Littérature     Essais 

Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

Présentation    Textes    Livres    Presse    Archives    Proposer    Contact

Le Jour où on a tué Margot

Sébastien D. Gendron

mars 2001

Si je m’étais écoutée, j’aurais pris mon élan en reculant comme ça jusqu’au pré de chez Lagardère. Et si j’avais pas pesé mes 560 kilos, j’aurais couru vers Margot comme prévu et je serais passée par-dessus comme font les gamins d’Émilien quand ils s’emmerdent l’été et qu’il fait trop chaud pour faire des conneries.

Mais y avait toutes les autres qui me regardaient. Alors j’ai démarré sans même m’en rendre compte. D’abord un pas devant l’autre, à trouver des prétextes pour avancer plus vite. Sous le noyer, à côté de l’abreuvoir, je sentais Émilien qui roupillait. Un instant, j’ai pensé que c’était de sa faute toute cette saloperie : toutes ces choses qu’il nous a collées dans le crâne alors qu’on a jamais rien demandé d’autre que de dégazonner tour à tour et suivant la logique rotative des jachères ses trois prés familiaux, comme l’ont fait nos mères longtemps avant nous et comme le feront nos filles si je me décide à utiliser ma force naturelle à autre chose qu’à faire du stress avec mes idées sombres.

Je redresse le museau et je regarde Margot. Elle a l’air de rien, juchée là-bas comme une imbécile sur ses échasses trop fines pour son poids. J’ai envie de chier alors je me vide en avançant comme une barrique de purin, en partie sur mes chausses. Ca fait toujours marrer les mômes d’Émilien. J’aimerais les voir, ces abrutis, tout désinhibés et sans sphincter, ils feraient sûrement moins les malins.

Dans son sommeil, Émilien change de position. Ca me donne envie de chialer. Non, ça peut pas être de sa faute. On peut pas reprocher à un jeune paysan de vouloir éduquer les masses animales. Et puis quoi ? C’est pas normal d’apprendre à lire à ses gamins sous le noyer près de l’abreuvoir ? De leur faire réciter leurs leçons d’histoire-géo à l’ombre des meules de foin ? De les punir en leur faisant répéter inlassablement leurs tables de multiplication sur le chemin du retour à la ferme pendant qu’il nous tape sur le cul pour qu’on se grouille un peu ? Et de faire tout ça devant nous, sans penser à mal ? Et quand la journée est finie, c’est un crime de laisser la radio allumée dans l’étable à l’heure de la traite ? Bien sûr que ça nous servira jamais à rien de savoir quel rôle a joué Roosevelt dans les accords de Yalta, que pour retenir la table de neuf il suffit de concaténer la série des chiffres de 0 à 9 à la même série inversée, que le cac 40 perd 3 points à la clôture chaque jour quand le Dow Jones augmente, et le théorème d’Archimède, les ordres obscurs du Vatican, la mécanique quantique, la tentative de réhabilitation du film pornographique, le pendule de Foucault, le millénarisme, le mystère Gorki, la tectonique des plaques, le préjudice des Capulet, le goût de framboise d’un Haut Marbuzet 1973, le ferroutage et ses moindres risques, la surface d’un carré, les risques de cancer de la peau, la fosse des Mariannes, l’horizontalité absolue, l’Enfer de Garouste et celui de Dante, les plaines du Maine, « La Môme Vert de Gris »…

Des quantités non négligeables de connaissances accumulées dans des cerveaux réputés inutiles, parfois spongieux, trop occupés à ordonner mastication et régurgitation, trop occupés à tenir d’une main de maître les usines sur pattes que nous sommes.

Au départ, était l’unité : nous étions vingt-six ; 26 têtes. Bêtes à cornes, répertoriées suivant acte de naissance sous l’appellation vétérinaire « Française Frisonne, Pis Noirs », les classiques : blanches taches noires ou inversement. Celles des bords de route, icônes de la campagne européenne. Propriétés de Monsieur Émilien Bacquera, agriculteur résident du petit village de Sainte Dode, Gers, département 32, préfecture Auch.

