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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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La Peur Fenêtre

Stephane Ilinski

septembre 2000

11

En dépit du clair-obscur humectant la cabane on revient doucement à l’œil à l’ouïe à l’équilibre etc. Le fameux couple s’écarte avec précaution des lieux où on a mordu la poussière et laisse entrevoir la table de jardin jonchée de cadavres : visiblement y’a eu bringue en la demeure et compte tenu de l’état présent ben on a dû être de la partie pour bonne part. Fernande ’vec une moue bien poissonneuse pour une vendeuse de gaufres qui fréquente la marmaille est de nouveau statufiée devant la porte d’entrée. Ses bras bourrus croisés sur ses mamelles semblent inviter ces dernières à une explosion prochaine et sa silhouette sans doute sculptée à coups de cueillettes champêtres ou de semailles à l’ancienne n’a plus grand-chose à voir avec le p’tit cul dans l’écrin Chanel qui roucoulait suave encore tout à l’heure…

— Jamais de buvette avant 18 heures jamais sortir sans Doliprane… pfff faites excuse ’sieur dame pour la gêne… Sûr que la chaleur de l’après-midi y est pas étrangère ! d’ordinaire sachez qu’on se tient mieux que la descente on connaît et qu’on est plutôt du genre à border la camaraderie entrée en malaise avant d’se soucier du retour… Là nul doute on a forcé sur l’départ pis l’mélange a détonné précoce… pfff jamais avant 18 heures ça nan : la preuve ! Bref la posture horizontale et les fringues rouges de terre battue incitent à l’explication. Encore dans l’noir on se dit qu’on ferait sans doute bien de retourner consulter les blouses blanches parce que l’enclin facile au liquide ben ça commence visiblement à perturber l’existence d’autrui sans qu’on en ait idée.

Mais la vieille cloche qu’a pas l’air fâchée pour un sou et se trouve de nouveau accoudée à table fait mine de rien capter de la tirade : comme le ferait un exemplaire compagnon de beuverie le vieux se sert un godet et l’œil plongé dans la seule bouteille survivante lance aussitôt :

— A vos amours l’ami ! la messe est dite passons maintenant au verre de la fraternité ! Un p’tit somme c’est bien connu ça répare dans un même temps l’organique et la caboche… Tenez faut pas croire Fernande et ma pomme bah on tient pas l’coup par hasard. L’exercice sans détente c’est comme un sprint à froid : jamais vu ça nulle part… ou alors c’est question d’amateur et ça Cher Monsieur ben c’est d’la frustration qui termine mal… Allons écoutez l’appel du devoir on vous attend par ici… de causer aux litrons secs moi ça m’fait plaisir mais qu’un temps v’nez donc assumer la relève !

Éberlués par la cuite dont on croit d’abord émerger on se relève et ce n’est qu’en secouant les fringues pour y effacer les traces de la rencontre avec la terre ferme qu’une douloureuse mémoire point localisée en région de la tempe gauche. Picoler sans souvenirs a posteriori arrive. Se piquer la ruche même sans aspirine au préalable puis que ça laisse le crâne en compote : c’est une métaphore rudement bien vue. Mais que la métaphore dans ce cas n’en soit plus une et qu’on paye l’excès de breuvage par plaies et bosses bah là y’a réellement mystère ! Et puis faut pas charrier on s’connaît assez pour maîtriser les trous noirs : garder le cap dans la déconne on sait faire… On chancelle donc jusqu’à table afin de tirer l’histoire qu’on a manquée des lèvres du vieux. Bon mais la mémoire douloureuse elle paume pas son temps et avant qu’on puisse demander renseignement au rinceur de verres ben elle renseigne justement. Et sans qu’on pige tout à fait v’là qu’on se remet le bureau sombre la fontaine Johnny ’vec son beau trognon invisible et ses contes tragico-croustillants Fernande la somptueuse…

