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La Feuille sacrée

Paul Kodama

février 2007

Expotour diffuse une publicité à la radio. Expotour propose aux habitants de la ville sans nom d’aller travailler ailleurs. Expotour promet un nouvel aller et retour gratuit si le client est refoulé à la frontière. Expotour ne se limite pas à vendre le billet d’avion. Expotour offre lettres d’invitation, assurances médicales, extraits de compte ainsi que tous les documents officiels qui déjouent les contrôles douaniers les plus pointilleux. Expotour négocie le pack easy migration à deux mille cinq cents US dollars seulement. Expotour accepte de faire crédit pourvu que le candidat possède des garanties suffisantes, femmes, enfants, nourrissons en guise de caution. Le service financier d’Expotour comprend trois gaillards qui ressemblent davantage à des mercenaires qu’à des comptables méticuleux. Expotour est l’une des rares entreprises locales à afficher des bénéfices florissants. Expotour prouve que la situation économique du pays n’est pas aussi catastrophique que le prétendent les esprits chagrins.



Cohiba au fond des fumoirs feutrés, de volutes brunes en volutes bleues, il est de bon ton d’évoquer les joues rebondies des marmots des hauts plateaux. Leur face bouffie de graisse, au bord de l’éclatement, démontre aux sceptiques qu’ils s’alimentent à suffisance, en dehors (et comment ne pas le regretter) de quelques cas isolés qui portent le masque beauté fatale de la dénutrition, dents proéminentes, pommettes saillantes, peau cireuse. La faute en revient surtout à la clefa, un solvant en vente libre dans les garages et les quincailleries. Le dur labeur à la mine n’y est pour rien.



La fille de la Sara juge inutile de poursuivre ses études de droit. Elle se rêvait avocate et puis non. À quoi bon perdre son temps courbée sur les textes de loi pour défendre des paysans analphabètes ? Elle préfère partir, quitte à besogner là-bas comme femme de ménage.

La légende des salaires exorbitants suscite chez la plupart des jeunes la vocation de l’asepsie.



Déprimée, la Sara bourre de linge sale le tambour de la machine à laver. Elle ne veut pas laisser sa fille. C’est toujours la même histoire… Déjà, son aînée cueille des fruits dans des vergers parfaits qui s’étendent à perte de vue, loin, très loin. Elle était infirmière, avant. Des pommes maintenant. Cageots entiers rangés en colonnes sur la remorque du tracteur. Il paraît qu’ils ont droit à une collation vers dix heures, café et casse-croûte. À la fin du mois, elle envoie un mandat à son fils de quatre ans qui l’attend.

Ce type de séparation est assez courant. Les exilés confient leur progéniture aux proches, famille, amis, voisins, trottoirs, poteaux électriques, ponts, pistes cyclables, feux rouges, lignes à haute tension, gazoducs, terrains vagues.

On croise ainsi des meutes de mineurs ivres de clefa.



J’ai testé ce dégraissant dont l’odeur rappelle celle du White Spirit. Couché dans l’herbe grillée, le nez dans le pot, on éprouve d’abord un léger tournis qui se prolonge en spirales régulières jusqu’à l’inconscience. Un écran de machine à sous émet alors le message suivant : petites croix, petits carrés, soleil blanc, soleil noir. Voilà à peu près tout, il me semble. Le transport s’achève par une note creuse en deux dimensions. La pelouse, les scorpions, un oranger et trois oiseaux du paradis réinvestissent le champ de vision. On voudrait déchirer ce décor tropical. On manque de force. On se dissout d’artifice.



Je lui dis, vous savez elle n’a pas tort. Il faut la comprendre. À sa place, je n’hésiterais pas. La Sara sourit à l’idée que je franchisse la frontière pour travailler comme femme de ménage, vous qui êtes si maladroit. C’est vrai, c’est drôle. Je pouffe. J’aime bien balayer de temps en temps, l’aspirateur aussi mais pour la vaisselle, par exemple, je me décourage vite… les assiettes sales ! Holalala, les assiettes sales couvertes de sauce tomate !