C’est bien beau de se mettre en route mais s’agirait de prendre le rythme de croisière, Bon Dieu de merde ! On sait bien que le cent mètres en 9 secondes 26, c’est pas une spécialité chez nous. Le tout, c’est d’arriver à se lancer, trouver le bon prétexte, un qui n’ait aucun rapport avec la vérité en cours. Un truc bien rude, méchant, une sale rancune, tenace, quelque chose qui me fasse suffisamment mal pour me donner envie de dégommer tout ce qui se présente.

Je me souviens brusquement du jour où Émilien nous a filé nos noms. C’était une semaine après l’enterrement de Monsieur Bacquera. On nous avait mises dans un des trois prés et on regardait passer les voitures noires. Tout le voisinage semblait se foutre royalement de notre sort. Il fallait se rationner sur l’herbe, pas qu’on en manquait mais ça usinait ferme dans nos entrailles et comme l’heure de la traite ne sonnait pas, on avait les mamelles qui raclaient les taupinières. On savait qu’Émilien était revenu de la ville pour reprendre l’exploitation mais on n’avait toujours pas vu la tronche qu’il avait, le fils prodigue. Dix ans qu’il avait disparu. Le père Bacquera, il avait voulu en faire un ingénieur agronome, un truc respectable pour le voisinage mais qui reste sur les terres, pas un intello du sort de qui on alimente la conversation des moissonnages. Résultat : diplôme d’archi. Ça pérore encore du côté des séchoirs à maïs. Ce que les gens s’emmerdent, c’est quand même pas croyable. Bref ! Revoilà notre Émilien national avec femme et enfant. Une très belle fille, une tige presque plus grande que lui, épaisse comme un billet de cent plié en deux. Au regard qu’elle nous jette quand Émilien fait le tour du propriétaire, je lui donne trois mois. Résultat : en mars, un petit matin de bruine, sur le coup des cinq heures, la 806 familiale glisse lentement hors du garage et cap sur le retour. De ma fenêtre sur cour, j’ai eu tout loisir de commérer ; c’est moche la tristesse : elle était toute voûtée, si jeune et déjà usée par le drame du choix. Ça avait dû tempêter sévère toute la nuit et là, voilà, décision. Deux heures plus tard, Émilien nous amenait au pré avec son nain dans la main qui posait des tonnes de questions qui faisaient chialer Émilien. Et il se privait pas de dégouliner Émilien. Ça flottait du ciel aussi, plus lourd qu’au départ de la 806. Tous les deux, ils étaient encapuchonnés dans leur k-ways rouge et vert, du Kandinsky. On est entré dans le pré, on avait toutes la même chose en tronche mais on a avancé et on s’est enfoui le groin dans l’herbe trempée. Alors le môme s’est foutu à sangloter lui aussi et Émilien savait plus quoi faire pour le sauver de sa flaque. Il le prenait dans ses bras, le serrait contre lui, lui disait de pas s’en faire, qu’ils allaient vachement bien s’en sortir tous les deux, deux mecs merde, tout de même ! Les bonnes femmes, après tout, ils avaient tout le temps d’y penser. D’abord profiter du bon temps, une bonne éducation à l’ancienne, père-fils, l’intangible unité. Dire ça à un gosse de deux ans, je comprendrai jamais comment fonctionnent les gens ! Quand ils ont redressé la tête parce que les larmes avaient fini par sécher, on était toutes là, autour d’eux, un rempart de vaches qui vous regardent avec des gros cils qui battent les mouches et des bouses qui dégoulinent sans prévenir.

— Comment c’est son nom ? a demandé le nain en montrant Margot de son petit doigt plein de morve, comme s’il avait opté de lui-même pour le changement de sujet.

— Margot ! répond Émilien du tac au tac à qui la culture paysanne a laissé un riche héritage.

— Et celle-là ? pointe le gamin en montrant ma voisine.

— Madonna !

Ça fait poiler le môme. Du coup, les nuages se barrent, le soleil se lève et Émilien se sent pousser des ailes.

— Et elle ?

— Maastricht !