— Z’avez fait d’beaux rêves au moins ? parce qu’à vous voir ainsi roupiller ben ça m’a ôté les scrupules d’vous avoir chatouillé d’la canne… Vrai d’mandez à Fernande : les marmots du parc quand y abusent tobbogan et friandises ben z’ont pas meilleure mine en sieste ! Tous les jours qu’on en voit alors ’savez comme on peut juger qui a l’âme quiète et qui l’a pas… C’est c’que j’dis toujours aux génitrices attendries sur leurs p’tits cœurs qui ronflent dans leurs jupes : s’il pionce c’est qu’il en a besoin… Le vieux cause pendant qu’il boit. Sa voix a la chaleur d’une gentille berceuse mais son œil semble beaucoup sous-entendre et on attrape filtrés par le verre des bouteilles vides une série d’éclairs en provenance de sa pupille qui laissent présager d’une version secrète des événements dont on est ici victime.

Le pépin c’est qu’on est franchement pas très alertes et que pour correctement redémarrer ben on cracherait pas sur deux voire trois p’tits noirs bien serrés après une bonne douche. Là comme ça carburer au pastaga pour reprendre le débat dont on sait plus grand-chose ben on s’trouve pas des plus réceptifs et l’attention ressemble à la Tamise au p’tit matin : coton crémeux teint brouillard. Qui vivra verra zou ! y’a qu’à suivre l’vieux pendant qu’on s’réveille pis après quelques tours de piste ben on décampe…

Donc on moufte pas et on suit — tout du moins on tente de suivre. Le vieux toujours aimable et précis dans ses gestes remplit les verres et le couvert est à nouveau dressé. Glou glou glou. Sans mot. Quand la bouteille restante s’achève Fernande quitte sa garde le temps de ramener de la matière et on s’retrouve avec deux nouvelles bonbonnes à cadavériser : autrement dit le réveil risque fort de tourner court et la nuit de s’repointer très vite… ce qui arrive aussitôt. Siroté le second godet et envolées les douleurs crâniennes alors qu’on commence à se formuler à part la question essentielle — Bon dieu mais qu’est ce qu’on fout là ? — l’anisette commence de faucher dans les plaines et de plomber sec les ailes avec lesquelles on comptait mettre les voiles.

— Allons Monsieur le Rédacteur pas de déconfiture subite ! oubliez pas vot’ cœur à l’ouvrage ! Z’avez promis d’nous instruire Fernande et mon humble carrure sur tout un tas d’trucs… Dites c’est pas pour l’apéro bucolique dont la maison vous arrose que z’avez la bonté de sécher vos rencards hauts en couleurs et de déserter Offre et Postulation sans bien sûr causer Rédaction et fine plume… Mais… z’avez l’air tout chose d’un coup… pas d’blague hein ? Sérieux Fernande mate un peu le teint gris gris du gars ! pas bon ça… Eh restez encore un brin parmi vos élèves M’sieur l’Rédac héhé !

Là le coltar dans lequel on surnageait pour cause de pénurie d’caféine se fait carrément stupeur. Au lieu d’éveiller la tirade du vieux accompagnée du pastis file un sacré coup aux esprits recouverts et dans la confusion la plus tournoyante on commence à chavirer. Accrochés à la chaise mieux qu’aux bastingages du Cutty Sark affrontant la tempête on parvient à baffouiller une excuse vaseuse supposée justifier un départ urgent vers l’extérieur. Quitter la cabane ? Hum le vieux s’amuse à questionner Fernande qui sans répondre parvient efficacement à exprimer sa négative gonflant au passage un peu plus ses seins en signe de barrière extraordinaire. Au vu de la paire fabuleuse c’est chose certaine : on passera pas en force…

Ballotés par les vagues d’anisette on tente de tituber vers Fernande avec l’espoir d’une subite pitié et d’un élan maternel peu probable de sa part pour que s’ouvre Sésame. Du flanc ! et d’ailleurs faudrait encore pouvoir compter sur les fonctions motrices… On reste ainsi stagnants au centre de la cabane murmurant d’obscures aberrations qui ont trait à un fléau laborieux : la planche. Le vieux qu’on ne voit plus mais qu’on entend ricane et clairement comme s’il se tenait tout à côté dans la débâcle articule sur un drôle de ton :

