Olivero Garlasseri a besoin de toute notre attention : 4

Sébastien D. Gendron, mai 2001

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4. Int soir — L’appartement de Garlasseri

C’est donc, comme l’indique l’en-tête de cette séquence, au déclin de cette journée d’introductions, qu’Olivero glisse la clé et ouvre la porte de sa cathédrale Ripolin monochrome. En venant s’adosser au chambranle de l’entrée, il nous indique qu’il reste néanmoins préoccupé. Son visage, toujours plus détendu que lors de notre première visite, garde vaguement l’empreinte d’un souci indécrottable qui semble jouer dans ses méninges une empoisonnante partie de cache-cache avec des armées réduites de solutions. Il semblerait que, pour cette fois, les divagations philosophiques de Pols n’aient pas fait bonne route et qu’il reste encore à notre ami quelques bonnes heures de réflexions circulaires.

Ne voulant pas donner plus de chance aux poussières du palier de venir s’égarer sur les dalles blanches, Olivero se décide à bouger afin de libérer le chambranle ; ainsi la porte pourra-t-elle être refermée sans être gênée dans sa progression jusqu’à l’emboîtement de sa clenche. Une fois son mouvement, son geste et le résultat espéré accomplis, Olivero Garlasseri s’avance et escalade le premier puis le second niveau du loft pour venir s’asseoir sur la troisième marche. Ici, il retrouve la perspective qu’il aime tant, avec le dessous de la mezzanine en marie-louise ton sur ton du plafond. Et il se dit qu’un peu de lumière sur cette clarté tombante aiderait un peu certaines choses à se mettre en place. Alors, d’une voix sourde, il invoque les petites fées de l’électricité :

Olivero (d’une voix sourde aux petites fées de l’électricité)
Lumière… partout !

Et comme ces fées sont parfaitement bien dressées, le loft s’éclaire instantanément par de multiples sources dissimulées. Mise en scène pertinente qui nous recentre sur notre personnage, redevenu tache noire au centre du plateau quadrillé, échappant à nouveau au monde pour se réfugier dans sa cosmogonie interne et nous rappelant qu’Olivero Garlasseri a besoin de toute notre attention.

Olivero off (une pensée soudaine et tout intérieure qui le fait frissonner)
Mais pourquoi Pols m’a-t-il dit cela ?

C’est en ces termes que notre personnage central s’agace. Le problème pour nous, c’est que nous avons oublié d’écouter la diatribe de Pols au sujet de l’amour parce que nous avions rendez-vous chez Jeanne — ce qui n’était pas non plus sans rapport. Il nous est donc impossible de savoir ce que Pols a réellement dit à Garlasseri, ce qu’il lui a appris, édicté ou imposé comme ligne de conduite à suivre avec cette femme qui préoccupe Olivero et dont nous feignons d’ignorer l’identité.

Restons quelques instants en suspens, si vous le voulez bien, afin de voir si la pensée d’Olivero Garlasseri se remet en branle et s’il nous donne d’éventuels indices sur ce qu’il vient d’avaler de son maître à penser…

Olivero (la tête penchée et le buste en avant, une jambe repliée légèrement vers l’arrière, l’autre légèrement en avant, le bras droit replié sur la cuisse droite et le gauche replié à l’inverse qui permet à sa main de soutenir son menton, l’œil froncé, fixant une basse ligne d’horizon et l’air pensif)

Puisque rien ne vient, faisons diversion et engageons dans cet espace trop vide un nouveau personnage qui y fera son apparition au compte d’une action jusque là en perdition :

La sonnette de l’entrée (carillonnant sobrement un air samplé de Brian Eno)
Vvvvvvvmmm ! Shlaaaa ! Shiboooooo ! Zon, zon, zon, zon, zon

Succès : Olivero échappe aussitôt à sa pensée, lève la tête, considère un temps l’espace qui l’entoure, enfin se déploie et se dirige d’un pas fâché vers la porte pour aller voir qui le dérange. S’inclinant vers le judas, il en fait basculer la plaquette qui masque l’optique puis il y appose son œil. Et c’est un nain hydrocéphale en smoking et crâne dégarni qu’il trouve en face de lui, sur le palier.

Olivero recule en soupirant mais ouvre la porte, permettant au nain hydrocéphale de reprendre taille humaine et crâne proportionné. C’est Samuel, le commis de chez Potel & Chabot qui, précédant, avec une classe empruntée aux plus grands noms du domestiquât, un plateau à roulette sur lequel les cloches d’argents règnent, vient apporter

Samuel (avec une classe empruntée aux plus grands noms du domestiquât devant son plateau à roulettes)
Le dîner de Monsieur !

Olivero (lui tournant le dos pour s’éloigner dans la pièce comme il est d’usage avec le personnel)
Entrez Samuel et refermez la porte, je vous prie !

Samuel (entrant en faisant rouler devant lui le plateau à roulettes sur lequel les cloches d’argent règnent)
Bien, Monsieur !

Le valet referme la porte derrière lui et avance dans la pièce alors qu’Olivero retire sa veste et vient s’asseoir sur le rebord de la première marche, le dos parfaitement droit, en attente. Samuel passe le plateau devant les jambes d’Olivero et l’arrête. Se penchant avec une raideur cassante, le serviteur génétiquement modifié à cet effet, attrape un petit carré de coton blanc qu’il vient installer sous la gorge d’Olivero, le maintenant coincé par le col boutonné de la chemise. Puis, d’un geste ample du bras, il retire la première cloche, la plus petite, qui découvre une assiette froide et joliment décorée :

Samuel (se redressant et annonçant comme s’il y avait là quelques gens prêts à applaudir l’œuvre culinaire)
Saumon mariné à l’aneth façon Suédoise, sur un lit de pistou doré ! S’il vous plaît.

