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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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La Peur Fenêtre

Stephane Ilinski

mars 2000

3

Quand même curieux le symbole la planche à plancher comme support ! Un iota nerveux on stagne sous un abribus mi-planqué mi-songeur. Le secteur primaire a fichtre mal négocié sa place dans les nouveaux temps ! Sans bureau t’es cuit tout juste considéré malade pas même excusé survivant d’un héritage ! À retourner l’histoire encore pas très loin les bouquins filaient la crève alors les bureaux… ça c’était une affaire de notaire ou de mère supérieure enfin une sorte d’autel réservé aux comptines pas claires où sûr il était question de magie qui dépasse et de faits occultes. Hé la roue s’est cassé quelques dents : ce jour le bureau s’en tire rondement et donne dans l’universel. Qui n’en a quête mieux sa planche que sa religion ! Quoi donc un ne suffit pas va pour la multiplication l’en faut partout à tout instant et surtout chez soi ! Parce que laissé sans bureau va trouver une nouvelle bouée t’as plus qu’à boire la tasse à grosses gorgées et nettoyer la surface. On rigole pas avec l’objet. On a finalement trouvé le support de l’humanité tiens une planche ! Si on tient la cadence y’en aura sous peu dans les troquets et y restera pas un coin d’ombre — caisses cinés métro dodo… À table oui oui on y va on y va ! Un scoop du millénaire la bureaucratie va bientôt falloir des bureaulogues tiens des gars uniques libérés de leurs planches par miracle ésotérique encore mobiles et sans arrêt sur le terrain des appels au secours. On pourrait même lancer la mode sur le champ puisque c’est lundi.

Les bus passent on reste en plan forme hagarde mais concentrée dedans : on ausculte ça y est. Le premier papelard qui traîne donne le fil — intitulé accroche produits services là « nos bureaux » adresse et téléphone. On y court sans prévenir sous la pluie par surprise. On va prendre le pouls à l’improviste pour leur montrer la farce leur faire savoir dans quel bain y barbotent les inconscients.

Joli boulevard adresse nacrée plaque mirobolante vitres teintées… pas venus pour des prunes. Des assureurs sur quoi on tombe une kyrielle presque une armée. Assureurs ou pas eh ben on est prévenus à même la chaussée par la pancarte : « Bureaux des Assureurs Aériens Associés » — dis donc ça brille drôlement ! Fixés sur le seuil bon sang si tu rentres tu rencontres des bureaux ! Comme l’endroit est propret on s’ajuste le col et puisqu’on a cavalé sous la flotte on tente d’essuyer ses godasses sur un immense paillasson écarlate — ben pas moyen ! le truc est fait pour avoir l’air mais n’est pas. On a beau racler ça donne rien le tapis reste rouge et nos pompes boueuses. Vvvvv v’là le panneau teinté qui s’écarte et la bouille d’une gardienne des lieux qui se penche écarquillée sur notre posture pas l’air marrante. Là on est d’un coup persuadés de s’être trompés et que la carpette rouge est définitivement pas un paillasson. Du rêve ! pratiquement perchée sur son somptueux comptoir et suspectant de tous ses yeux la gardienne souhaite même pas le bonjour : désirez ? Un peu qu’on désire qu’est ce que vous pensez ! On est venus pour la science on s’est pas fait saucés par bonheur on est pas des paumés du boulevard… c’est pas parce qu’on est sans sacoche qu’on est pas docteur la blouse restée dans la bagnole… dites-donc mademoiselle faudrait veiller à l’accueil par temps pluvieux et au sourire en général l’amabilité ça conserve pouvez m’croire… Bref on la laisse pas à ses grands airs la réceptionniste pas même le temps d’un mais qu’on la sermonne et que si elle était un brin plus jeune on lui aurait tiré l’oreille. Dans la persuasion doctorale on a brandi le prospectus chipé sous l’abribus avec réprobation et mis l’œil sur l’aubaine nommée salle d’attente. Merci et bonjour mademoiselle à chacun ses moutons et tout le monde sera bien élevé… zou nous voilà infiltrés.



*



D’un toupet on se retrouve dans la fameuse salle d’attente et pas seul que ça non. Mobilier aux lignes épurées version chrome et baguettes chinoises verdure en pots méticuleux magazines pince-sans-rire genre la vie des finances et vivement la semaine… Aux coins de la pièce se sont collés trois costards et un tailleur qui ont une mine sévère révélant l’attente dont il est ici question. Ca bronche pas à peine si on froisse sa veste qu’on est affreusement gêné qu’on vérifie sans cesse le brillant des pompes ou du bouton de manchette. Le regard est ici bas de rigueur et l’intelligence alerte pétillante mais inhibée comme un espoir qu’on caresse tout secret — et si dissimulé qu’on l’oublie souvent au placard. Bah tout ça s’est changé au doigt et à l’œil ! notre petite entrée a bousculé l’air de rien tout un monde : pas le temps de déglutir qu’on reçoit déjà les œillades et encore sans intelligence celles-là plutôt bovines et impatientes de foutre à poil l’intrus — quelle veste mouillée quelle chemise que mal rasé horreur de chaussures… Ca nous respire sur le champ bon marché ! Pas ouf pas hum pas bonjour mais tiens du bon marché d’un autre monde qu’arrive de loin sans doute par erreur. Rien qu’à partager leur attente c’est sûr qu’on doit bien les salir quelque part chiffonner leurs fringues ou dieu songer à piquer leurs attachés-cases cracher dans les plantes certainement fumer sans demander la politesse… Là c’est établi qu’on est pas dignes de ronger la même file d’attente — eh quoi y’a pas cinq angles à la pièce… tu sais pas lire ?