Le gosse s’esclaffe. Émilien le suit, heureux d’avoir trouvé une faille confortable. Le fils pointe du doigt au hasard et le père baptise par association d’idées en Ma. Ainsi, nous sommes : Mahatma, Marlboro, Mabuse, Macbeth, Mac Donald, Malamout, Madagascar, Malcolm X, Mala Questa, Macintosh, Macrobiotik, Madame De, Malaria, Maïakovski, Master Mind, Mahmoud de Gazni, Malmö, Manicourt, Maquette, Marie-Salope, Mazette, Mazurka et moi-même… Mapplethorpe.

Oh ! Et puis merde après tout ! Rien à foutre de ces conneries, faut bien crever de quelque chose alors d’ici là, prenons le temps d’être cynique et assassin. J’ai envie de faire trembler la terre autour de moi, voir comment ça fait de sentir mes sabots s’enfoncer dans la terre sous la brutalité de mon poids… Eh ! C’est pas mal pour presque six quintaux. Et cette course qui s’emballe mine de rien, beau rendement. J’ai juste un peu mal aux muscles qu’ont pas l’habitude des tentatives de galop mais dans l’ensemble, rien de désagréable. Alors fonçons ! Au bout, le pont s’arrête, comme sur le Charles de Gaulle, la vaste mer et l’objectif à atteindre ; y a deux minutes j’étais dans les catapultes mais maintenant je file au gré du vent. J’en ai les pis tout glacés.

On a vécu dans une parfaite harmonie. Comme avant mais avec une espèce de joie de vivre environnante qui faisait du bien à notre lait. Ils avaient toujours pas prévu de nous poser une ligne TGV à la place des vieilles michelines qui faisait la jonction Auch-Tarbes, Sylvie avait fini par revenir avec la 806, du coup Émilien lui avait cramponné derechef un nouveau gniard histoire de cimenter le lien et c’était bien vu parce qu’elle a jamais parue aussi heureuse de vivre, ma Sylvie. Elle venait me voir parce qu’à ce moment là, moi aussi j’avais un gros bidule dans le ventre qui me pompait toute mon énergie et elle nous parlait et puis elle repartait avec le sourire. Elle, c’est une fille qu’elle a eue, genre famille idéale pour films publicitaires. Moi, un taurillon qu’a fini amputé du corps dans la vitrine de Hilaire, le boucher de Miélan. Passons. Il y a eu des étés et des hivers très marqués, des petits tracas des deux côtés, un krach boursier au Japon, l’appendicite de Jérôme, Kubrick est mort, une guerre bizarre dans les Balkans qui faisait violemment s’engueuler Émilien et Sylvie, Marlboro est morte en couche et son veau aussi, ça nous a collé un blues de trois jours, la guerre dans les Balkans s’est arrêtée et du coup Émilien a refait un gosse à Sylvie qui s’est consciencieusement laissée faire (je dis ça parce qu’ils l’ont fait juste à côté de moi, au pré) et puis il y a une semaine, Margot s’est cassé la gueule.

D’abord, ça nous a fait marrer. On venait juste de rentrer dans l’étable, Émilien venait de refermer la lourde porte à glissière et avait oublié d’éteindre France Info où ça causait des cochons bretons qui salopent les nappes phréatiques avec leur merde qu’a l’air de rien comme ça mais que c’est un vrai poison et que c’est parfaitement ingérable et extrêmement dangereux. « La faute à qui ? j’allais commenter, comme si un cochon pouvait penser à ce genre de détail. » Et puis, Margot s’est vautrée. On a d’abord pas su comment. On a entendu un gros bruit de truc moitié mou, moitié dur qui se ramasse sur le béton et on a vu Margot tenter tant bien que mal de se remettre d’aplomb. Et s’y reprendre à trois fois. Et là, on a arrêté de se marrer. On s’est rien dit. Pas un mot de toute la nuit. Vingt-cinq bestioles coites. Mais ça turbinait sévère.

