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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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La Peur Fenêtre

Stephane Ilinski

octobre 2000

12

Visiblement très en accord avec le vieux sur l’attitude à observer en cas d’insolence chez les élèves ladite demoiselle pince ses lèvres comme il faut et du coup se tartine la moustache en rouge bonbon. On badine pas avec pareille bonne femme et ça va se savoir dans l’coin : nan mais ! cancre tu es gentleman tu seras ! Et zou en avant le discours…

Marguerite la bleue — Chant premier

— Que mes vocales tremblantes et les sillons enluminant mon regard ne trompent : n’imaginez par sainte erreur que je puisse être mère de l’un de vos tarés géniteurs ! S’il existe bonnes mies gâtifiantes que d’obscurs instincts appartenant à la femelle seule poussent à chérir aveuglément la jeunesse et à la considérer comme sienne comme chair propre et chère comptez que je n’en suis ! et pourtant oui pourtant il me plaît sachez de vous entretenir et sans doute un peu après de vous bouleverser… Non mon gamin ne vois pas ici une mamie apprêtée pour la musette une mâchouilleuse éprise de croutonneux pigeonniers et moins encore une lady sur son trente et un s’en venant monocler par la lorgnette quelle teinte qualifie le débat dont tu es ici la question… Sans pour autant adhérer au dynamisme des sexagénaires remueurs de fonte que l’on croise emballés de nylon dans les clubs de gym et qui se tapent sans rire l’ascension du Kilimandjaro en groupe pour la bonne mine eh quoi je ne suis pas à côté de mes pompes et ne fais pas en dedans ce que je semble au paraître ! Ecoute mignon morveux voir si j’ai vécu et comment ! Des paumés de ta sorte j’en croise vingt la journée qui butinent sans se poser question et se réveillent vingt fleurs plus tard agrémentés d’étranges insomnies balisantes…

La pâquerette sans doute bleue d’origine maintenant franchement délavée livrait sa préparation sur la pointe de la pointe de ses hauts talons avec la diction claire d’une préceptrice enseignant l’anglais en rase campagne. Sèche un brin elle enveloppait sa pilule avec tact et chic avant de la proposer comme on invite à ingurgiter une pinte de earl grey sur le coup des seize heures : petits gâteaux petites cuillers porcelaine et tout… En fait la Marguerite ravissait le vieux gluant dans son tweed et on se ravissait au seul constat que le quidam jetait sur la discoureuse sa plus tendre attention. Et puis quoi en dépit de son allure squeletto-baveuse ben la Marguerite semblait savoir causer plus jeune encore que la marionnette déléguée par la banque qu’on se coltine à chaque chute financière. Une tenue une retenue venue d’on ne sait où marquait avec grâce la demoiselle qui laissait d’ailleurs entendre que depuis la profondeur des âges par elle traversés ben elle savait encore comment tourne la terre… Délicieux mystère faisant carrément gémir les cannes du vieux et certainement rugir Fernande la belle dans son ombre lui ôtant ainsi le monopole du savoir plaire.

Faut dire que faite comme elle l’est Fernande peut légitimement souffrir d’une prise de vedette par le troisième âge ! Le moindre geste de la part du vieux et hop elle se ferait un sacré plaisir de dégoter un taxi boy en manque de tickets et de le coller bras dessus bras dessous avec la bleue dans un salon calfeutré avec un tango de derrière les fagots ! Meuh nan le vieux a perdu tête et y moufte pas. Fernande on la sent vexée à point dans son tailleur : potiche pleinement redevenue dans son quartier de ténèbres ben elle s’exécute et on entend la résille grésiller comme elle se relève. La traduction cette fois sera sûrement moins suave… et de fait :

— Hum… Mademoiselle Marguerite dite la bleue parce qu’elle est demoiselle et que pour bleue ben vous pigerez plus avant dans le récit… Mademoiselle Marguerite donc qui se fait toujours pas à une ménopause amorcée sous les Lumières…

Ouaip Fernande mitraille ferme et suit la mélodie peu recommandable que lui dictent ses ongles superbement vernis et dangereusement coupants de la potiche à qui on ose se substituer. Ca déraille et il en faut guère davantage pour que le vieux cogne du pommeau contre le bureau pour faire silence et ordre dans la salle. La Marguerite quant à elle ne semble pas avoir été terrassée par l’attaque et sans doute habituée à de pires assauts se contente d’étaler plus encore son rouge de mauvaise qualité autour de ses lèvres inexistantes. Moulée dans son Chanel on s’imagine Fernande aux tétons effarants bondés de colère quittant bruyamment la pièce mais non : demeurant stoïquement dans le noir la belle se raisonne d’un coup et reprend certainement en sueur mais sans suave :

— Hum hum… Mademoiselle Marguerite signifie en son langage que Môssieur le Rédacteur doit se faire joie de sa présence et de son désir de l’aider. Contrairement à certaines apparences un rien mais rien de rien flétries la demoiselle souhaite communiquer avec amour le fruit de son expérience propre sans pour cela être écoutée comme une grand-mère. Mademoiselle Marguerite ne fait pas son âge ! et sur cette évidence déconcertante souhaite s’entretenir ridiculement perchée sur ses escarpins d’avant-guerre de sa calvitie honteusement dissimulée… hum… je veux dire faites excuses… Mademoiselle souhaite aborder pour vous une connaissance subjective de l’existence acquise rudement au fil de ses innombrables printemps…

