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Balades porno la conscience tranquille

Stephane Ilinski

janvier 2001

Balade 1

Sirène et gyrophare, quatre bus gorgés de CRS qui passent. La poussette stoppe avec par-dessus un brin de femme tout sourire et son rejeton frêle tiré du somme par l’occasion. Faut rien manquer de ce qui passe ni de quoi arrive : welcome, welcome ! On s’arrête on se fiche la rétine en l’air sur les guiboles gainées aux petits oignons et au galbe net. Sang bleu qui monte au crâne en un rien… sûr encore que papa dans ces conditions, on assumerait à la lettre les responsabilités qui incombent. Puis le bambin, sous cellophane pour pas prendre la pluie, on le cajolerait au coin du feu et à notre manière : maman sur le genou droit et lui sur le gauche, à qui veut la petite bestiole qui monte, qui monte qui ?

À chaque feu rouge, au moindre pas dehors, c’est la belle musique qui rapplique, l’exquise et démente moutarde qui revient, et pas portée sur l’anatomie nasale. En fait, de l’hallucination. Au kilo, pas au détail, des grandes tranches toutes généreuses qu’on se prend content. Les gravas d’une recette miraculeuse paumée y’a deux mille ans et brouettes. On force pas sur le popers, pourtant. Et la bière, bah à ce qu’on dit, ça pousse pas son homme à la virilité : pour extraordinariser, Monsieur optera plus volontiers pour une branchouillette de céleri, du gingembre en poussière ou une queue calcinée de dauphin en soupe chinoise à l’oseille… Rien à voir avec la canette merdique de Kro, ô quotidien breuvage, entré sans avoir l’air dans nos nocturnes habitudes. Et c’est chose certaine, collé au vingt heures avec Miss et Mistinguett de part et d’autre, avec comment s’est passée la journée et rien de spécial et toi, les pieds inertes sur la table basse… la canette est au pinacle et notre pomme vautrée, amorphe et vraiment dégonflée, loin très loin derrière.

Partout y’a plein de trucs qui se passent. Et mieux encore. Dehors, on se dit comme mot de passe. Le grand air avec son lot énorme d’inimaginables frissons cochons. Le bercail, on l’aime, on l’aime bien, on l’aime. Pas de quoi chanter. À la limite et quand on a peur de rien, qu’on est correctement à l’ouest et qu’on pense complainte, bourré sur le divan ou le crâne aux chiottes en pleine dégueule de houblon, eh quoi on arrive à pas trop en raffoler, du bercail. Et pourtant, en clair, à l’authentique, en conscient, sans bafouilles on l’aime, le bercail. Y’a la petite et avant, dans la chronologie, dans le vivant, dans la chair, la viande et le tas de circonstances abominables qui inclinent l’homme à épouser, la belle. La princesse devenue Madame par un méchant tour de passe-passe, par la faute d’un zeste très, mais très vaguement mystique. Dessus la cheminée, les beaux-parents respectifs, coupables à l’origine, qui se gaussent en chœur encadrés : forces obscures qui ont achevé les grâces de Mademoiselle et l’ont indéniablement liée à un poivrot malade et incapable en presque tout. Faut préciser que l’intéressée n’a pas daigné en finir véritablement avec les études et, trouvant plus de charme aux piments de l’union sacrée, s’est jetée dedans avec une approbation unanime et maternelle des plus mitigées…

La compagnie flicarde passe en tonnerre et la poussette vrombit, à l’arrêt. Dans sa bulle parapluie, le gamin ne se fend même pas d’un semblant de mauvaise humeur : la mignonne qui se coltine le carrosse à pousser sous la flotte l’a déjà depuis des lustres briefé sur les heures de pointe. Le bordel, les casse couilles, les casse oreilles, les excités qui se ruent vers chez eux en grillant du feu rouge et en visant le piéton, c’est l’heure, entre seize et dix-neuf trente, qui veut ça. Taxe d’habitation de la capitale, première. Leçon pédagogique d’une passante à sa chair. Écoute chéri, pour plus tard ne pas brailler là où ça ne sert à rien. Le CRS qui vient de passer te réveille par droit et pour la juste cause. C’est comme ça. Et si quand même tu t’esquintes à mimer la moindre moue, par droit et par justice, je t’allonge une volée dans ta bulle et tu n’y verras pas plus clair avec un œil noir…