Oh ! Ça y est, j’ai mon reflux gastrique qui me reprend. Ça c’est l’angoisse. Ça me brûle tout l’œsophage et ça me fout le feu à la gorge, je vous le souhaite pas. Ça doit être un ulcère. Ils disaient l’autre jour que c’est un mal dont souffre un Français sur quatre. Ils parlaient pas des vaches mais je présume que la proportion doit être au moins équivalente. J’espère que Margot a échappé à ça. Pauvre Margot ! Je la vois, là-bas, qui frissonne comme un bout de confetti. Quelle connerie tout ça ! On ne nous aura donc rien épargné. Allez, Mapplethorpe, arrête de t’étaler et fonce ! Profite de cette douce caresse de l’herbe sur tes pingots, entends ces connes de mouches qui bizzzes à tes portugaises sans avoir le temps de s’y accrocher, respire cet air qui te pénètre le nasal comme une fraîche rafale de vent du nord et sens, sens l’odeur âcre et cartonneuse des bouses que tu écrases, celles de tes frangines, les tiennes sans doute et dis-toi que ça ira mieux ce soir et demain encore mieux et dans trois semaines un mois, j’te jure, la belle vie, pas l’ombre d’un mauvais rêve. Fonce, Mapple, arrête la tergiverse, ça sert plus à rien. T’es ridicule à courir comme ça avec tes larmes qui giclent comme de la petite pluie. Tu vas te faire gauler !

C’est Madame De la doyenne du troupeau. Une encyclopédie, des plombes à écouter France Cu, à lire l’air de rien par-dessus l’épaule d’Émilien dans le pré, vautrée dans le trèfle à mâchonner. Si Émilien savait pour nous toutes, c’est pas Madame De qu’il l’aurait appelée, c’est Mass Média. C’est Madame De qui nous a expliqué pour nos prénoms. Après le baptême et la traite, ça c’est bousculé pour savoir. Bien sûr, elle pouvait pas répondre à toutes, faut pas déconner, quelques-unes chopent encore des migraines à chercher pourquoi ; moi, par exemple… Mapplethorpe ! Mais pour certaines, ça a été comme une seconde naissance : Marlboro c’était parce qu’elle toussait tout le temps, une saloperie de coqueluche chronique qu’elle avait récupérée de sa mère et qui ne l’a jamais lâchée ; Malamout, c’est à cause de ses yeux clairs, en fait elle est moitié aveugle et ça lui donne un regard de dingue ; Madagascar est entièrement noire ; Mac Donald a été acheté à la ferme des Mirmonts qui marquent les veaux au fer rouge dès la naissance, un beau M sur le jarret ; Mahmoud de Gazni a un croissant de lune sur le front ; tout comme Malmö a une carte de la Suède dessinée sur le côté droit de sa robe… Quelle soirée ! Celles qui restaient sur le carreau, meuglaient tout ce qu’elles savaient pour avoir une bribe d’explication, ce qui donnait l’occasion à Madame De d’inventer de belles histoires autour de ses ignorances, elle-même ne sachant pas très bien sur quel sabot danser pour sa particule inachevée. Mais jamais elle ne trouva un rapport probant entre ma carcasse imposante et ce photographe mort dont je portais le nom. On a bien ri. Pas comme hier soir.

C’est alors que j’aperçois le Crapaud. Il sort de derrière le chai, dans son champ, de l’autre côté du vicinal. Il met un temps infini à déplacer ses 1053 kilos de compétition jusqu’à la barrière électrifiée et venir nous faire ses beaux yeux de taureau amoureux. Quelle horreur ! Se ramasser ça sur les reins, une fois l’an, incapable de se mouvoir tout seul, une masse dure et d’une inculture dramatique. La bêtise lui opacifie le regard, je vous jure. Et puis, il me voit. Stupeur dans son regard creux comme une lessiveuse. Remarquez, je l’imagine découvrant son troupeau traversé par une furie qui joue au F16. Ça fait son petit effet.

