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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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La Vraie Vie

Alban Lefranc

octobre 2001

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Lecture réalisée par l’auteur en février 2003.

Je fis une espèce de faux mouvement quand Christian apparut à la porte. Ma main tendue vers son épaule, hésitant à faire l’accolade, c’est une chose qui se fait l’accolade pourtant, en Allemagne c’est de rigueur. Nous fûmes gênés un instant, il fallait faire vite, on nous regardait, Johanna s’avançait déjà. Ce fut vite fait : je lui tapotai le coude, il me toucha l’avant-bras. Christian venait nous chercher, ma très jeune et ravissante amie, et moi, tandis que trois autres Allemands se massaient dans l’étroit vestibule : l’amie de Johanna, Sandra, qui nous avait accueillis ce week-end, et ses deux colocataires. Je les laissai naviguer, dans l’évidence partagée de leur langue et de leurs gestes, pensant que la journée à Berlin avait été belle, que j’étais d’excellente humeur, que c’était une bonne occasion de montrer à Johanna quel ami resplendissant j’avais, que je n’étais pas seul, et qu’il était bon aussi que Johanna puisse faire valoir tout ceci auprès de sa meilleure amie Sandra, que Sandra à son tour puisse exhiber ceci auprès de ses colocataires, etc. À part le faux mouvement tout alla bien : ma joie était visible, nous allions rentrer à Dresde, j’étais heureux de ma hâte à retrouver mon travail, un lieu fermé sur moi seul, le bourdonnement de l’ordinateur et mes allées et venues devant l’écran. Je me rattrapai en embrassade sur Sandra. Je prononçai quelques formules d’adieu en un allemand impeccable : à la prochaine ! (bis zum nächsten Mal !) mach’s gut ! (fais-le bien ?) etc. J’étais dégagé, assez sûr de moi je dois dire. Je me rappelai la soirée des artistes dans la Dolce Vita, la douceur infinie d’Alain Cuny pour sauver Mastroianni, et je me sentais proche d’accéder à ces fameux appartements privés du bonheur sans mélange, où la mesquinerie n’a plus cours, où je pourrais être moi-même un peu, un peu ça suffirait, spontané, presser les êtres sur mon cœur, proche de ne me plus me gratter, proche de ne plus me tordre ni me méfier, proche de ne plus avoir besoin de boire pour écouter les gens, je m’emballais, ça suait dans le bas du dos et dans la nuque, j’avais des amis resplendissants, ma copine Johanna était du lait, on pouvait parler de Cassavetes tous ensemble, je pouvais pleurer sans retenue devant A Woman Under the Influence, on pouvait pleurer tous ensemble, j’étais rendu, j’avais effacé ma famille, brûlé mon nom, je n’avais plus essayé de me suicider depuis deux ans au moins, j’avais jeté par la fenêtre mes années hurlantes à Paris, je parcourais sans panique les détours de ma pensée, j’étais maître des souvenirs et du silence, comme d’un manteau je m’étais défait des habitudes dangereuses, je ne fixais plus les choses trop longtemps, je ne marchais plus de longues heures happé jusqu’à l’effacement par les affiches et les vitrines.

Une pluie légère nous attendait dans la rue. Christian demanda bien si je ne m’étais pas affolé de son retard d’une demi-heure, mais je ne pris pas ombrage de ce ton condescendant. À vrai dire, résultat de l’emballement sentimental, j’avais déjà sans doute ma mine de petit garçon poli et sage qui ne veut blesser personne, qui craint de dire un mot plus haut que l’autre, mais je mettais tout ça sur le compte d’Alain Cuny, je réalisais dans ma personne à ce moment précis Alain Cuny lui-même comme l’avait imprimé sur l’écran Fellini, je prenais sur mon visage les expressions tranquilles des quelques personnes vraiment heureuses que j’avais croisées quelquefois.