Elle dit, j’ai peur qu’elle se prostitue. Il suffirait qu’elle tombe entre les mains de gens sans scrupules… C’est une gamine encore. Elle ne sait pas se défendre. Si seulement vous acceptiez de lui parler… la sermonner un brin… Peut-être qu’elle vous écouterait, vous ? Elle repasse dans la lingerie, je crois… Bon, d’accord, mais je vous en prie, n’oubliez pas de régler la machine sur tissu délicat, hein ? Sinon, le lin s’abîme.



Hé bien ? Il paraît que tu as lâché la fac ? Pourtant, tu n’es pas très douée pour le ménage. Quand je pense que tu repasses mes slips ! Tu n’as pas remarqué que le fer les brûle ? Résultat, ils sont troués. Tu m’en as déjà flingué deux comme ça ! Tu devrais d’abord décrocher tes examens. Le voyage, tu verras bien ensuite… Il n’y a pas le feu au lac, si ?

Là-bas, c’est le mirage de la richesse. Tout est prévu jusqu’à la mort. Tu ne pourras pas bouger. Il est interdit de fumer ou de se droguer ou de boire ou de rester pauvre ou de rester seul.

Et puis, on doit acheter des choses. On doit acheter un téléphone. On doit acheter une voiture. On doit acheter un appareil photo numérique. On doit réussir sa vie. On doit traverser aux passages cloutés. On doit boire un café. On doit acheter un manteau. On doit acheter un pantalon. On doit draguer la vendeuse. On doit s’admirer dans la glace. On doit donner sa carte de crédit. On doit retirer de l’argent au distributeur. On doit acheter le dernier disque. On doit acheter le dernier livre. On doit acheter le dernier verre.

Et alors, où est la différence ?

Eh bien… Par exemple ici, les passages cloutés n’existent pas. Cette absence de rayures blanches a un côté rassurant. Les piétons ou les automobilistes avancent droit devant eux sans se méfier. Certains se font renverser et meurent dans d’atroces souffrances. C’est terrible mais on se sent plus libre.

De toute façon, j’ai déjà acheté le billet et mes papiers sont en règle. Je vois mal le problème…

Sauf que ta prétendue lettre d’invitation n’est qu’une copie scannée par ordinateur ! M. Louis Martin n’habite pas au vingt-cinq de la rue Pasteur et n’a absolument pas l’intention de t’héberger à l’œil pendant trois semaines. Quant au reste de la paperasse, à quoi bon en discuter ? N’importe qui se débrouille mieux sur Photoshop…

Elle ne me croit qu’à moitié, refuse de débattre davantage. Le sermon fumeux l’ennuie.

En tout cas, quand tu prends l’avion, évite les robes de soirée à décolleté plongeant, les colliers de perles ou les manteaux en peau de crocodile… C’est chic ici mais bizarre ailleurs. L’argent t’habille à ton insu. Il vaut mieux enfiler cette seconde peau sans forcer.

À bord, les clandestins sont faciles à repérer. Les pantalons des filles boudinent trop leurs cuisses. Elles n’ont jamais porté de jeans serrés et n’arrivent plus à marcher. Les ongles vernis déchirent le cuir de leur sac à main qu’elles bloquent contre la poitrine à la manière d’un talisman. Les hommes, eux, guettent l’atterrissage deux heures avant sur leur fausse montre Rolex. Ils se planquent aux toilettes lorsque les hôtesses de l’air distribuent les formulaires d’entrée.

Ils ne cherchent pas le contact avec les autres passagers. Ils n’ont pas faim. Ils touchent à peine à leur plateau-repas. Ils ignorent comment être seuls, n’en ayant pas l’habitude. On devine la famille, quittée il y a quelques heures dans le grand hall post-moderne, l’époux, l’épouse, la grand-mère, le bébé qui pleurniche sous la couverture multicolore.

Ils ne se réjouissent pas de voler pour la première fois de leur vie comme les enfants parfois.

Les douaniers te cueilleront sur la passerelle. Mademoiselle, s’il vous plaît. Un jeune homme en civil te demandera ton passeport. Il t’emmènera au fond d’un bureau exigu. Tu penseras le séduire peut-être. Tu te diras, quelle chance, ce garçon si gentil ! Ses mains propres n’auront rien de commun avec celles d’un paysan inculte. Il te posera des questions. Tu ne sauras pas répondre. Il insistera. Tu écarquilleras tes yeux, déçue par ce manque de tact. Finalement, il ne sera pas si mignon, avec ses oreilles décollées et son crâne en tête d’œuf. Il te déshabillera. Il confisquera ton porte-monnaie. Il t’ordonnera de danser nue. Il cherchera la drogue à l’intérieur de ton corps. Il fouillera ton estomac et ton vagin. Il t’expliquera que tes papiers sont des faux grossiers. Il te déclarera coupable du crime de femme de ménage. Il disparaîtra sans même un baiser d’adieu. Tu l’attendras une éternité sur un siège orange en forme de coquillage.