Vrai on se dit en visant le canapé tout cuir et en se recoiffant dans un chrome d’accoudoir vrai la bureaulogie a de beaux après-midi devant elle. On est pas encore en exercice que v’là quatre plaintifs à cueillir en manque de planches dis-donc. Et des spécimens à quatre épingles des cauchemardeux de l’absence d’office. Tiens l’autre qui se sent si mal assis sans rien devant lui qu’y s’colle un journal sur les cuisses — à croire qu’il va déballer son quatre heures et refiler les miettes aux moineaux. Celle-ci attablée à son ordinateur pliable donnerait presque des consultations ! et les deux derniers paumés suant sur leurs mallettes qui tordent les jambes dans le désespoir qu’on les voie stressés… Y’en a du boulot ! Déjà en aval du problème avant même d’atterrir chez les Assureurs on fait sentir à quel point y fait défaut ce putain de bureau à quel point on voudrait déjà y être tout derrière au chaud dans son intime réflexion et ô dieu à son travail ses affaires ses occupations ! Allez merde on vous en supplie filez-nous au moins une table à tréteaux qu’on puisse tenir l’attente… C’est ce que les quatre patients semblent formuler dans leurs chapelets de postures cliniques.

Lorsque la porte de la cellule s’est ouverte et que la réceptionniste à carpette rouge nous a fait signe du bout des lèvres on était résolus à offrir nos services au jeune tailleur deux pièces certes violemment atteint par le mal mais très en formes et aux seins pointus. La secourir dans sa noyade psychobureautique aurait demandé une peine que nous étions finalement disposés à éprouver autour d’un petit verre… Monsieur si voulez bien me suivre Monsieur V. va vous recevoir… Sidérés qu’on les abandonne les collègues d’attente mon vieux ! Des faces à en pleurer de surprise… à peine si dans le doute brusquement arrivé jusqu’à leurs antennes y se précipitent pas pour aider à sortir du canapé ! Hop oubliées les planches le privilège les cloue tout net et on se défait royal de leur compagnie malsaine pour rejoindre le balancement postérieur de la standardiste.

Nan on a pas rendez-vous on est là pour étude comprenez c’est délicat… oui on veut bien être reçus par Monsieur V. chargé des relations extérieures au cinquième deuxième porte droite. Comment bien entendu on connaît la maison et le prospectus faut encore l’agiter sous le nez ? Bon on fermera les yeux sur l’accueil… d’ailleurs la boue a séché sous les semelles et la réceptionniste confuse comme un agneau tombe du regard en nous causant mais ce coup-ci oublie respectueusement comment on est fringués.



*



Du verre du néon de l’acier ça respire pas la transparence mais la réflexion. Songez un peu l’assurance qu’y nous filent les Assureurs Aériens Associés ! À point nommés leurs « Bureaux etc. » — l’usine à usines… la promenade qui tourne à l’extraordinaire : bureaux hébergent bureaux va pour la poupée russe ! Des tas à chaque étage ! Là les ascenseurs mènent à des couloirs desservant des bureaux tous parfums — des par grappes par binômes par triades par quatuors des par essaims des solitaires des vastes des armoires des écrins des mansardes… Aucune perte en rien que des bureaux sanitaires et salles d’attente en moins mais soigneusement conçus par soucis du strict nécessaire. Vu de dehors on dirait pas une ruche sur les beaux boulevards — ça nan jamais vu autant de Directeurs Généraux dans leurs coulisses ! L’apothéose c’est l’œil qu’on jette par la fenêtre sur le trottoir mouillé : ça y est on est à l’envers du décor… on démasque on mate on espionne. On a plongé dans la faille de l’invasion bureaucratique au nerf de la guerre en prime time des office hours !

Du premier au cinquième pas âme qui vive sans costard. Chacun s’affaire aux affaires qui sont plus ou moins les siennes : question d’occupation de vie active bref d’emploi parce qu’il faut bien être employé à quelque chose alors pourquoi pas se mettre en boîte façon fourmilière qui en jette ? L’allure c’est une moitié de raison… tiens même accrochées aux photocopieuses elles tiennent drôlement le rythme les assistantes de direction on croirait pas en les croisant la huppe de la huppe ! Une sorte de marquises mon vieux des perles léchant les hautes sphères intransigeantes et au courant de tout. Si on prête l’oreille c’est des multinationales ambulantes à elles seules et qui radotent plus sur les coucheries avoisinantes ou les salons de coiffure du quartier comme à la belle époque. Non ça cause gros sous management OPA et toute la clique. Le bureau sous toutes coutures adieu la famille les ragots j’te vends mon chemisier pour une note interne et déballe pas ton sac à qui n’est pas d’la boîte… pour les bas nylon t’as qu’à être un client sérieux un gars bien du sérail un gras contrat une sacrée promesse d’avancement ! et qui mate c’est qu’il a rien à faire coco c’est qu’il perd son temps pas d’place chez les assureurs on est au bureau et pas ailleurs.