Dans l’auto nous attendaient une femme et son enfant de cinq ans endormi, une espèce de mère de famille inattaquable, sûre de sa vertu et de ses hautes responsabilités, une de ces Allemandes supérieurement intégrées qui ont définitivement cessé de douter. Je sentis tout cela presque tout de suite mais sans me l’avouer. Alors que nous nous approchions de la voiture, Christian profita de mon hésitation visible (le flottement sur mon visage devait assez clairement donner à penser que je n’avais pas songé encore à la distribution des places dans le véhicule) pour demander à Johanna si elle préférait la solution « moderne ou traditionnelle ». Je souris à ce moment — quelque chose de visqueux se forma sur mon visage qui ressemblait à un sourire sans doute, celui du brave type pas méfiant, qui aime ses amis, qui aime que ses amis s’aiment, qui veut que tout se passe bien, qui aime la chaleur humaine, qui mise sur l’échange, un fervent de la spontanéité. Johanna répondit « moderne » en souriant, belle et sereine, la main sur la hanche, presque canaille, et il lui indiqua alors le siège avant à côté de lui. Elle se tourna vers moi, cherchant sur mon visage et dans mes yeux un quelconque acquiescement, et cette marque de soumission feinte m’irrita, mais à peine, une petite brûlure passagère, déjà la boue visqueuse du sourire heureux a repris mes lèvres et je me tasse à côté de la mère — son fils endormi occupant la moitié de la banquette arrière, comme elle le remarqua plus tard, amusée, « le plus petit prend le plus de place », tout sourire, amusée, s’enchantant de ce qu’elle considérait sans doute comme la chose la plus normale du monde, certaine que chacun trouverait ça naturel. Rogné contre la portière dans l’angle opposé à ma reine, j’échangeai les quelques mots d’usage avec ma voisine, assez large d’épaules, elle avait fait ses études avec Christian mais à l’époque ils ne se connaissaient pas — mâchoire volontaire et cou puissant — pourtant depuis qu’ils étaient tous les deux à Dresde ils s’appréciaient, se voyaient régulièrement, et oui, tiens, oui, toutes les semaines, c’est dingue ça — je suis sûr qu’elle laisse la télé allumée quand elle s’en va pour retrouver des voix quand elle revient — pendant ses études on connaît à peine son voisin d’amphi et puis on se revoit on parle on passe des soirées ensemble — elle a un rôle de mère à jouer pour les dix ans à venir — et puis il y a les jeux de société pour les soirées entre amis, au Siedler il faut fonder une ville avec tous les détails du ravitaillement et des infrastructures c’est pas simple : je ne fis aucun effort pour prolonger l’échange. Chacun se cala comme il put, moi plutôt de biais, j’avais oublié d’ôter ma quadruple épaisseur de pulls, et c’était bien sûr trop tard, je me répétai plusieurs fois qu’il fallait y penser à l’avenir, que quand on monte dans une voiture avant un long trajet, avant un long trajet qui plus est où presque aucun mot ne sera possible, où on risque fort de suer dans sa pensée qui ne sort plus, on se découvre d’abord, c’est des choses intégrées normalement, depuis la fin de l’adolescence, au plus tard vers 28-30 ans, des espèces de réflexe, et ça rend la vie plus aisée, plus simple, et on s’épargne les suées nerveuses et les brusques envies de se taper la tête contre la vitre pour se calmer, car bien sûr il ne peut être question de fumer une cigarette dans la voiture surchargée, et puis le risque de subir une remontrance hautaine et imparable devant Johanna éteignit rapidement toute envie de passer outre les règles d’airain du savoir-vivre.

Christian raconta sa soirée de la veille passée dans les musées de la ville ouverts à tous jusqu’à deux heures du matin une fois par an. Il fit des plaisanteries qui devaient être drôles : Johanna rit de tout cœur comme elle sait le faire, rayonnante, mais je n’en compris pas le tiers, j’avais chaud, les deux heures à venir commençaient à m’effrayer sérieusement et je me rappelai en un éclair que je ne ressentais pas grand chose d’autre pour Christian qu’un vague sentiment d’obligation pénible, et que j’avais été étonné la dernière fois que nous nous étions vus de ne pas m’être autant ennuyé que je l’avais craint, et que sa proposition de nous ramener de Berlin avait soudain ranimé ce qu’un coin de mon crâne me murmurait doucement aux moments de fatigue supérieurement lucides, à savoir que je ne le fréquentais vaguement qu’en attente des quelques services qu’il pouvait me rendre de temps en temps, que c’était un homme assez seul et qui avait besoin sans doute d’interlocuteurs n’importe lesquels dans la semaine pour faire pendant à ses huit heures quotidiennes dans une clinique à la sortie de la ville, que si je m’étais répété tout au long de la soirée que nous avions passée ensemble dans un bar autour d’un échiquier que vraiment tout compte fait on pouvait discuter avec lui et que vraiment c’était une connaissance de prix que j’aurais pu appeler en cas d’inquiétude légère pour pleurer sur son épaule, c’était bien le signe entre tous éminent qu’il m’emmerdait comme la pluie, car enfin quand on aime quelqu’un on n’éprouve pas sans arrêt le besoin de s’en convaincre, et puis pour finir j’entraperçus que je ne connaissais depuis l’adolescence que ce genre d’hommes assez solitaires et malheureux et qu’il me restait un bon bout de chemin avant de vivre dans la vérité et la beauté comme le personnage d’Alain Cuny dans la Dolce Vita avant qu’il ne massacre femme et enfants et se suicide on ne sait pas trop pourquoi.