— Héhé M’sieur l’Rédac’… vos insomnies semblent en voie d’guérison radicale ! Et si z’aviez comme ça trouvé l’remède hein ? Allons… où sont vos cathédrales à compter vos gros œuvres vos chantiers… ? Ah comme vos paupières sont dociles comme elles clignent… Meuh oui z’avez rendez-vous mais pas à la banque ! meuh nan serez pas en r’tard…

Et bing ! cette fois le coup part plus sec et puisqu’on le voit pas venir ben y s’avère d’une redoutable efficacité : c’est par la nuque qu’on reprend le chemin du plancher et qu’on se refait aux frais d’la maison une tournée au pays du marchand d’sable.



*



intérieur nuit hé hé !

bureau spacieux planche découpée nette polie comme un galet tiens laquée

fontaine

stores tirés

Bah y’a pas photo ! Ce décor on l’reconnaît sans peine et à dire vrai on l’préfère de loin à la cabane à gaufres : plus chic plus propre on s’y fond sans rechigner quand même ce qui s’y produit frise l’inquisition quand même le tabouret sur lequel on est glués constitue une véritable ode aux hémoroïdes. Tiens Fernande dans cette peau-là ben on en croquerait et pas qu’un peu du bout des incisives ! Puis le vieux après tout l’est pas méchant comme sage et quand même y prend son déguisement de prof anglais à la lettre ben l’est pas branché châtiment corporel… Somme toute on a pas perdu pied et l’esprit est pas en brume : puisqu’on y est invités on s’autorise même un p’tit remontant histoire de rendre la suite digeste. Y savent peut-être l’heure qu’il est par là ? Nan ? Oh après tout on s’fout de l’heure… si y’a plus de métro ben on ira à pinces ou on s’fendra d’un taxi… pas grave… ça fait rudement plaisir de s’retrouver en compagnie civilisée !

Le vieux écoute les boniments qu’on envoie à tort et à travers et Fernande hoche son minois comme si elle était en présence d’un dément confondant détention et friandise. N’empêche on a sans doute l’impression d’esprit clair on sait pas net d’où on arrive ni absolument à quelle sauce on va avoir droit…

Claquement de pommeau contre bureau. On sait : ça veut dire silence. Le vieux affine ses pointes de moustaches redresse le col de sa veste et pince comme ce doit être coutume le cul magnifique. Fernande se raidit et en trois enjambées trémousantes s’en va poser l’objet pincé dans son coin sombre depuis lequel elle annonce :

— Mademoiselle Marguerite la bleue !

La voix d’une extrême chaleur et franchement érotisante de la splendide potiche se marie décidément fort mal avec les sobriquets ridicules des convives. Mais comme la belle reste cachée lorsqu’elle annonce on se dit qu’elle peut alors rougir à sa guise sans porter atteinte à sa sublime allure de femme décidée et qu’on décide pourtant… Pas le temps de rêvasser davantage sur Fernande. Le vieux se lève sur ses cannes et d’une galanterie enrobée de la pointe de la langue souhaite la bienvenue au personnage qui fait son entrée dans la pièce.

Un trop court instant avant que la nouvelle convive paraisse sur la gauche et sûrement aidés par le tic tic de ses talons qui approchent ben on s’fait la proie de quelques visions naturellement coquines. Mademoiselle hum… tic tic… enfin une pièce de choix sexuellement pas neutre pour étayer l’intrigue ! héhé Fernande appelle à la compagnie et le vieux y risque pas d’pécher par agressivité du haut d’ses béquilles… Après tout on s’réserve peut-être une partie vive et suante mais pas ennuyeuse comme on pourrait croire… tic tic… Bon le malheur c’est que la prétendue demoiselle finit par arriver jusqu’au vieux derrière le large bureau noir. Et Marguerite ben on s’la rentre dans l’champ d’vision jusqu’à la garde et c’est pas calin le moins du monde ! plutôt la sensation poignante d’une foutue écharde qui se serait calée dans la pupille pis qui s’y dillaterait juste pour rire…

