Lettre à Oskar Pollak

Franz Kafka, janvier 1996
(écrit en janvier 1904)

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Traduction française :
Œuvres complètes
La Pléiade, tome 3

Cher Oskar !

Tu m’as écrit une lettre charmante qui demandait, soit une réponse rapide, soit pas de réponse du tout ; quinze jours ont passé depuis sans que je t’aie écrit, ce serait impardonnable en soi si je n’avais des raisons. D’abord je ne voulais t’écrire que des choses bien pesées parce que ma réponse à cette lettre me paraissait plus importante que toutes les autres (malheureusement je ne l’ai pas fait) ; ensuite j’ai lu d’un trait le Journal de Hebbel (près de mille huit cents pages), alors qu’autrefois je ne le prenais toujours que par morceaux, auxquels je ne trouvais aucun goût. J’ai quand même commencé de façon suivie, au début en me jouant, pour me sentir finalement comme l’homme des cavernes qui, ayant roulé une grosse pierre devant l’entrée de sa caverne, par jeu et pour rompre l’ennui, est pris d’une sourde frayeur en voyant que la pierre le prive d’air et le plonge dans l’obscurité. Il tente alors avec une étrange ardeur de la déplacer, mais maintenant elle est dix fois plus lourde et, pour retrouver l’air et la lumière, l’homme angoissé doit tendre toutes ses forces. De même je n’ai pas pu toucher une plume de tout ce temps, car à embrasser du regard une telle vie, qui s’élève continuellement sans faille, si haut qu’on peut à peine la suivre avec sa longue-vue, on ne peut pas garder la conscience en paix. Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n’en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois.

Mais toi tu es heureux, ta lettre rayonne positivement, je crois que tu n’étais malheureux autrefois qu’à cause de ces relations qui ne te valent rien, c’est bien naturel, on ne prend pas de bain de soleil à l’ombre. Mais que je sois responsable de ton bonheur, ne le crois pas. Au mieux, je le verrais ainsi : un sage, dont la sagesse était cachée à ses propres yeux, rencontra un fou et s’entretint un moment avec lui de choses apparemment très lointaines. La conversation finie, comme le fou veut rentrer chez lui — il vivait dans un pigeonnier —, l’autre lui saute au cou, l’embrasse et lui crie : merci, merci, merci. Pourquoi ? La folie du fou avait été si grande qu’elle avait montré au sage sa sagesse…

J’ai l’impression de t’avoir fait du tort et d’avoir à te demander pardon. Mais je n’ai connaissance d’aucun tort.

Ton Franz.


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