Johanna parla avec enthousiasme de Solaris que nous avions vu la veille et nous eûmes droit de la part de Christian (j’étais encore associé un peu à la discussion) aux vieilles scies sur l’intellectualité des films de Tarkovski (anstrengend disent les Allemands, das ist mir zu anstrengend, le mot évoquant irrésistiblement une espèce de nœud, la torsion dans un lavabo d’une tête de Francis Bacon) lui il préfère, ah ! les soirées entre potes, où on ne se branle pas le cerveau inutilement, où on se, tja ! murge la gueule, peinards, les soirées où on rigole. Il ne dit pas cela exactement mais enfin ça y menait et j’avais trop entendu ces choses pour ne pas les réentendre derrière les détours variés qu’emprunte la démission intellectuelle. Je me contentai — bave de bonheur intrépide aux lèvres, une partie de moi décidément (le corps ?) jouant ferme l’artisan de paix, ignorant les signaux d’alarme que prodiguait mon attention déchaînée — de dire que non, le film n’était pas anstrengend, que c’était bien, voilà, tout simplement, qu’il fallait le voir, et puis le revoir dès que l’occasion se présentait, qu’on en ressortait, comment dire, meilleur, plus enfoncé dans la vie, que la vie passait mieux à travers nous ensuite, qu’ensuite on ressemblait plus à Alain Cuny avant qu’il ne massacre etc. Je ne dis pas tout cela mais je me le répétai pour moi dans mon silence en regardant les talus où tremblait la pluie, les files d’autos silencieuses à droite et à gauche, et puis avec une terreur croissante les panneaux qui indiquaient Dresde à 150 kilomètres encore. Johanna parla avec plaisir du film, elle avait cru d’abord que c’était un film d’horreur, elle avait été effrayée, rivée à son siège, mais l’enjeu était ailleurs, psychologique, tout à fait ailleurs. Elle se tournait vers lui, les mains posées sur ses genoux, le visage agrandi par son sourire. Je pensai à cette exposition au Pergamon où je l’avais tant désirée, la caressant frénétiquement aussitôt que nous étions seuls dans une salle. Elle me précède dans les toilettes. Je la rejoins en tremblant. L’odeur d’urine emplit l’espace confiné. Nous sommes debout. Je la déshabille rapidement sans cesser de mettre un doigt comminatoire sur mes lèvres. Je descends jusqu’à mi-jambe pantalon gris collant noir et culotte blanche, j’introduis deux doigts dans son con trempé, son visage se déforme, elle se tourne contre le carrelage froid, elle m’offre son cul, les paumes au bout de ses bras tendus aspirent l’immobilité du mur. Mes doigts fouillent ses deux orifices, mes doigts frottent la paroi qui les sépare. Elle se retourne vivement, elle manque me renverser. Elle ouvre mon pantalon, elle me fait une pipe très drue, hargneuse. J’éjacule presque aussitôt. Elle marque un temps d’arrêt, sonnée, lointaine. Elle se tourne vers la cuvette pour recracher le sperme. Je la regardai de toutes mes forces, assise à côté d’un autre, désirable pour un autre, lui souriant comme elle m’aurait souri, avec un sourire que je croyais à moi seul réservé.



