, sans grandes fioritures ni brillances, à peine un éparpillement de fines marguerites courant de pièces en pièces pour y lire les courbes. Les épaules, le buste, le dessus des cuisses, tout cela est joliment tapissé de taches de rousseur et l’odeur qui se dégage d’elle est le savant mélange d’un reste de Chloé sur lequel la chaleur persistante de sa chambre a tiré le léger voile d’une transpiration peu chargée en phéromones.

Maintenant, ne nous leurrons pas : oui, Jeanne est une très belle jeune femme et de la voir à demi nue comme cela devant nous peut attiser la convoitise des moins résistants. N’empêche que sa position, qui n’a rien d’étudiée, devant la machine à écrire lui donne des allures de cintre mal pendu, son dos, fortement courbé par la tâche, fait monter et descendre trois plis sur le ventre qu’elle n’a tout de même pas d’une exemplaire platitude, ses cheveux qui la gênaient, ont finalement été emprisonnés dans la charlotte en plastique habituellement destinée à la douche, ses nombreux aller-retour expéditifs aux toilettes ont taché plus que de raison la culotte précédemment décrite comme cotonnade blanche et à force de passer à tour de rôle une jambe par-dessus l’autre, elle a deux grandes plaques rouges sur le bas des cuisses, juste avant le genoux. La fatigue lui a creusé les joues, le ruban lui a noirci le dessous des yeux, les lunettes qu’elle porte lui ont irrité l’arête du nez, elle pue de la bouche parce qu’elle n’a rien avalé depuis longtemps et que son intestin est en train de digérer son estomac, elle a en symétrie deux boutons, l’un déjà blanc, l’autre encore bien rouge, de part et d’autre du menton et, cerise sur le gâteau, comme à chaque fois qu’elle pousse la concentration oculaire au-delà de ses limites, son bel œil vert droit accuse un méchant strabisme qui n’est en rien d’une charmante coquetterie. C’est à peu près tout. Ce qui fait qu’en moyenne, à l’heure où nous l’épions, après douze heures d’un travail acharné sans faire attention à rien d’autre que ces éclatantes feuilles blanches qu’elle transforme en pages, Jeanne Genséric est un assez jolie taudis. Mais un taudis, tout de même !

Il est bien trop tôt pour savoir ce que contient ce premier opus. Pour l’heure, Jeanne vient d’enfoncer la touche majuscule et d’actionner celle du point qui surplombe le point virgule : le chariot qui s’est relevé sous la pression du piston mécanique offre au papier enroulé l’angle suffisant pour recevoir la frappe du haut de la tige gravée. Puis, le chariot retombe un peu brusquement, émettant un clang ! vigoureux, la feuille est presque arrachée dans un grand Rrrrrrrrrrrrriiiiiiiiiiiiiiiiiirrrrrrrrrriiii ! et Jeanne qui se retourne sur le décor de sa chambre remoquettée de copies chinées, se rend brusquement compte que dans la panique de sa cadence infernale, elle n’a jamais pris le temps de numéroter ses pages. Elle pourrait laisser tomber, Jeanne, laisser choir cette dernière page et s’effondrer telle que sur son lit doré où là aussi une partie du chapitre se prend pour une courtepointe. Elle n’aurait qu’à s’enfouir la tête dans son oreiller et se laisser sombrer en oubliant tout, jusqu’à l’heure indéfinie où elle se réveillerait pour se remettre au travail puis s’effondrer à nouveau et se relever et ainsi de suite.

Ah, mais non ! Jeanne n’est pas de ces gens là. C’est une acharnée, une besogneuse et de toute façon ce serait un bien mauvais hommage à son labeur que de l’abandonner sans le lire. Elle n’est pas encore l’une de ses pisse-copies qui pondent au kilomètre du roman prédigéré où l’on a remédié aux soucis de l’infâme panne d’écriture et autres aspérités en établissant le moule, squelette invariable, traversant une usine sans pensée ni sentiment, pour sortir à l’autre bout de la chaîne affublé d’une histoire sans vie… Rooon… Zzzzz !