Monsieur V. qu’on cherche des relations extérieures là pour étude qu’y doit nous recevoir au cinquième l’ascenseur a sans doute planté du coup on sait pas bien où on habite… obligés de fouiller la maison en quête du quidam paumés au cœur de la machine. Si voulez bien indiquer la route ça fera plaisir ça participera un peu à le réussite des choses — gauche droite et en avant là-haut ? Bien aimable et puis charmante croyez qu’on en fera référence au cinquième ça si on avait trimé en ces lieux les élégances pareilles nous auraient pas échappé les promotions auraient été rondement menées ! enfin un grand merci mamzelle somptueux le tailleur vous va à ravir à faire crisser bien des mâchoires — on s’entend.

Donc pas moyen de couper au bonhomme V. qui depuis le temps qu’on était attendus devait se faire des cheveux. Inspecteur on avait été annoncés par le standard et dans la terreur pas un pas une qu’avait songé à vérifier la provenance ! Tsss rien de pire pour qui a la conscience pleine et le sommeil facile que l’inspection improviste. Du coup y s’mettent à douter en large à soupçonner leur intimité profonde et lalala à remettre en plein de questions leur travail ! Ca triture l’honnête individu d’être observé ça le pousse à l’erreur à la découverte de fautes rétrospectives toc oublié le rêve de tourner rond et tout confort : y’a de la bataille et du charivari dans les airs.

Sûr que la concurrence s’est arrangée sous les tables à coups d’ardoises fameuses pour lancer toutou aux trousses des honorables bureaux aériens pas photo ça non nous v’là grattinés d’un contrôle… Bref môssieur V. on le rencontre pas terrible dans ses mocassins rendus spongieux par le prestige de notre venue. Pas très loin encore si on avait tenu bon dans l’affaire il aurait pu essorer sa cravate et filer en réanimation l’assureur extérieur en charge et avec toutes ses relations sous le coude !

Va pour les présentations unilatérales : jour z’êtes Monsieur V. pour qui on est déplacés de perpet’ nous on vient pour étude et dans l’anonymat comprenez les aléas du métier fondre comme sucre au café presque de la filature camouflage souvent plouc pour forcer les secrétariats ah toute une finesse qui vient pas de l’école… hum z’avez un lieu plus calme que le couloir nan ? Monsieur V. s’occupe d’avaler sa salive et doute pas mal de la qualité de son rasoir pendant qu’on le pousse dans sa cabine. Mais oui on veut bien se mettre à l’aise dites-donc lésinez pas sur le moelleux des fauteuils hum bon pas trop soporifique de filer des ordres dans pareille posture ? et la porte capitonnée on croirait un padoque mural manque plus qu’une berceuse…

Notre V. ben son fauteuil impérial l’aspire tellement qu’on en distingue encore que les épaules et les doigts tétanisés sur sa planche derrière laquelle il s’est malicieusement retranché. Vive l’automatisme ! Parce qu’y sait pas vraiment pourquoi on est là et que celle-là précisément faut se lever aux aurores pour nous la faire ! Spécialistes et en mission qui plus est… V. descend sous son bureau et sans ascenseur de verre mon vieux pas fier de son ignorant rencard ni de la surprise qu’on lui fait. Là on met en joue la victime finie la traque elle se déshabille toute seule comme une grande résignée à encaisser notre victoire sur la maladie… turlututu qu’on s’en vient la digérer — tellement loque qu’elle en est toute fondante ! un régal. Dans le silence suivant qu’on impose pour voir et constater les choses vont pas mieux pour V. Vache quand même on songe ! le V. l’aurait pas la même carrure en face d’un confrère en négoce. Trois p’tits tours y t’aurait reçu un barreau de chaise coincé entre les incisives et son crâne chauve balançant des éclairs et y t’aurait demandé le motif de ton intrusion inopportune en te faisant partager son double corrona à distance et en plein dans les yeux… Un roc contre qui tu serais venu démonter ta mâchoire un monstre qui t’aurait administré une sacrée leçon d’humilité carriériste. Mais non là belle journée pour la justice et l’égalité le V. y t’allume ton clope d’Inspecteur illico et courbette te demande pardon s’il peut te proposer son cendrier à la place de la moquette.



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Petit roman moderne fortement ouvragé racontant le difficile et quelque peu inextricable cheminement d’un jeune homme qui aspire à devenir Rédacteur, quelque part derrière un beau et honnête bureau. Le style est énergique, argotique, recherché ; les phrases, de taille variable mais pauvres en virgules, tendues comme des ressorts. Drôle, difficile, flamboyant, sans pareil.

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Paysage 876 : Corse (2009)