Ils te jetteront dans l’avion de retour. Ils te préviendront, tu seras fichée comme membre du réseau illégal des éponges mouillées et ton signalement transmis à tous les ordinateurs des postes frontières. Inutile d’espérer revenir un jour.

Du continent, tu n’auras goûté que l’amorce décevante d’un flirt militaire informulé, tu n’auras admiré que les baies vitrées de l’aéroport, tu n’auras mangé qu’un sandwich ridicule enveloppé dans du cellophane indigeste, tu n’auras aperçu que le ciel uniforme et le soleil illimité. Tu te sentiras humiliée par le nombre insensé de nuages en liberté. Et le vent… le vent, n’en parlons pas.

Tu rentreras, riche d’une dette qui s’élèvera à plusieurs milliers de dollars. Compatissant, le service financier de l’agence t’offrira un job de serveuse dans une discothèque de la périphérie. Le tour sera joué, ton dossier classé, un fichier sur un disque quelconque, la trace d’une légère complication administrative, un questionnaire de voyage du premier monde au dernier. Tes souvenirs se réduiront aux yeux trompeurs d’un jeune homme, un sandwich au jambon, trois jours de vol, le ciel.

Ta vraie destination, c’est une boîte miteuse à trois heures du matin…

De la musique disco retentira à plein volume sur la piste en terre battue. L’ambiance aura quelque chose de glacial, comme si l’alcool n’arrivait pas à réchauffer la chair des danseurs. Le temps ne s’écoulera pas de la même façon qu’ailleurs.

Enveloppée d’un halo de lumière jaune, tu attendras sur un tabouret qu’un homme éméché t’invite à monter. Il aura cette odeur aigre et violette qui caractérise les travailleurs acharnés de la mine. Il manquera deux dents à son rictus méchant. Et les muscles de son visage seront creusés par la morsure. Tu le conduiras dans la chambre hypocrite où échouent les femmes aux fins de mois difficiles. Tu te déplieras devant lui en devinant l’érection assassine. Il se précipitera sur toi comme un chien sur la chienne. Tu ne te défendras pas. Tu soupireras quand ses doigts hostiles opprimeront ta gorge. Tu arrêteras de respirer, à demi nue au milieu des draps de nylon défaits.

L’homme retournera au bar. On ne l’inquiétera pas. Les serveurs n’ennuient jamais un client à cause d’une fille disparue. Ils préfèrent empocher un pourboire conséquent. C’est la règle. Ici, la vie n’a pas d’importance. On a du plaisir à tuer les autres ou soi-même. C’est pour ça que tu t’en vas.



Elle hoche la tête, soulagée que la leçon se termine enfin. Par politesse, elle me remercie pour les bons conseils. Je n’insiste pas et la laisse repasser en paix.



Je me livre à la mastication, seul, à l’abri du soleil, dans une pièce humide sans téléphone. Il est délicat de répondre à un appel, la bouche pleine. Je veille également à me débarrasser des chiques dont l’odeur nauséabonde peut gêner un hypothétique visiteur. Une boule recrachée est un spectacle répugnant. Un minimum d’hygiène est requis lors de l’imprégnation.

La feuille sacrée se glisse entre la gencive et la joue. Le suc mêlé à la salive submerge palais, langue et gosier, comme si le contenu d’un stylo à bille se déversait au fond du cerveau. L’amertume s’y répand, sournoise, et donne au souffle un relent de pourriture végétale. Impossible d’embrasser une femme. Celle-ci vous repousserait en riant et prétendrait que vous puez le fumier.

Peu à peu, l’encre gifle les muqueuses, une sensation puissante réservée autrefois aux aristocrates. À présent, l’usage s’est généralisé à toutes les bouches de la population. Craignant l’addiction, quelques rares individus n’en mâchent jamais. Difficile pourtant de surmonter la monotonie des journées sans cette vibration qui libère l’esprit de ses macérations. Le système nerveux neutralisé, il ne reste plus au ruminant qu’à contempler le monde et la solitude infinie dans laquelle il s’est enfermé.