Sans crier gare j’ai commencé à guetter le moment où il lui prendrait la main, où elle s’appuierait contre son épaule, je ne pouvais plus les quitter des yeux, je ne pouvais voir que le dos de Christian, et elle un peu mieux, de profil, de trois quarts, qui se penchait presque vers lui, qui riait aux éclats, qui le regardait… j’essayais de fermer les yeux, de dormir, je pouvais dormir n’importe où, n’importe quand, c’est-à-dire que je n’avais pas besoin de le vouloir, que le sommeil me prenait de toute façon, il me suffisait normalement de fermer les yeux quelques secondes, mais c’est qu’un ronflement viendrait tôt ou tard, leur indiquant que la voie était libre, ce n’était donc pas du tout une bonne idée de dormir, il s’agissait donc de lutter contre le sommeil, chose malaisée qui ne trouvait aucun écho dans mon corps, le sommeil étant ce que je faisais de mieux depuis vingt ans, j’avais réellement perfectionné le sommeil jusqu’à des limites jamais atteintes avant moi auparavant, je rivalisais sans peine avec les nouveau-nés, pouvant me réfugier à tout moment dans une capsule sans rêves ni remous d’aucune sorte vingt heures d’affilée, il ne s’agissait rien moins que de contrer mon génie cette fois, d’autant plus que ma voisine semblait dormir elle aussi, elle ne pipait mot du moins, me pencher sur elle pour le vérifier aurait relancé la conversation, et puis elle s’en foutait bien de ce qui pouvait se tramer à l’avant, ça l’amuserait sans doute si elle ne dormait pas, elle s’admirerait de se trouver si libérale, « c’est cool quand les gens qui se plaisent s’embrassent sans faire de chichis », je luttais maintenant contre la fatigue et l’ennui (c’était l’ennui sans doute qui faisait danser devant mes pensées enchaînées — pas moyen d’écrire une ligne pour se calmer, ni de se glisser dans leur conversation sans être importun — ces paniques de jalousie, j’essayai de me convaincre que c’était l’ennui, mais de loin, de biais, sans hausser la voix vraiment, et la panique continuait à gonfler), je rouvrais les yeux sans cesse de crainte de rater l’instant décisif où elle se pencherait vers lui pour lui faire une pipe — ou lui vers elle ? Je haïssais ces bouffées incontrôlables, de leur être livré ainsi, mais ça ne les réduisait pas. Je me souvins avec effroi qu’il y avait quelques jours seulement, quand nous avions terminé notre partie d’échecs et qu’il avait fallu parler, j’avais confié à Christian mon admiration pour la jalousie chez Proust — allant jusqu’à dire que la Recherche ne visait qu’à déployer tout le prisme de la jalousie (il n’avait pas été outre mesure intéressé, moi qui voulais lui faire pénétrer un peu le monde fermé de ma sensibilité artistique, je crois qu’il doutait un peu de mes activités dans ce domaine justement, moi qui avais tant besoin que d’autres y croient à ma place). Je m’étais ainsi livré par avance : les regards furieux que je leur jetais à tous deux ne devaient être que trop transparents, j’avais le ridicule supplémentaire d’être le cocu qui sait. Pour me maintenir à flots, dans une douleur éveillée, j’essayai de retrouver les paroles d’une chanson de Brel où il aperçoit à l’horizon sa femme et son meilleur ami s’embrasser à pleine bouche. Aucun mot ne revenait : après quelques minutes d’efforts ne surnagea que l’éraillement de sa voix. Je passai alors à la jalousie sauvage, aux hurlements de Raging Bull. De me promener ainsi dans la galerie de mes prédécesseurs, ça me mettait de plain-pied avec l’universel, et puis sans aller jusqu’à dire que ma panique y gagnait en noblesse, elle devenait, comment dire, enfin ça me retenait au bord du sommeil. Je revoyais De Niro-La Motta harceler sa femme, cogner son frère même si je me souviens bien, bonheur des brutes, survivance des époques bénies où on n’avait pas encore inventé l’intériorité. Mais la catharsis outrepassa son œuvre, je me vis avec les yeux du dedans enfoncer la mâchoire de ma reine, je vis sa terreur et son incompréhension, je sentis passer sur moi l’horreur du geste qui vous exclut du monde des hommes : de toute la promiscuité tiède de la voiture la honte se jeta sur moi, je l’avais frappée et je n’étais pas la brute sans conscience qu’il eût fallu être. Je rebroussai chemin à toute allure, jusque dans le monde de Brel, où l’on sait parcourir à genoux le dédale infini du dégoût de soi. Je m’y reconnaissais bien mieux, ces aboiements d’impuissance étaient miens, et mienne aussi cette emphatique révolte qui se sait ridicule. Je me vautrai dans les quelques chansons qui traînaient dans ma mémoire somnolente ; des strophes me revenaient maintenant. Je peaufinais mon rôle, me trouvant minable, et triste, et perclus de méfiances et de ruses qui me rapetissaient encore ; je les trouvais beaux tous les deux ; j’admirais le calme de Christian, je découvrais la finesse de ses traits, ou plutôt je m’en souvenais avec une sombre délectation puisque de ma tanière derrière eux je ne pouvais le voir que de dos, je découvrais qu’il était grand, merveilleusement proportionné, c’est-à-dire pas trop grand non plus, que ses gestes ne l’embarrassaient pas, que j’avais plaisanté à ce sujet l’après-midi-même avec Johanna, lui détaillant ses grâces, lui montrant l’habitude qu’il avait de s’approcher très près de ses interlocuteurs, tout près des lèvres, sensuel comme un putto, et je devais bien m’avouer qu’il saurait mieux l’écouter que moi, qu’il saurait lui tendre son manteau quand ils sortiraient d’un restaurant je l’avais vu faire. Je finis par m’endormir, au bord des larmes, bercé par l’espoir qu’ils accepteraient peut-être de me revoir dans quelques mois comme un vieil ami à qui on a pardonné sa tapageuse souffrance.



Nous nous arrêtâmes à la gare pour déposer ma voisine et son fils. Je me ruai dehors pour fumer une cigarette, Johanna avait eu le temps de me dire qu’elle ne passerait pas chez moi comme prévu, que nous ferions un crochet par chez elle. Je tirais de frénétiques bouffées en essayant de me représenter la soirée en perspective, les murs, les spaghettis mangés à même la casserole, le rétrécissement des gestes sur mon corps, les bras collés le long des cuisses, encore les murs, une éventuelle tentative de retrait d’argent (dix marks, dix marks suffiront, cinq même, de quoi aller chercher trois Staropramen au Spätshop, trois fois un virgule cinq marks ça va, ou est-ce un soixante-quinze avec cette putain de consigne, le type me connaît, il me les laissera sans les vingt-cinq pfennigs de consigne, c’est bien la moindre des choses, on aime bien les Français dans mon quartier, on les exhibe, on les vendrait au plus offrant si on s’écoutait, il faudra parler un peu, s’intéresser à la partie d’échecs qu’il mène toujours interminablement contre un jeune adolescent roux très doué, expliquer, convaincre, « Un peu trop fait la fête ce week-end ah ! ah !, me manquent vingt-cinq pfennigs pour une troisième Staro, tout dépensé ce week-end, les femmes, vous savez ce que c’est hein ! » avec un litre et demi de cette bière tchèque acide on pourrait écouter calmement la Passion selon saint Matthieu jusqu’à trouver le sommeil, mais le type me jettera dehors, Français ou pas on fait pas crédit, deux Staro feront l’affaire, inutile de tenter de l’amadouer, et puis demander vingt-cinq pfennigs de ristourne c’est se ridiculiser, on a sa fierté tout de même, on s’épargnera ainsi la corvée du bavardage et on sera plus vite de retour), le mur en face du lit avec les photos des bustes de Diego par Giacometti, les photos arrachées, le mur nu, les clous dans le mur, les phrases, le mur blanc devant moi, le mur rouge lie-de-vin derrière, le glissement des phares sur le plafond, les ombres, regrets, élans, désirs, le mur blanc, et puis seulement la braise de la cigarette au bout des doigts… La portière ouverte, elle regardait Christian près de moi. Ses yeux.