Hier, c’était mardi. Dans le pré, on a frisé la catastrophe : Émilien nous avait sorties juste après le flash de dix heures. Il y avait plus de dix millions de Français sur les routes malgré une pluie battante quasi généralisée. Des kilomètres de bouchons dans tous les sens, à l’entrée comme à la sortie des villes et cette phrase qui revenait chaque année aux même époques : chassés-croisés des juillettistes et des aoûtiens. Je me demandais si les hommes avaient aussi peu de mémoire pour tout. Une fois derrière la clôture, on a vaqué à notre mastication et je n’y ai repensé qu’en fin de journée : les accidents de bagnoles et tous ces cons qui partaient profiter du soleil sans même prendre le temps de se demander s’ils allaient y arriver vivants, se tuer pour accéder au bonheur… Bref, j’ai voulu engager le débat avec les copines mais je les ai trouvées toutes très préoccupées. Disons que pas une ne répondait à mes relances successives, tant et si bien qu’Émilien a rappliqué et m’a câliné le museau pendant un bon quart d’heure en me répétant que ça allait passer. Et quand il est reparti vers sa meule ouverte dans laquelle il lisait Le Yogi et le Commissaire d’Arthur Koestler, je me suis rendu compte qu’à l’autre bout du pâturage se tenait une réunion étonnamment statique : Madame De, Mala Questa, Mahatma et Malcom X entouraient l’une d’entre nous que je n’arrivais pas à identifier derrière leurs grosses bedaines. Par contre, quelque chose que je ne pouvais pas rater, c’était leur trogne de chat qui pisse dans la braise. J’ai pas hésité, je suis quelqu’un que le mystère des autres intrigue au plus haut point, c’est plus fort que moi. Mais là, si j’avais su, je n’aurais pas quitté ma parcelle, j’en aurais bouffé toute l’herbe, ses racines, même la terre jusqu’aux strates du paléolithique. Mais j’ai pointé mes naseaux et c’était trop tard. Les autres m’ont juste regardé devenir leur complice, comme si tout cela était implacable.

Elle était là, encore debout mais je l’aurais préféré couchée, elle aurait fait moins peur à voir, luttant sur ses quatre pattes enivrées, les yeux qui lui sortaient de la tête et de la bave qui pendait grassement de son bec, ses dents qui claquaient, s’entrechoquaient dans un atroce bruxisme de mécanique pas huilée, et son corps qui suintait d’une sueur épaisse et odorante qui puait la trouille et la mort, la maladie variable et assassine, l’usine d’incinération… Margot, la vache folle ! Margot s’est fait mettre par le Docteur Creutzfeldt-Jakob ! Margot et la spongiforme ! Ou l’ignoble vérité ! Je suis venue prendre ma place et grossir ainsi le rempart qui isolait ce cadavre ambulant de la vue de l’homme et du danger de son témoignage. Mais après ?

Le mal a reflué au moment où Émilien devait nous ramener à l’étable. Margot a soudain cessé de trembler, ses dents ont lâché les plaquettes de freins qu’elles rongeaient, elle a passé une grosse langue sèche et blanche autour de ses babines pour y récupérer tout ce qui en avait coulé, elle a remis de l’ordre dans ses pattes et nous l’avons escortée, l’air de rien jusqu’à son box. Émilien nous a allumé France Info pendant la traite et c’était parfait pour oublier. Je ne sais pas si ce sont les autres qui l’avaient briefée, mais jusqu’au départ d’Émilien, Margot n’a pas bronché. Par contre, une fois la porte refermée, elle s’est carrément effondrée. Il y a eu un long silence et encore une fois, c’est cette salope de Mahmoud de Gazni qui a ouvert son four en premier. C’est foncièrement irritant d’avoir en permanence quelqu’un qui réussit exactement là où vous hésitez. Surtout quand c’est une telle souillure qui vous pique l’idée ; il faut savoir que Mahmoud de Gazni est la fille de Madame De et que de part sa consanguinité, elle deviendra bientôt chef du troupeau. Tout le monde s’en fout, moi je trouve cet enchaînement particulièrement détestable et immérité. Et ce n’est pas avec le peu de carriérisme dont je fais preuve au sein de cette communauté qu’on pourra me reprocher une quelconque querelle de pouvoir. S’en est suivi une discussion très animée qui a fini par tourner à mon désavantage.