La Sara sanglote en essorant la serpillière. Sa fille est partie depuis plus d’un mois. Elle n’a donné aucune nouvelle. Pas un coup de fil, pas un mail, ni une lettre. A-t-elle réussi à tromper les douaniers ? Elle ne sait pas. A-t-elle besoin d’aide ? Elle ne sait pas. Est-elle toujours en vie ? Elle ne sait pas. La reverra-t-elle un jour ? Elle ne sait pas. La Sara maudit du fond du cœur le continent en fer industriel.

Le continent ressemble au Joueur de flûte de Hamelin. Il enchante les enfants grâce à sa mélodie enjôleuse. Tu deviendras riche. On te respectera. Tu vivras heureux dans un château rempli de serviteurs zélés. Et puis il les noie au fond du lac.

Il faudrait que les gamins n’écoutent jamais de musique ou alors qu’on leur en explique le sens et qu’on décompose l’air, note après note. Do, ré, mi, do, ré, mi, fa, tu comprends ?

Tant pis pour le ménage, Sara. Rentrez chez vous. Je me fiche que la maison soit mal rangée aujourd’hui. Je n’en mourrai pas. Et vos larmes salées ne laveront pas le sol aussi bien qu’un détergent dilué dans l’eau claire d’une bassine.



Le commerce de la feuille sacrée est une activité honteuse. On la débusque seulement dans la section du marché réservée à la sorcellerie. Des cintres métalliques où pendent des fœtus séchés délimitent le cercle magique. Les corps noirs des bébés inachevés sourient dans le vide, laissant deviner ce qu’ils auraient pu être si une main osseuse ne les avait retirés trop tôt du ventre maternel. Le champ de l’irrationnel s’ouvre alors tout entier, préparations odorantes à brûler soi-même pour conjurer le mauvais sort, poudre d’orties, rouleaux de prières en quechua de cuisine, lait de mygale, bibles en cendres, élixirs à base d’os de chien battu, imprécations bénies trois fois par un moine hydrocéphale.

Il arrive qu’un pénitent s’agenouille dans une flaque d’eau sale, une vipère enroulée autour du cou. On entend mal ce qu’il implore avec tant d’ardeur.

Des faces édentées et miséreuses s’abreuvent aux marmites de viande, offrant leurs crachats à la Terre qui les reçoit comme un hommage. Au centre des corridors tortueux se dresse une échoppe de couleur rouge. Sur ses étalages, une balance, du vin, de l’alcool de canne, des paquets de cigarettes et deux ballots ventrus débordants de feuilles. Une vieille femme chapeautée monte la garde en silence.





Il existe trois genres de feuilles provenant chacune de jungles différentes. La plus intéressante reste cachée au fond de la boutique, à l’intérieur d’un mystérieux sac poubelle noir. Elle n’est vendue qu’aux gens de confiance et aux habitués. Les autorités sanitaires ont interdit sa diffusion car elle noie la bouche dans un océan d’insensibilité. On est saisi du nez au menton d’un sentiment apaisant d’anesthésie. Les nerfs se vrillent et échappent soudain à toute maîtrise. La mâchoire enfourne la matière vivante comme une broyeuse infatigable tandis qu’une tremblote incongrue agite les membres inférieurs et que des crampes aiguës déchirent les muscles masticateurs. S’ébauche alors la vision sereine de l’avenir, quand enfant encore, le ruminant se croyait capable d’atteindre l’objectif scolaire de la réussite omnivore.

Ces retrouvailles avec l’avenir le consolent même si la consommation excessive de la substance le contraint à parcourir chaque jour plusieurs kilomètres à pied. Ces promenades épuisantes se révèlent indispensables au repos. Les insomnies sont en effet assez fréquentes.



Réveil en sueur en pleine nuit. Un mépris indécis s’empare des artères. Le fluide réclame sa part du butin, interdit toute pensée sereine et opprime la poitrine d’une serre invisible. Prise en otage, la gorge gargouille de gémissements navrants. Le corps refuse désormais le sommeil.