Nous fûmes rapidement devant la maison de ses grands-parents. Je sortis lui faire un rapide baiser pour garder contenance. Que tout eût l’air normal. Elle eut une poignée de mains rapide avec Christian pour le remercier, trop rapide, trop distante.



Christian me déposa quelques mètres avant son appartement. Nous avions échangé quelques mots rapides, mon aisance m’avait stupéfait, je lui avais parlé sans calculer le recul nécessaire à mon bras pour lui en allonger une, lui demandant depuis combien de temps il était à Dresde, pourquoi il s’y plaisait, et ah ! s’il devait se lever demain matin à six heures, ce qui l’avait conduit à quitter Berlin où il avait vécu, etc. Je descendis de la voiture en me répétant encore la batterie des phrases que je préparais à l’avance depuis que nous étions tous les deux. J’envisageais les questions sur l’avenir, rien de moins que sa Weltanschauung, et son opinion sur les solutions au conflit tchétchène. Je le saluai avec quelque peine, m’emmêlant les pinceaux dans les enchaînements qui me brûlaient les lèvres. Je marchai d’un bon pas jusqu’à chez moi. Il aurait pu me proposer de venir manger chez lui tout de même, il savait ma gêne pécuniaire du moment, un beau geste ne coûte pas grand-chose. Avait-il remarqué mon affolement, ma colère subtilement contenue ? Johanna tout d’abord qui rentrait chez elle contre tout usage, et lui ensuite. C’est seulement arrivé chez moi qu’un doute affreux m’assaillit : n’avaient-ils pas prévu de se retrouver tous les deux ? Au lieu de monter chez sa grand-mère comme elle avait fait mine de le vouloir, elle était allée l’attendre dans un bar de la ville ou même chez lui, car on pouvait supposer que pendant mon sommeil leur désir l’un de l’autre s’était suffisamment précisé pour qu’ils brûlent les étapes. Je commençai alors à tourner dans ma chambre comme j’ai l’habitude de le faire en pareil cas : j’allai d’abord à la fenêtre que j’ouvris et fermai plusieurs fois de suite, je m’assis dans le fauteuil et me mouchai soigneusement, je me relevai et tournai autour de la table basse en pensant aux divers moyens de gagner de quoi acheter à manger pour la semaine qui commençait, n’hésitant pas à parcourir de nouveau les divers désastres financiers que j’avais traversés depuis trois ans, assis sur le bord du lit je récapitulai la journée entière, la visite au Pergamon et la traversée de l’Alexanderplatz de célèbre mémoire, je pensai au-dessus de l’évier au Sein-zum-Tode que m’avait enseigné Heidegger et à la puissance de ressaisissement de soi que permet la pensée de notre mort certaine, tout le temps qu’elle restera un chantier cette ville est fabuleuse, je contemplai le vide abyssal du frigo et humai la puanteur du lait oublié depuis une semaine à côté du sucre dans l’étagère à la place où je range normalement les factures téléphoniques, c’est la dernière ville inachevée d’Europe le dernier vide, dans la salle de bain je me grattai énergiquement le bas du dos en observant ma barbe d’un très beau roux, tout à fait inattendu au sein de ma pilosité exclusivement châtain clair.