Vache mais correctement pincée dans son ensemble marine, la maman. Dame nature ne s’est pas moquée ; elle sait avoir un méchant coup de pinceau avec, parfois un sacré compas dans l’œil ! Ca démarre par un bloc de glaise, à ce qu’on dit, mais on en vient rapidement à un bout de cuisse et, comme c’est ici question, à un tout très loin d’être pour l’œil promeneur imbuvable. En maman, celle-là est discutable. Elle pousse la poussette, la freine et l’immobilise avant de traverser la chaussée, roule à merveille quand elle marche, guidonne des arrières comme peu de son âge (quoi elle n’aligne pas vingt-cinq bougies) et, ô candeur, préserve bien jouée l’allure de la copine qui rend service à Madame en allant chercher le bout de chou à la crèche. Ce qui demande une technique de blouseuse experte et promet, à qui sait voir au-delà de la sensation maternelle malgré elle dégagée par quelques tics, une redoutable mordue de ces choses qui finissent par faire des mamans.

Comprendre. Intégrer l’idée selon laquelle un coït potentiel digne de ce nom se croise peu probablement dans la rue aux heures de pointe. Raisonner, comme une grand-mère sage, pas comme celles qui se tartinent de plâtre chair et qui traitent emballées dans du 36 fillette avec des blondinets XVIe parvenus à la trentaine la dent creuse et acérée. Rien sur le compte-chèques ? tu retires ta carte de l’engin avec honneur et sans broncher tu vas voir ailleurs… Réfléchir. Considérer pour pas perdre. Non, fous pas la poussette en l’air ! La police patrouille, tu vois pas ? Ta grand-mère renseignait carré sur le sujet : tu te cales, tu épouses, tu rames, tu aimes, c’est normal. Tu pars pas en parties carrées à tous bouts de champs, tu prends pas à gogo ce qui passe sans peser ni prévoir… Comprendre, oui, ça.

Oui. Mais grand-mère, dans le crâne, ça ne sonne pas trop confitures et bonnes recettes à l’ancienne. Dit autrement, ça sent plutôt la terre et pas fraîche. Le caveau. C’est la raison funèbre qui remonte d’outre-tombe traquer la faute possible pour l’éteindre dans l’œuf et la pousser gentiment au bercail. Partie paumée d’avance : freluquet mari prend pas l’air en toute innocence et les libertés qu’il envisage sans rendre compte. Où les trépassés prennent pied, s’incrustent et mènent la danse depuis leur frais plumard ! Qui dirait : mauvaise conscience. Frousse. Interruption involontaire d’ébats imaginés. Inéluctable lâcheté du mâle casé. Remords à la chaîne, qui se mordent la queue. Crétin qui flanche à l’orée d’une mielleuse part de dessert, qui au lieu d’allumer, de se gueuler « À l’abordage » préfère pisser froid vers quelque dalle paumée de quelque paumé cimetière où la mère de sa mère gît ! L’ancestrale recette, l’exclusivité conjugale. Mais la chose dépend des grand-mères.

Ca va pas durer, déjà les cannes de la poussette grincent, les reins se creusent, les bras plient et prennent de l’élan. Le mouflet fait des bulles, brave sous sa bâche. La sirène des bus véhiculant leur pur chapelet de pères-fouettards s’atténue et les derniers furieux du volant finissent de passer le rouge. Avant de comprendre, on peut encore se demander. Peut-être une mère qui joue à la copine qui rend service. Sur son minois, la pluie fait mouche et pas tache, plaquant malicieusement de longues mèches blondes à la peau impeccable, comme pour les nymphes publicitaires à la sortie du lagon. De l’exotisme sur le boulevard. Excellent prétexte que le marmot en goguette pour une mère qui ne l’est pas : quelques courses en sus de la poussette et il faudra bien trouver une paire de bras supplémentaires, en tout bien tout honneur. Blonde flingueuse de ménage ! Sa mère des beaux quartiers qu’elle transpire par tous les pores, jusque dans les grasses commissures de ses lèvres boudeuses. Succube transportée là, à la tombée de la nuit en face de la bouche de métro, juste pour faire succomber qui rentre chez soi plein de paix. Preneuse d’otage, profiteuse de moutard ! Fausse mère facile…