— Merci merci Fernande ! coupe le vieux agacé en se contenant pour adoucir sa voix… Allez je vous prie vous servir un remontant et profitez du voyage pour rincer l’assemblée… Puis se tournant avec respect vers sa fleur bleue il implore la demoiselle d’un regard coquin de poursuivre en passant l’éponge sur le dérapage ô combien féminin de la potiche. Marguerite elle est tellement pincée de la gueule qu’on dirait qu’elle va imploser mais tout se regonfle d’un coup et ça repart tout ridé tout osseux tout déconfit et fond de teinté là où ça s’était arrêté :

— Mon petit mon ange on peut bien t’appeler Monsieur pour moi tu restes un lardon parmi tant d’autres et je te donne à ce titre mon affection et ma confiance… Certes je suis encore en mesure de fournir davantage et mes arguments les plus cachés ne sont pas sans saveurs… À ces mots Fernande cesse de tortiller du croupion en plein retour de la fontaine à pastaga et on frise la douche anisée par le col de ch’mise. Si on arrose la Marguerite on risque fort de s’retrouver en vrai Marivaudage et ça risque même de s’terminer en tableau final à la Caligula… bain d’hémoglobine etc. On s’trouverait tout chose de s’faire refroidir par un vieux limaçon par jalousie puis qu’le bonhomme soit ensuite exécuté par sa fraîche secrétaire en compagnie d’une Marguerite vraiment bleue sur l’carreau avant que la Fernande orpheline de tout égard se flingue à son tour ! Mais nan vogue la nef des loufs ! tout s’arrange et tout se tient : le vieux bronche pas Fernande sert les godets pleins et la demoiselle fripée paume pas le fil de sa causerie. Pour la première fois flattés d’une gentille attention dont on fait l’objet bah on s’promet de mettre à contribution les écoutilles et de pas perdre miette de l’affection promise par la croulante bonne femme.



*



Marguerite la bleue — Chant deuxième

— À ne pas trop tirer sur son corsage on ne risque point de l’endommager. Ah cher petit rédacteur que de chemins que de chagrins pour une seule destinée ! Dans ma prime floraison tout juste éclose et parée du satin dont sont ornées les plus tentantes pucelles je n’avais déjà qu’un plan en tête : la piste aux étoiles Broadway success story sur toute la ligne et retraite gigolotte à gogo… Feu ma mère de ses doigts comme ceux de sa propre mère m’avait tôt pourvue d’un talent tombant à pic et la vie s’annonçait pour moi haute et couturière. Froufrous en délire et ivresse des altitudes qui m’étaient promises à l’heure de ma majorité sexuelle je décide de broder sans attendre et de cueillir prématurés les fruits à venir du labeur pas encore imaginé. Marguerite… pense donc cher enfant… Je ne sors pas du couvent ! fonder un foyer pondre une tripotée de braillards auprès d’un bonhomme dont les prouesses physiques s’éteignent à l’odeur rassurante d’un fumet de pot-au-feu du dimanche avec les ancêtres en visite… eh pas pour Marguerite cette histoire ! La pipe froide de Monsieur en pantoufles parcourant un canard pendant qu’on fait cantine pour la descendance et qu’on tient la maisonnée au doigt et à l’œil en prenant garde de gérer la bourse au plus juste… tsss tsss ! Marguerite elle est pas chaude pour tâter de l’allocation familiale. Donc à peine sexuée elle voit en hauteurs en largeurs en brillant surtout et elle déboule avec ses doigts de fée sur le marché du travail avec la ferme intention d’agir dans le sensationnel : broder oui mais pas pour la bourgeoise du patelin ! Marguerite elle veut en découdre avec la grande vie et s’assurer de douillets arrières. Et puisque la nature l’a disons-le simplement gâtée en la pourvoyant des meilleurs attributs eh bien elle ne quémande pas mais choisit oui cher petit employeurs à sa convenance…

Vrai qu’on éprouve quelque difficulté à reconnaître la vierge farouche aux rêves de haute couture en ce pré-cadavre saillant et froissé qui cause. Qui plus est côté garde-robe ben la Marguerite si bleue qu’elle prétend être est ni au goût du jour ni au goût tout court et quand même présenterait-elle en avant-première un prototype de chez trucmuche il ne pourrait s’agir que d’une énorme bourde vestimentaire ou d’un costume de commande pour une nième reprise cinématographique des misérables. Malgré tout la grand-mère qui fait amplement son âge séduit mieux que son prédécesseur Johnny et on a pourquoi ne pas l’avouer quelque plaisir à l’entendre conter son histoire. Et sans la présence du vieux et de Fernande baignant dans l’austérité du bureau ben on la pousserait même volontiers à entrer dans le détail… Bon impossible de capter ce qu’on a à voir avec la couturière croulante et sa destinée dorée qui a d’ailleurs du échouer compte tenu de son allure actuelle… Le vieux délaissant son godet pour entendre Marguerite à la barre ! le vieux ignorant sa plantureuse Fernande pour la chose repoussante et inqualifiablement périmée ! À tout voir c’est à n’y rien comprendre… On la consolerait dans la minute Fernande si elle daignait venir reposer ses courbes sport et pimpantes par ici ! Mais nan elle s’est replanquée à sa place et avec une distance et un self-control des plus félins elle se soumet à sa tâche première : traduire encore et le plus fidèlement possible…