Ensuite je commence à éplucher des pommes de terre ça me calmait autrefois dans mes sept mètres carrés à Paris mais le petit couteau précis et sa bonne lame ont disparu depuis de longs mois et je ne me risque pas trop à demander de ses nouvelles à mes colocataires de peur qu’ils ne me renvoient en plein visage en plein visage c’est ça les divers désastres occasionnés par mes allées et venues nocturnes dans la cuisine et le seul qui reste est d’un manche peu fiable cette rondeur surtout et puis ce renfoncement soudain avant la lame sont des plus irritants et avec la peau terreuse ce sont d’épais morceaux jaune clair du légume qui viennent et autant les cuire telles quelles on va pas se faire chier non plus faut vraiment être un velléitaire comme Marc pour passer du temps à cuisiner préalablement découpées en rondelles c’est quand même le minimum et la peau se retirera d’elle-même après la cuisson il s’agit ensuite d’ouvrir une boîte de harengs préparés dans une sauce safran on va commencer par ça manger me calmera sans doute après ça l’homme se sent moins seul disait Vialatte cet échauffement ridicule des nerfs pauvre petit biquet va si la coquetterie des citations revient tu es sauvé Patience oh ma douleur et tiens-toi mais l’ouvre-boîte a dû subir un choc ou quelqu’un il refuse de percer la paroi et personne n’a rien dit et c’est encore bibi qui va être accusé de tout casser pourtant un jus épais de tomate commence à couler sur les bords de la boîte oblongue mais il semble bien que ce ne soit qu’une très petite bande du pourtour qui ait bien voulu céder sous la roue dentelée et c’est vraiment délicieux ces mécanismes savants on reconnaît bien là l’Allemagne et sa manie du dernier cri c’est un avant-goût du Japon où on trouve de fringants magnétoscopes dans les poubelles paraît-il aussitôt qu’un nouveau modèle est sorti même dans les ustensiles les plus simples il leur faut des appareils complexes et coûteux impossible de trouver en Allemagne l’ouvre-boîte à croc simple qui est de mise en France et quelques secousses dans les cuisses et les avant-bras me font craindre le pire quant aux sorts respectifs de la boîte et de l’ouvre-boîte je commence à agiter ce dernier un peu frénétiquement de bas en haut à l’intérieur de la bordure sur deux centimètres à peine la boîte est ouverte une faim inopportune me tenaille soudain l’estomac Classique je me dis Classique J’ai l’habitude j’essaye de soulever le couvercle avec une fourchette mais ne parviens qu’à projeter un peu de sauce sur la table comme une impeccable éjaculation en toute hâte je cours dans la chambre ôter mon pantalon Burton blanc crème qui par miracle n’a pas été éclaboussé et pendant qu’on y est le haut aussi car il ne faut pas oublier ma maladresse exemplaire mon irrémédiable connerie et le souvenir de mon père qui de même façon se changeait en rentrant du bureau (oh ces après-midi haïs dans la grande maison vide les premiers pas dans le couloir sombre et le dur silence établi entre nous comme l’évidence des jours tout au long du trajet déjà et le mutisme se prolongeant dans la maison confirmé par chaque élément au-dessus du parquet le long des murs et par les quelques gestes absurdes accomplis à chaque retour ouvrir les volets aller « libérer » les chattes enfermées dans la remise et regarder si du courrier est arrivé ces gestes privés de tout contexte de toute épaisseur humaine qui les eût justifiés ces gestes maintenus en dépit de tout maintenus pour quoi pour qui je ne me souviens que de ces gestes et il n’y a rien autour) et posait le complet veston sur une chaise dans la cuisine ce souvenir ne m’est pas agréable je reviens dans la cuisine assez remonté par mon passé refluant décidé à une immédiate revanche contre les images intempestives un acte rien qu’un acte j’entreprends de tordre le couvercle avec la fourchette je ne parviens qu’à le soulever très légèrement et par la petite ouverture pratiquée j’extrais quelques menus morceaux huileux des harengs et je me prends la tête à deux mains et étouffe un juron puis je jette de toutes mes forces non je contiens le geste au dernier moment l’ouvre-boîte maudit voilà que sans me calmer ou à peine je fais une dernière tentative infructueuse et jette à nouveau l’engin que je ramasse fracassé me demande si je vais aller le jeter dans la première poubelle venue dans le froid et la lumière des réverbères dehors ni vu ni connu mais non je vais le remettre en place dans le tiroir on s’expliquera ils n’ont pas intérêt à me faire trop de remarques là-dessus car je dirai alors Et le petit couteau précis et sa bonne lame maniable vous en avez fait quoi hein ? Et le téléphone qui sonne le matin près de la porte de ma chambre ? Et ta voix de crécelle Christine ? Tes hurlements quand tu racontes ta journée à une de tes amies débiles ? ils devront bien se taire un jour ou l’autre je viderai mon sac finalement je réussis à extraire tout le contenu de la boîte par la minuscule ouverture je me réjouis de manger ainsi debout à même la fourchette et ce qu’elle tire de la boîte et tant pis si des morceaux de ferraille me déchirent ensuite l’estomac je m’en fous bien j’en ai marre de cette vie atroce que me font mes nerfs malades et je maudis encore une fois mon père d’avoir reproduit hors de sa maladie qu’il connaissait pourtant la même maladie la même folie dans un autre corps de toute façon je serai fixé d’ici quelques heures si j’ai ou non absorbé des morceaux du couvercle le temps de digérer tout cela.