— Bon alors ! a donc attaqué cette merdeuse de MdG.

— Alors quoi ! a relevé Maastricht qui comme moi, ne porte pas une réelle admiration à cette grosse conne.

— Ouais, c’est vrai ! Alors quoi ? a copié Master Mind qui n’a pas à vrai dire une très forte personnalité mais voue, elle par contre, une véritable passion à Maastricht, allez savoir pourquoi.

— Oh ! Je vous en prie, me la faites pas, hein ! Pas à moi ! a meuglé l’autre chiotte. On sait toutes ce qui se passe et on sait toutes ce qui va se passer ! Alors…

— Alors quoi ? l’a coupé Madame De qui ne manque jamais de remettre sa pute de fille en place quand elle sent que celle-ci use de son petit droit pour emmerder le monde. Je voudrais moi que tu nous expliques à toutes ce qu’il se passe pour qu’on puisse prendre une décision commune et non pas que tu t’adresses comme tu le fais toujours à un groupe que tu te crois acquis. Alors dis-nous clairement de quoi il s’agit et ensuite nous déciderons toutes ensemble du meilleur profil à adopter.

Ouah ! La déculottée en pleine agora. On avait beau toutes se tourner le dos, je sentais les poils frémir et les queues battre la mesure. L’a pas volé ! Non, mais ! Par sa mère en plus, comme à l’époque des coups de sabots dans le bide pour calmer la frénésie du veau. Y a donc eu un blanc, le temps de déglutir et puis elle est remontée :

— Ben ! Vous avez toutes remarqué que… euh, Margot ne va pas très bien…

— Comment ça pas très bien ? s’est aussitôt enquis Madagascar qui effectivement avait passé sa journée à brouter autour d’Émilien et donc n’avait pas remarqué notre manège.

— Margot ? T’as un problème ! s’écria tout de suite après Maïakovski qui, elle, avait passé la journée à dormir, le museau dans les pâquerettes.

— Tu vois, Mahmoud de Gazni ! dit calmement Madame De, bonne mère contente des effets annoncés. La démocratie commence par l’accès de toutes à l’information. Si on ne dit que la moitié des choses, on n’apporte que le quart d’une solution. Et dans le cas qui nous intéresse, il n’y a pas de demi-mesure.

— Je pensais…

— Tu n’as pas à penser, Mahmoud de Gazni ! Ou alors comme une chef de groupe puisque c’est ce que tu veux devenir. Avec ce qui t’attend, laisse-moi te prévenir que tu n’as plus le temps de te faire les dents. Je te laisse te dépêtrer du problème, je suis trop vieille pour ça. Considère que je te cède ma place à ce jour. Maintenant, tu dois informer le groupe de ce qu’il se passe en son sein.

Un concert de meuh ! réclamant la vérité à tout prix a fini par faire accourir Émilien qui a rompu le charme morbide de notre réunion. Il est entré pour voir de quoi il retournait et il nous a engueulé ferme pour qu’on dorme ou qu’on régurgite mais qu’on arrête notre bordel. Il est reparti en claquant bruyamment la porte de l’étable et c’est pile le moment qu’a choisi l’infâme MdG pour nous annoncer la nouvelle dans un souffle parfaitement théâtralisé :

— Margot a chopé cette espèce de maladie qui fait peur à tout le monde et qui nique les muscles de nos sœurs et qui les rend dingues et…

— Margot est une vache folle, tu veux dire ! a crié Manicourt qui n’est qu’une vieille pleurnicharde hébétée.

— Ta gueule ! Tu vas rameuter toute la famille et ils vont découvrir la chose, pauv’ conne ! a lâché MdG que je sentais paniquée.

— Et alors, pourquoi on la cache comme ça ? Au contraire, faut le dire à Émilien pour qu’il la soigne ! a proféré la calme Macrobiotik depuis son box voisin de celui où tremblait notre Margot.

— Espèce de pomme à l’eau ! Tu connais rien à rien, c’est pas possible !