Feu vert, les bagnoles laissent traverser. Rentrer sans esclandre, regagner le cocon et l’idée de famille. La tiédeur sans pareille du home sweet home au bout de la rue, avec : poussette, blonde, coït garanti à la hauteur des espérances, grand-mère aux anges et la satisfaction demi juste d’avoir bataillé ferme pour garder la tête droite ; en cas de chance, de bonne humeur subite, pouvoir croiser sa gueule dans un coin de miroir tout sourire en évitant les « si… ». Réfléchir, retrouver Madame magnifique, s’assumant mère sans heurts cependant toujours partante pour l’étreinte. Une fois la marmaille ronflante. Sous la neige du poste TV. Boulot de missionnaire, la cigarette du vainqueur en moins au terme du labeur. Pourtant plaisant, très aimable, aimé. Le caoutchouc des pneus de la poussette sur les bandes blanches du passage à piétons, les talons fins qui suivent et pimentent le mouvement. Au bout de la rue, sur la cheminée, l’une des belles-mères grimace et manque de s’étouffer ; les deux beaux-pères ricanent, un brin paillards, un rien amers.

Peut-être une mère authentiquement, follement, exagérément propre sur elle. Sans autres pensées que de mener le fruit de ses entrailles à l’abri, loin des regards infréquentables qui croisent sur le bitume. La mère suivant la ligne suivie par sa mère, raisonnant en mécanique swiss made. Une qui refuse d’aller prétendre chercher les enfants de ses amies pour jouer à la mère et abuser les proies faciles, époux d’abord consciencieux et enclins à aider leur prochaine… La jupe est si courte que la poussette n’en dissimule rien. Le déhanchement, et ce en dépit de l’objet encombrant poussé, en impose, en dit long. Balancement divin qui laisse peu probable l’option sage. Comprendre ! Réflexion stimulante de sa silhouette contre un pare-brise du fond duquel une paire d’yeux hagards rejoignent la danse.

Pas d’erreur, on est dehors. Plein extérieur, la confusion en temps normal contorsionnée au fond des tripes est sujette aux pires régurgitations. L’occasion tapie aux carrefours qui guette et met dans le mille en un tour de reins, en une seule rondeur tremblante. On ne voit pas comme il faudrait, on a larme à l’œil tant l’émotion est du voyage ! Il s’agit de traverser, sur la corde raide, poussette ou pas. Accroché à son sémaphore, le petit guignol vert indiquant à qui le tour de céder le passage fait des clins d’œil encourageants et se charge de rappeler qu’une passante de cette envergure ne se rate pas, quitte à se risquer au milieu de la chaussée avec un mouflet en travers. Mais le gars dans le pare-brise qui semble se vider par les globes oculaires depuis qu’il est arrêté a pas l’air franchement d’accord. D’un vague rictus réprobateur, il indique qu’on a grandement intérêt à viser l’horizon, à la boucler un quart de seconde supplémentaire avant de galoper tout heureux jusqu’au coin moelleux dans lequel on est attendu. Flamme géniale ou déplorable élan de lâcheté masculine, on passe, remarquant d’un coup que les sirènes de CRS se sont évanouies. Les bougres à cette heure sont sans doute déjà au travail.

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Des pensées sexuelles envahissant un homme qui attend que le feu passe au vert pour traverser la route, une ex-demi-célébrité qui tente de séduire un jeune homme, une soirée privée où les couples se recombinent provisoirement dans un rituel un peu naze mais qui a sa luxuriance propre : des textes indépendants cernant une même chose, dans un style original et sophistiqué.

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Paysage 178 : Lac de Sils, Grisons, Suisse (2006)