À trois heures du matin, le reflet de soi dans le miroir du lavabo n’a rien de réconfortant. Il n’y a pas la flatterie de l’amitié, ni l’aisance, ni l’amour. La salle de bains devient salle d’interrogatoire où des fantômes de rancune malmènent l’insomniaque sans pitié.

Ces troubles conduisent au chaos d’une panique absurde.



Le remède improbable à ces désordres réside dans la marche et l’absorption mesurée de vins, parfums, alcools légers qu’on mêlera à des sodas tièdes. Domptée, la palpitation nerveuse désintègre le plastique mou du repentir. L’impassibilité se recompose petit à petit.

Mais on ne dort plus, on traîne hagard.





Faibles comme des lampes à pétrole du siècle dernier, les ampoules opaques teignent la nuit de lueurs stériles. Les filaments de tungstène spiralé frémissent au bord de l’extinction. Ils éclatent parfois en un petit bruit sec, ping, sans autre raison que l’irrégularité de l’alimentation. L’énergie est si incertaine, un vague théorème appliqué par des ingénieurs qui risquent à chaque instant l’électrocution. Rien qui puisse rivaliser avec les puissantes centrales du continent dont la lumière blanche défie celle du soleil. L’aube éternelle annonciatrice d’un jour meilleur ne se manifeste pas le long des banlieues désertes.

Autour de ces zones aveugles éclosent toutes sortes d’établissements borgnes qu’un fonctionnaire évangéliste clôture régulièrement, sous prétexte qu’ils ne s’acquittent d’aucun impôt. Vêtu d’un costume trois pièces élimé, l’homme de foi colle sur la devanture des banderoles, fermeture définitive pour évasion fiscale, devant une équipe de télévision affamée de scandale.

Un motel poussiéreux régale des heures heureuses avant minuit. L’enseigne, une pomme à demi croquée, lève toute ambiguïté sur la fonction principale de l’hébergement. Le bar dispose d’une estrade destinée aux concerts absents. Il y a longtemps que les artistes ont déserté la scène pour piocher des galeries sous la terre. Une soucoupe volante peinte en blanc fend l’espace d’un mur d’étoiles fluo. Des hommes fiévreux, les doigts soudés au portefeuille, tournent autour des filles agglutinées au bar.

Résignés aux guéridons de Formica, les buveurs plongent leurs écuelles dans des seaux de jus fermenté. Les plus raffinés claquent la langue, en savourant le faux whisky d’importation du patron. Une chanson distille la sempiternelle romance à la con qu’on écoute n’importe où dans le monde, la même rengaine traduite en plusieurs langues. Tu es parti. Je suis inconsolable. Je vais mourir. Je pleure. Tu es parti. Je ne m’en remettrai jamais. Tu es parti. Tu es parti. Ne reviens pas. Tu es parti. Je m’en vais. Adieu.

Un cireur frétillant m’accoste. Monsieur, permettez-moi d’astiquer vos souliers crottés ! Surpris j’examine mes pieds et m’aperçois qu’il a raison. Voilà un moment que je parcours les rues étroites et les parkings boueux. Mais je m’en moque. La nuit teint l’errant d’élégance.

Une fille s’avance, en accordant le bruit de ses hauts talons avec les percussions saturées des enceintes. Minijupe, bas noirs, corset lacé. Je l’entends déjà me susurrer à l’oreille la promesse mutine. Hé, beau gosse, viens donc te payer du bon temps ? Je nie d’un signe de tête avant même qu’elle ne se penche. Je ne veux pas de la caresse humide du chiffon gras sur la vachette, ni qu’on me cire le sexe. J’aimerais juste jeter mes spectres mémoriels par-dessus le bar et dormir.

Elle pose sa paume sur mon bras et m’oblige à la regarder.

Tiens, c’est toi ? Sous l’outrance invraisemblable du maquillage, les prunelles ont gardé cette naïveté d’avant. Elle s’étonne de la réflexion. Oui, c’est moi. Tu travailles là maintenant ? Je paye mes dettes, je n’ai pas réussi à passer… Ha bon ! Ta mère se ronge les sangs, elle se demande où tu es. Tu pourrais la prévenir, donner un coup de fil, au moins… Elle prend une cigarette et l’allume. Non, je ne l’appellerai pas. Je suis comme morte désormais. Elle fume. C’est nouveau. Elle dit, je préfère ne pas la revoir, en exagérant un peu, comme une gosse capricieuse. Vous aviez raison. Ils ne pensent qu’à nous coller des crédits astronomiques sur le dos. On les rembourse à n’importe quel prix. À la fin, on n’y arrive plus. On emprunte encore. On continue jusqu’à ce que ça s’arrête et ça ne s’arrête pas.