Ayant épuisé toutes les possibilités de diversion, déroulé jusqu’à la lie ma monade du dimanche vingt mars 2000, en l’absence de tout téléviseur, il fallut interrompre les mesures de rétorsion prévues à l’égard de la félonne et mettre fin ce soir même à la longue semaine sans nouvelles que je prévoyais. L’important était que je puisse rester plusieurs jours sans l’appeler. Que je m’en sache capable plus exactement. Dans sa hâte à retrouver Christian, elle avait même oublié de passer chez moi reprendre son vélo (un Allemand qui prétend pouvoir se passer de son vélo ne serait-ce qu’une journée est forcément coupable, me répétai-je plusieurs fois, enchanté de cet aphorisme). Il suffisait d’appeler chez elle pour vérifier qu’elle n’y était plus et pour ne pas inquiéter sa grand-mère de dire qu’elle venait de partir de chez moi, qu’elle devait passer chez une amie, que j’avais cru qu’elle serait déjà rendue, mais que oui bien sûr je viens de me souvenir qu’elle devait passer chez Sylvia.



Elle fut assez maligne pour répondre elle-même et pour me dissimuler qu’elle se préparait à sortir : elle était effectivement passée chez elle, probablement pour se changer avant de rejoindre Christian. Le début fut brutal : avais-je quelque chose de précis à lui demander ou appelais-je seulement comme ça, « nur so ». À ma grande surprise, je m’aperçus que j’avais une réponse toute prête (à vrai dire je n’étais pas si surpris que ça, mais je commençais à jouer avec mes sentiments, à être plusieurs, et tout ce beau monde s’interpellait dans ma tête en vociférant), qu’une partie de moi avait compté sur sa présence : « Tu ne peux pas passer demain chercher ton vélo », je n’étais pas là, je travaillais tout l’après-midi à la bibliothèque, demain non, vraiment impossible, des recherches urgentes à terminer, article, publication, délais très brefs, revue qui veut absolument ma collaboration, elle avait pas idée, alors demain non, vraiment pas. Ça n’avait aucune importance, elle ne pouvait pas demain de toute façon, elle était contente que je l’appelle : « j’allais le faire, on pouvait pas se quitter comme ça ». Se quitter ? Il fallait que je la retienne suffisamment pour qu’elle ne puisse plus rejoindre Christian, sa grand-mère ne la laisserait pas sortir après dix heures une veille d’école, il fallait ne plus la lâcher pendant deux heures au moins, prendre le risque d’éveiller ses soupçons. Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? insista-t-elle.

Oui et non, j’étais fatigué, plutôt non, ça allait plutôt bien, j’avais seulement besoin de lui parler, mais ce n’était rien de grave….

Une dépression ! s’exclama-t-elle, « tu nous fais une dépression », tout sourire et joie au-dehors. Je voyais sa joue rayonnante : le mot pour elle était forcément comique. Dans son univers immédiat on ne sombrait pas, on allait danser pour oublier, on était tout entier au-dehors, d’un seul bloc au soleil, il s’agissait toujours de tout dire, tout était explicable et détaillable en mots, le pire qu’on eût jamais affronté était un chagrin d’amour oblitéré par quelques larmes sur des cigarettes, et les mots folie-dépression-schizo émanaient d’un monde adulte et sérieux dont on se tenait prudemment à l’écart…

Que faisais-je avec elle qui ignorait le poids, la profondeur de ces mots ?

Je regardai les quelques chaussettes tombées de l’étendoir à linge près de l’armoire normande :

« Une dépression ? Absolument pas ! Traite-moi de dingue pendant que tu y es. »

Puis, un peu plus tard, à tout hasard, car je la voyais partie, morte pour moi : « j’ai besoin de te voir… ».

Et puis plus rien ou presque. Nous n’y étions plus, pas plus elle que moi.

Je raccrochai assez vite las de tout.

Réduit à la dernière extrémité, au bord d’actes décisifs.

Je décidai de tâter du on. Au présent.



On marche donc dans la nuit qui remue, on est heureux de l’air vibrant entre les hautes façades bleues, la main nonchalante poursuit ses trajets du coin de la bouche au bout du bras qui retombe. On se dit qu’on pourrait dire tout cela à un ami tendre, qu’on pourrait fixer des impressions utiles dans un bar ouvert, que cette histoire avec Johanna est sans importance. Des cônes ardents respirent aux réverbères ; des passants passent tout exprès pour nous, plus ou moins effondrés selon les angles et la lumière ; des chiens aboient ; des fenêtres s’allument ; des intérieurs tintent aux étages : cela fait un ensemble délicieux. On ralentit le pas, on mêle un peu mieux sa marche aux froissements de la nuit près des vitrines, on respire dans ce froissement. Quel bonheur, on se dit, Quel bonheur vraiment d’être admis sans rien demander à ces simples miracles, on est ému, on pleure un peu forcément, et puis cela passe aussi. On continue de marcher, un peu n’importe comment, un peu n’importe où, on est le jouet de notre plaisir à marcher. Qu’est-ce qu’on foutait avec Johanna ? On voit : une femme aux fortes épaules le visage rectangulaire et martial (d’où vient la certitude au fait que c’est une femme ?) dans une blouse où fourmillent des petites fleurs rouges (on est un peu trop loin pour distinguer) porter avec concentration un cageot de fruits dans une voiture ; une grande femme rousse emmitouflée de châles sombres dont on aurait envie de presser la chair ; des enfants juchés sur des vélos ; le pavé soulevé des rues comme l’écume d’une violence faite là en dessous ; des arbres aux troncs striés ; des pierres muettes ; un insensé morceau de tuyau qui bâille le long d’un mur ; une chemise jaune qui dégouline dans le froid sur un étendoir à linge au bord d’une fenêtre ; des enfants très rouges et très heureux sans doute qui forment une espèce de ronde et qui crient ; des chiens majestueux un peu effrayants au poil long et noir toujours, les yeux béants de fidélité à la terre ; la présentation dans une vitrine de plain-pied avec le trottoir de buveurs presque tous très jeunes et des deux sexes, vraiment offerts à l’attention des amateurs, bougeant et remuant les lèvres dans la demi-pénombre du bar ; un vieil homme à casquette noire ; des couples par dizaines par centaines qui envahissent les rues, en veux-tu en voilà, un déferlement de couples ; le souvenir d’un ciel bleu à midi embrasé au-dessus des maisons.