— Elle a raison ! Faut la soigner ! a naïvement rajouté Maquette. Si c’est juste une histoire de piqûre dans le cul, on peut la remonter en lui racontant deux trois blagues. Et puis ça sera toujours plus agréable que le jour où le fils Vernier lui a glissé son vermicelle, non ?

Ça, pour se marrer les copines, elles sont toujours bonnes. Même MdG y est allée de son braiment, sans plus se soucier qu’effectivement, Émilien pouvait revenir et s’inquiéter de voir ses vaches rire comme des baleines. J’ai alors décidé de remettre moi-même de l’ordre dans les consciences de cette bande de délurées. J’ai pris ma plus grosse voix et je me suis lancée, façon André Pousse.

— Bande de fosses à purin ! Vous êtes là à vous gondoler alors qu’on n’a jamais été aussi près des fourneaux. Bordel de bouse ! Margot est une vache folle ! Vous comprenez ce que ça veut dire ? Ça veut dire que si Émilien découvre Margot dans cet état-là, il fera ni une ni deux : paf ! À l’abattoir, un bon coup de lance-flammes et on en parle plus ! Vous la voyez, notre Margot, au fond d’un couloir en béton, se consumant comme une botte de foin ? Ben moi j’ai du mal ! Mais ce n’est qu’un début. Après, y a les autorités sanitaires qui s’en mêlent. Et qu’est-ce qu’elles font, les autorités sanitaires ?

— Abrège, merde ! a beuglé Macbeth pour que j’arrête mon numéro d’épouvante.

— Elles débarquent sur les lieux où on a trouvé la bête malade, elles y récupèrent tout le troupeau et l’emmènent se faire rôtir à son tour. Ça s’appelle circonscription et éradication du virus. Est-ce que ça vous paraît clair ?

Très rapidement, tout le monde a compris quel élément indésirable Margot constituait pour notre équilibre. Mais personne n’avait de solution à apporter. C’était consternant d’avoir à parler de ça devant la principale intéressée.

Alors, elle a pris la parole. Sa voix à elle était dans le même état que ses pattes, on sentait l’effort, la détermination mais pas l’envie.

— Mes amies ! Nous en finirons avec cette triste histoire demain au pré. Il n’en faudra s’en doute pas beaucoup. Si l’une d’entre vous, lancée à une vitesse suffisante me percute sur le côté, elle devrait pouvoir facilement me faire éclater la panse. Je n’y survivrai pas. Des vaches qui se battent, c’est comme les gamins, faut bien que ça commence un jour. Il faut juste que l’une d’entre vous se charge de cette lourde tâche mais quelle qu’elle soit, qu’elle sache dès aujourd’hui que je l’attends avec la plus grande impatience. Il est hors de question que je vous mette en danger. Je…

Margot a été prise d’une nouvelle crise de tremblote qui l’a empêchée de conclure et nous de surenchérir en protestations. Silence embarrassant fait de questions idiotes sans réponse intelligente que bien entendu cette enfoirée de MdG a instantanément mis à profit pour s’accaparer la conclusion :

— Mapplethorpe ! Demain au pré, tu te chargeras de Margot ! Nous autres, on trouvera un moyen de détourner l’attention d’Émilien.

— Pourquoi moi ? ai-je hurlé avec horreur.

— Parce que je suis votre chef !… et… Et que tu t’appelles Mapplethorpe ! Voilà !

— Je ne vois pas le rapport ! répondis-je effrontément.

— Eh bien tu as raison ! Il n’y a aucun rapport et personne ici n’a demandé qu’il y en ait un, bordel de merde ! C’est comme ça et pas autrement. Il en fallait une, alors autant que c’en soit une qui sache ce qu’elle fait ! Allez ! On dort !

— Mais…

Et pour la deuxième fois de la soirée, Émilien a fait irruption dans l’étable et nous a agoni de tous les noms d’oiseaux de la terre. Quand la porte a glissé, la nuit est définitivement tombée sur notre groupe.