Nous restons un moment à fixer les étagères de verre. Tu bois quelque chose ? Volontiers, je n’ai pas soif mais il faut bien consommer. Hé, Lalo ! Un jus d’orange s’il te plaît ! Elle sourit, malgré sa bouche plastifiée d’androïde. Une mélodie commerciale oscille entre nous.

Le chagrin se vend toujours d’une manière grossière et sincère à la fois.

Si vous voulez… Si vous voulez… Elle bafouille… Je veux bien avec vous… seulement cinq dollars… Vous devez payer, sinon ils se fâcheront. C’est gentil mais non merci. Un flacon d’eau de vie lévite sous un néon bleu.

Dommage.. J’aurais voulu que ce soit vous, l’homme…Vous savez…

Je comprends, mais non, il vaut mieux ne pas surcharger sa mémoire, pas vrai ?

Elle n’écoute pas. Elle m’agrippe d’un coup. Venez !

Je suis ses cuisses résillées à travers la fumée. Les deux battants branlants donnent sur un couloir carrelé noir et blanc. L’affiche d’un groupe de Cumbia est collée de traviole sur une cloison verte, des cow-boys insolents posent devant des cactus fleuris. Moustaches. Guitares électriques. Batterie. Quarante-six. Quatre vingt douze. Dix-huit. Les portes numérotées sans ordre précis s’entrebâillent sur des ombres qui s’ébattent dans le creux de matelas découragés.

La piaule se limite à une paillasse aux draps silencieux et toujours cette ampoule grésillante pendue au plafond comme un ananas gâté. Elle s’étend, saisie d’un rire espiègle qui jure avec le décor.

Elle dit, vous serez un homme ivre de feuilles et d’alcool. Après, peut-être que vous vous sentirez plus seul. Mais vous vous en ficherez. Vous aimez bien macérer là-dedans. Ma mère le répète souvent, le pauvre aime bien macérer là-dedans. Si je n’étais pas là, il ne rangerait même pas sa chambre. Il la laisserait comme ça, jonchée de mégots, de chiques et de chaussettes sales.



Je m’allonge à ses côtés.



Le lac se réduit à une flaque, la nuit. Au lieu de l’immensité liquide couverte d’algues vertes, on voit juste une crevasse, des vaguelettes, de l’écume sale… Les phares des 4x4 du Rotary Club trouent l’autre rive.



Je me perds dans une rue. Elles se ressemblent toutes. Les édifices anciens disparaissent du jour au lendemain. On les remplace par des structures cubiques en béton. Le passé coûte trop cher à entretenir.

Les camions-citernes aux freins crissants saluent l’aube polluée. On peut à peine haleter.



Le matin, le soleil transperce les carreaux, blesse la vue et égratigne la conscience. Je me colle aux angles les plus sombres de l’habitation, blotti à l’intérieur d’une couverture, espérant le sommeil enfin.

La Sara écorche le maïs en pleurant. La nouvelle s’étale à la page quatre du journal. Elle sait. Elle n’a jamais passé la frontière. Elle était rentrée depuis longtemps. Elle n’avait pas osé l’appeler. La honte. Elle avait honte.

La Sara repousse les épluchures. Je lui aurais pardonné. Je lui ai toujours pardonné. Je sentais qu’elle n’y arriverait pas. Quelque chose comme le mauvais œil l’épiait. Elle n’aurait pas dû partir.

Oui, Sara, vous avez raison. Elle n’aurait pas dû partir. Nous avons essayé de la retenir. J’ai cherché à la convaincre, vous vous souvenez ? Mais elle refusait d’admettre le piège que représentait ce voyage. Parfois, vous parlez et les gens ne vous écoutent pas. Vos paroles, c’est du vent, un vent aride et dur comme celui qui souffle sur les hauts plateaux.

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Paysage 178 : Lac de Sils, Grisons, Suisse (2006)