Et puis très vite on est perdu dehors forcément, la nuit noie tout aussi, et dans l’état où on est. Il est temps de se sortir Johanna de la tête, de faire son travail de deuil, chez quel psychanalyste de revue est-on allé chercher cette expression. On ne trouve pas le nom des rues, on a dû quitter le quartier à un moment ou un autre, sans y prendre garde. Il y avait la gare un jour quelque part par là, mais on ne reconnaît rien. Travail de deuil ! Trauerarbeit ! Soudain on décide de repasser au je prochainement. D’y penser. Il y a cette façade flétrie qui voudrait pleurer de toutes ses pierres, qui se dresse encore vaillamment. Livré à soi-même on remue des histoires sombres, des trahisons, des appétits de meurtres, des sauvageries bêtement différées, on retrouve avec les yeux du dedans des paysages, des plages frémissantes d’aube salée, des foisonnements d’arbustes qui rissolent dans la lumière d’été, des rayonnages de livres dans une maison de campagne, le bourdonnement d’un vieil ordinateur, et puis plus rien, ça finit par fatiguer à la fin. On se dit qu’on était sorti pour sortir de soi surtout, de ce vain remuement de livre d’images niaises, de cette indigente histoire. On regarde. Rien. On regarde mieux. Quelqu’un s’approche. Une forme solennelle vacille près d’un mur à notre rencontre. C’est désert, on n’ose pas, il est trop tard pour essayer de corriger sa lâcheté. On cherche des rues plus animées. On rattrape la forme, c’est un militaire en treillis, on lui demande la gare, il indique des rues, des tournants, des raccourcis, des souterrains ? des échelles on le remercie. Pourquoi au fait cherche-t-on la gare ? On marche plus vivement. On retrouve la gare qui était derrière ces palissades couvertes d’affiches pour des diapositives sur le Tibet. Dans deux mois on aura oublié son visage dans deux ans son prénom. On entre dans la gare : le flot de lumière nous terrorise, on regarde les quelques maigres sandwichs derrière un bocal, de loin suffisamment pour ne pas être questionné. On ressort. Le centre animé est proche maintenant. Il faut longer un cimetière où se frottent indistinctement des feuillages sombres.



Je veux me réfugier dans un bar, je me réfugie dans ce bar tonitruant tout de suite à droite, je monte les marches de fer, je pousse la porte, on écoute là-dedans la musique cubaine des étudiants heureux, c’est le bonheur des voix qui se rencontrent, des visages penchés les uns vers les autres au-dessus des tables, je heurte quelques corps qui traînent devant le comptoir, je reste passablement debout pourtant, assez fringant, il faut dire que je n’ai rien bu encore, je m’agrippe à la surface lisse du comptoir, personne ne semble me remarquer, ce n’est rien je ne suis pas pressé, de temps à autre je lève les yeux vers l’agitation des serveurs devant moi, je regarde les rangées de bouteilles mais sans insistance, comme si je n’attendais rien de précis, j’ai ramené mes jambes bien droites maintenant sous mon tronc, mes deux mains comme deux ancres scient le comptoir, peut-être un peu du saccage interne s’est-il manifesté au-dehors, plusieurs fois je cligne des yeux avec lenteur pour montrer à d’éventuels gardiens l’apaisement de mes nerfs, je ne crois pas être connu ici pourtant, mes errances nocturnes ne m’ont encore jamais conduit jusqu’à ces lieux pour essayer de confier à des Allemandes éméchées mes somptueuses douleurs, de toute façon j’attendrai le temps qu’il faudra, je ne suis pas pressé. Je vais bientôt me reprendre. Ça ne se passera pas comme ça. Plus jamais comme à Paris. Pas question. Pas avec moi. Non.

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Dans une voiture entre Berlin et Dresde, un jeune homme vacille, contrarié et envahi par des bouffées de jalousie sexuelle. Un bref récit généreux et agile, libre, fluide, douloureux et drôle, avec bourrasques émotionnelles et narratives.

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Paysage 178 : Lac de Sils, Grisons, Suisse (2006)