Olivero (seul, attrapant sa fourchette)
Merci Samuel !

Samuel fait alors un mouvement brusque du buste vers Olivero, ce qui en langage de restauration signifie « Je vous en prie, Monsieur, on me rétribue à cet effet ! ». Puis, Samuel recule de deux pas à la gauche d’Olivero, mains dans le dos, dans une sorte de garde-à-vous attentif au moindre besoin de son client, mais le regard figé on ne sait où. La précision avec laquelle Olivero va alors piquer sa tranche rendra à elle seule un émouvant hommage à Sven Lundquist, petit exploitant suédois qui élève le saumon au large de l’Ile de Sandham, dans la tradition et sans adjuvant, et livre hebdomadairement quelques unes des plus grandes tables du monde.

Samuel (quelques minutes plus tard, une cloche à la main qu’il vient de retirer d’un plat fumant, se redressant et annonçant comme si les gens étaient toujours là à assister au défilé)
Effilés de biche, sauce provinciale et chou-fleur à la marquise sur son coulis de brocolis tièdes ! S’il vous plaît.

Olivero (toujours seul, reprenant sa fourchette)
Merci Samuel !

De même que tout à l’heure, Samuel provoque un hoquet à son buste et se retire pour guetter l’air de rien. Ce sera cette fois à Xavier Foulcher, employé des postes et télécommunication de la Gironde et chasseur émérite spécialisé dans la venaison, que le coup de fourchette d’Olivero rendra justice.

Puis soudain, alors même qu’il n’y avait jamais songé, Olivero pense qu’il pourrait peut-être engager la conversation avec ce Samuel qui, depuis deux ans déjà, s’occupe chaque jour même le dimanche de ses trois repas quotidiens. Cet homme possède sans doute une raison, une conscience et quelques idées à interroger. Et ce ne serait pas faire infidélité à Pols que de soumettre à moins philosophe que lui le reste des questions qui turlupinent Olivero.

Olivero (sans cérémonie)
Dites-moi, Samuel…

Samuel (surpris mais cérémonieux)
Monsieur ?

Olivero (regardant ce qu’il mange)
Êtes-vous marié ?

Samuel (cérémonieux seulement)
Si je puis me permettre, Monsieur, le métier que j’exerce, depuis quarante ans maintenant, est un sacerdoce. Je n’ai donc pas la possibilité de partager mon temps avec qui que ce soit.

Olivero (regardant Samuel et avalant une tranche de biche, ce qui n’est apparemment pas pratique pour parler en même temps. Donc laissons-lui d’abord le temps d’avaler… Voilà)
Est-ce que ça ne vous a jamais manqué ?

Samuel (docte et cérémonieux)
Le manque est une souffrance, Monsieur. Je n’aime pas la souffrance et je sais que l’amour provoque le manque. Aussi, le fait de ne m’être pas marié n’a-t-il jamais été senti comme un manque. Suis-je clair, Monsieur ?

Olivero (le geste en suspens)
Et vous ne pensez pas qu’une femme a le pouvoir de transformer certaines de nos peines en… (balayant l’espace devant lui d’une main hésitante) Vous me comprenez.

Samuel (gêné mais impérieux)
Certainement, Monsieur.

Olivero (s’emballant par avance mais ayant déjà un bout de garniture dans la bouche. Donc hochant la tête, mâchant , puis ayant avalé)
Voyez-vous, Samuel, je reste persuadé d’une chose : si l’on passe seul une vie entière, ou même l’espace de quelques années, il manquera définitivement quelque chose à l’achèvement de notre personnalité. Je pense que c’est en cela que l’on peut mesurer l’apport des femmes à nos petites existences. Vous n’êtes pas d’accord, Samuel ?

Samuel (sage et humble devant la philosophie de son client)
Sûrement, Monsieur.

Olivero (continuant l’emballage)
Mais pire que ceci encore. Comment pourrait-on savoir qu’une femme nous a manqué puisqu’on ne saurait rien de ce qu’une femme peut apporter ? Vous rendez vous compte, Samuel, de cette infernale quadrature ? L’aveugle de naissance ne connaît pas la couleur orange. Moi qui vis presque seul, seul ici en tout cas, je ne pourrais même pas vous parler de ce qui manque dans ma vie puisque je n’en saurais rien. Aucune femme ne venant pointer du doigt ce qui n’existe pas, je vieillirais dans l’ignorance que je ne sais pas quelque chose de vital. Bon sang !

Puis le silence entrecoupé de mastications retombe sur le couple inégalement aligné. Olivero sauce le coulis de brocolis à l’aide d’une tranche d’effilé de biche en pensant qu’il vient de philosopher en liberté, alors que Samuel époussette d’un geste rapide une poussière inexistante qui n’est jamais venue se poser sur le revers satiné de son smoking noir en songeant qu’il ne s’est jamais posé de question concernant les femmes et qu’il a sans doute bien fait. Ces deux actions commencent et finissent en même temps, ce qui donne à l’instant d’après une immobilité gênante où peut se lire un léger trouble dans la posture des deux hommes.

Enfin, Olivero finit son plat ce qui permet à Samuel de chasser la petite réflexion qui jusque-là le menait dans un endroit perdu de son esprit, et de reprendre aussitôt une activité beaucoup moins complexe :

Samuel (tournant juste ce qu’il faut la tête vers Olivero)
Monsieur désire un fromage ?

Olivero (étouffant un renvoi dans son poing)
S’il vous plaît !

Samuel (soulevant une nouvelle cloche)
Chèvre chaud à la Sébastien sur ses toasts kenyans !

Et Samuel se redresse pendant qu’Olivero se saisit du premier de ses toasts kenyans au chèvre chaud à la Sébastien…


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