— Mademoiselle Marguerite tente de brosser ici à Môssieur le Rédacteur un tableau récapitulatif et simplifié des raisons naïves qui peuvent conduire une jeune âme à prendre ses rêves pour réalité. Bien que s’exprimant avec distinction et qu’ayant soucis de dépouiller volontairement son propos de toute emphase et de toute passion Marguerite la bleue s’abandonne parfois à dessein à exprimer quelques unes des facettes d’une existence célibataire nourrie d’ambition. C’est ici un point phare destiné à être reçu par Môssieur le Rédacteur comme prémices d’avertissement… Dans son infinie bonté qui ne fait pas son âge ni son habit Marguerite la bleue encore demoiselle selon ses dires accorde une franchise exceptionnelle à Môssieur le Rédacteur et ne lui passerait sans doute aucun détail de sa vie privée si le temps ne lui était ici compté… Il est d’abord question de morale mais par-dessus tout pour Mademoiselle d’entrer en confiance et en communion avec son auditeur… Quoique de mon avis personnel…

— Quiet please ! beugle aussitôt le vieux d’une voix blanche. M’sieur l’Rédacteur se passera d’vos commentaires perturbateurs Fernande ! Tra-duc-tion… sang bleu quand même pas compliqué nan ? Vous vous croyez peut-être dans le square à moucher les mères au lieu des rejetons ! Dites-donc à vot’ langue de fourcher en finesse et remballez-moi vos frustrations épidermiques de caille roucoulante…

Pas possible ! le vieux se lâche et passe sur la pauvre Fernande ses désirs refoulés de fricoter avec la Marguerite ! pas très british comme méthode… Un bref instant on hésite à lui faire remarquer que la vie est tout de même courte et qu’il faut parfois tenter coûte que coûte de consommer quitte à s’retrouver avec ses pleurs et une brave partie solitaire en cas d’échec photographie de la cause à l’appui si possible. Mais quoi il est tellement chatouilleux le canneux côté partage des sentiments que l’intervention porterait vraisemblablement pas les fruits escomptés et qu’on s’trouverait à nouveau en cible de choix dans un méchant polar… Aussi laisse-t-on Fernande choper la foudre profitant de l’occasion pour siffler l’anisette servie par l’intéressée. Le breuvage rend d’un coup indolore la raideur imposée aux reins par le tabouret sur lequel on a cessé de siéger et c’est toujours plus clairs d’esprit qu’on retourne en concentration vers la suite des fantaisies façon Marguerite.

C’est sûr elle radote sur le bout des doigts l’antique demoiselle. N’empêche qu’on a affaire à une personne digne de ce nom et si spectrale si glaçante qu’elle soit pour la vue ben elle peut bien constituer un affront esthétique et une brave dérouillée à la nature humaine la Marguerite : tout au moins s’adresse t-elle avec courtoisie au détenu ! Tiens elle commence par jouer l’institutrice empaillée méchante comme teigne et elle en arrive vite à laisser libre cours à la grand-mère qui l’habite ! « Mon petit » par-ci « cher enfant » par-là et plus si affinités et y’en a ! Heureux qu’on soit pas portés sur les amusements morbides parce que sur ce ton un nécrophage de petite condition trouverait l’effluve de la fleur bleue très à son goût… Bon se trouve qu’on est plutôt Cul Chanel puisqu’on est dans la couture… mais pour ce qui est d’être dorlotés et aux p’tits soins dans l’explication traînante des événements et du pourquoi on stagne dans les parages ben M’zelle Marguerite elle se pose comme une sainte… encore vierge si on l’entend ! Sans cette dégaine hérétique eh quoi la fleurette mamie bleutée sentirait carrément la rose et les mouflets se presseraient à ses jupes pour lui soutirer de quoi se pourrir les dents de lait ! Bon y’a du boulot jusque là mais elle ferait une grand-mère pas meilleure qu’une autre…

Et se tournant tout miel vers l’espèce de portemanteaux grabataire aux doigts crochus et sapée à la bohème qu’on voit déjà en bonne fée le vieux murmure à Marguerite :

— Poursuivez très chère…



*



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Petit roman moderne fortement ouvragé racontant le difficile et quelque peu inextricable cheminement d’un jeune homme qui aspire à devenir Rédacteur, quelque part derrière un beau et honnête bureau. Le style est énergique, argotique, recherché ; les phrases, de taille variable mais pauvres en virgules, tendues comme des ressorts. Drôle, difficile, flamboyant, sans pareil.

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Paysage 876 : Corse (2009)