Ça y est, j’ai bloqué le compteur. Et j’y mets tellement de cœur que j’ai plus rien à quoi penser pour distraire les quelques secondes qui me séparent de Margot. J’ai tout ça dans ma lourde tête qui devient une marmelade insensée, incompréhensible, un raz les cornes considérable et puis ce con de Crapaud qui continue à me considérer stupidement derrière ses vitres sales, putain, pourquoi c’est pas lui qui l’a attrapée cette merde : un taureau con, ça vaut bien une vache folle, non ? Je ne profite de plus rien, mes sabots qui fauchent les pâquerettes, les piafs qui racolent sur les fils du téléphone le long de la D279, Émilien qui s’est endormi, le bob sur les yeux, une main sous la nuque, et Margot là-bas, qui m’offre son ventre comme s’il s’agissait que je revienne au bercail. Et plus j’avance plus je me sens légère et puissante, plus j’avance plus j’ai l’inquiétante certitude que je vais magnifiquement rater mon coup, qu’arrivé au point zéro, la fée Grosse Cloche va apparaître et guérir en une milliseconde le mal qui féconde et que j’aurai juste le temps de sauter l’obstacle, comme font les gamins d’Émilien quand ils s’emmerdent l’été et qu’il fait trop chaud pour faire des conneries.

J’y suis. Point zéro. Et pas de fée Grosse Cloche. Juste Margot qui s’approche comme une rame de TGV précocement vieille et qui soudain me fait face quand je ne peux plus faire machine arrière. J’aperçois ses yeux trop tard et tant mieux, j’ai eu le temps d’y lire le néant, le vide total, le trou noir, plus de pensée, plus de raison, tout foutu, tout bousillé, déjà partie Margot, ailleurs, au paradis des bêtes à cornes, une pelouse, que dis-je un green, anglais, un par 18 pas tondu depuis trois semaines pour ma Margot et pas un golfeur pour la faire chier. J’y rentre comme dans un œuf, de la corne gauche je lui transperce l’encéphale qui aussitôt me dégobille sur le museau et j’entends du Wagner, l’intro du Hollandais Volant par Leonhardt Carl, juste le temps que ça résiste bien, et puis, les nerfs qui s’abrutissent petit à petit et Margot lâche prise, s’effondre à mes sabots et je me retrouve toute seule avec mon meurtre et ma victime que je regarde d’un œil morne, déjà un tas de cendres tout mou. Autour, la vie reprend son volume sonore d’avant Wagner, les oiseaux de la D279, les mouches, le ronflement d’Émilien, les consœurs qui font brout-brout sans regarder, les taupes en dessous qui n’en pensent pas moins et quelque part un chien qui gueule. La vie. Je redresse ma peine et j’aperçois le Crapaud qui a suivi ça comme un match de boxe thaï sans commentateur. Ça doit le rendre dingue.

Au départ, était l’unité : nous étions vingt-six. Bêtes à corne, répertoriées suivant acte de naissance sous l’appellation vétérinaire « Française Frisonne, Pis Noirs », les classiques : blanches taches noires ou inversement. Celles des bords de route, icônes de la campagne européenne. Propriétés de Monsieur Émilien Bacquera, agriculteur résident du petit village de Ste Dode, Gers, département 32, préfecture Auch.

Hier soir, après la traite, dans le noir de l’étable, la question me démange comme un asticot dans mon trou de balle. Je me tourne vers Malamout et je lui demande : « Il est mort de quoi Mapplethorpe, à ton avis ? »

Pour toute réponse, j’entends Malamout claquer des dents. Je vais pour avertir les copines, quand brusquement, à l’autre bout de la chaîne, on entend toutes Mahmoud de Gazni s’effondrer contre son range-paille.

Qu’elles aillent toutes se faire foutre ! Je ne suis ni Dieu, ni Diable ! Merde, comptez plus sur moi ! Je suis une vache, juste une saloperie de vache…

du même auteur chez Hache:
précédent | suivant

Trois petites nouvelles trash et tendres.

Imprimer ce texte

PDF à imprimer

 

© Hache et les auteurs sauf mention contraire
Paysage 148 : Grisons, Suisse (2006)