Quinze heures plus tard, Jeanne rouvre les yeux, se lève de la moquette sans grand étonnement, décroche son téléphone et sans savoir l’heure qu’il peut être, commande une pizza. Puis elle rentre dans sa micro salle de bain pour en vider le ballon. Elle s’en éjecte au bout de vingt minutes, alertée par la gueulante de l’interphone qui lui annonce l’arrivée de sa pizza en mobylette. Elle passe un peignoir, ouvre la porte avec l’appoint à la main, ne laisse même pas le temps au livreur, attrape la boite plate et referme sans même un merci. À peine posé sur la paillasse de la kitchenette, le carton est littéralement déchiqueté, la pizza, une base crème fraîche avec des boulettes de bœuf hachées dessus, nappées de fromage fondu et de câpres, est roulée comme une vulgaire crêpe et c’est la curée. Jeanne ne se soucie même pas du jus gras qui lui coule entre les doigts, elle évite juste de salir son peignoir. Elle ne mange pas, elle bouffe. Elle n’avale pas, elle aspire. Jusqu’au trottoir et ses miettes en six minutes et quarante cinq secondes. Après quoi, prise d’une légère nausée, à un demi-centimètre cube du jet de bile, elle s’appuie un peu contre l’évier et se maintenant l’estomac, libère un vaste rot bien bruyant qu’elle laisse ronfler pendant plusieurs secondes.

À nouveau, elle part s’enfermer dans la salle de bain. Et la voilà qui réapparaît, vêtue et prête à se jeter — ce qu’elle fait sans qu’on lui demande — sur la lecture de son premier chapitre. Pendant une heure et demi, stylo Bic rouge droit comme un I, Jeanne tabasse ses lignes de grandes lacérations sanguines et impitoyables. La marge ressemble un peu à ce que sera le lac Léman dans quelques jours.

Puis, elle laisse tomber à ses pieds le paquet de feuilles de son premier chapitre et glisse une nouvelle page dans le rouleau de la machine et la voilà qui se relance sans avoir même pris le temps de réfléchir à ce qu’elle allait écrire.

Tac-tac-tac ! CHAPITRE DEUX !

Vlan-zzzzzzz ! Retour chariot !

Gling-glo ! Alinéa !

En une fraction de seconde, ses doigts se mettent à actionner la mitraillette typographe selon la méthode Pigier. Elle va avoir chaud, va suer, va retirer tous ses vêtements, va attraper encore deux ou trois boutons, rayera encore une cinquantaine de pages d’où naîtra le deuxième chapitre et puis elle se rendra compte au moment du point final qu’elle a oublié cette foutue numérotation. Au moment où elle voudra relire, douze heures après maintenant, elle tombera pour la deuxième fois de sa chaise, laissant choir son deuxième chapitre et se raclant le sommet du crâne sur le pied du lit. Puis, il y a aura les épisodes des quinze heures de sommeil lourd, de la commande de pizza, de la douche intermittente, de l’arrivée du livreur que nous ne verrons encore pas, de la pizza roulée et avalée à la Basque, de l’huile plein les mains, puis la relecture, la correction, la tête de conne et Tac-tac-tac ! Vlan-zzzzzzz ! Gling-glo ! CHAPITRE TROIS..

Inutile donc de s’attarder, ce ne sera pas non plus une journée passionnante pour nous. Par contre…



Par contre, le jour où la Palme d’Or est mystérieusement dérobée au Palais des Festivals à Cannes et où Pols finit par comprendre pourquoi il y a une vache qui le regarde à chaque fois qu’il éteint la lumière, il s’est encore écoulé près de trois semaines. Et c’est là qu’il est intéressant de traîner dans les parages de la rue de Greffulhe.

S’en échappe la magnifique Jeanne Genséric, vêtue comme à l’accoutumé de sagesse et d’exemplarité, une petite serviette en vachette sous le bras qui se gonfle de l’équivalent volumique d’une ramette de papier. Arrêtant un taxi, elle se déplace ainsi dans un Paris encombré, jusque chez Angelina, sur les fauteuils de qui l’attendent deux quinquas : M. Genséric, souriant, beau et svelte et M. Lentier de chez Gallimard, laid et adipeux mais transportant l’avenir.

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