À mater on comprend fissa pourquoi pas mariage pas mouflets pas toutou etc. Marguerite demoiselle ? pas surprenant ! La pauvre bonne femme qui survole une soixantaine légèrement pesée présente une image qu’on hésite à qualifier : épouvantail ? Tas d’os ? Ossuaire évantail ? Éprouvant tas ? Cadavre à l’ail ? Dos d’âne ?… Verts on se sent mal à hésiter et pour cause : « Mademoiselle » et tout est dit en détail. Tic tic doigt dans l’œil ! une fleur d’la sorte ça pousse fanée d’avance alors quand ça se met à réellement faner ben ça couvre d’un coup la sexy music des hauts talons pouvez croire ! Bref Marguerite elle est mieux creuseé qu’une cave et plus squelettique qu’une chrétienne de la première heure. Le tout est enveloppé dans une espèce de robe brune à reflets de cendrier des mauvaises nuits qui par respect pour l’hygiène occulaire d’autrui est pourvue de très longues manches. Du faciès de la demoiselle on ne distingue que deux énormes assiettes noires à l’emplacement du regard et pour les lèvres un trait rosâtre suffit — on se demande si ça s’ouvre. Une brousse rappelant l’écorce des gousses d’ails sort de sous le fichu vert que l’intéressée s’est noué sous la mâchoire comme pour la retenir. Absence de sourcils de paumettes. Méchanceté à vue d’œil. Tic tic mignon… ouais c’est ça on retombe en calvaire et Johnny quand on compare ben c’était une douce guéguerre ! En plus des nerfs ce coup-ci va falloir calmer les aigreurs gastriques et oublier de croire aux sorcières…

Le vieux équilibré sur une seule canne est en tous points aux anges comme s’il venait de retrouver une regrettée compagne de galipettes. Sans tarder il opère un baise-main dans une courbette maladroite qui ne soutire cependant pas le moindre signe de reconnaissance de la part de Marguerite. D’ailleurs la demoiselle prend pas la peine de s’retrousser la manche si bien que le vieux lèche un carré de tissus au lieu de fines phalanges.

— Tsss toutou pas sage pas droit au nonos ! et on commence involontairement bien sûr à jouer au cynique et à s’raconter des histoires poilantes pour conjurer la scène. Avec pareil tableau ça tarde pas à déraper et on laisse échapper quelques sourires sonores faisant mauvais effet à en juger par l’air mécontent des protagonistes. C’est rien l’humeur est bonne qu’on se dit. Tiens on s’laisse même aller à oser questionner le vieux alors qu’il en a pas terminé avec son accueil : — Dites z’allez pas faire croire qu’cette chose-là va aussi chanter et prosatiser d’la bonne morale ?

A ces mots le charme des retrouvailles qui semblait unir Marguerite et le vieux se rompt d’un coup et les deux personnages pivotent comme diablement synchronisés d’un quart de tour. Ils font face et arborent un air plutôt pas jouasse. Le vieux en croit pas son tweed tellement on a poussé l’insolence. Il en chancelle et manque de briser l’ossuaire demoiselle en s’accrochant aux pans de sa robe. Shocking ! Finalement il parvient à se reprendre sur deux cannes et glisse dans son fauteuil cuir. La présidence est en place… Ca va barder…



*



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Petit roman moderne fortement ouvragé racontant le difficile et quelque peu inextricable cheminement d’un jeune homme qui aspire à devenir Rédacteur, quelque part derrière un beau et honnête bureau. Le style est énergique, argotique, recherché ; les phrases, de taille variable mais pauvres en virgules, tendues comme des ressorts. Drôle, difficile, flamboyant, sans pareil.

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Paysage 178 : Lac de Sils, Grisons, Suisse (2006)