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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Allégeance

Alban Lefranc

novembre 2002

Une traduction en allemand (par l’auteur) de ce texte a été publiée sur La mer gelée

Vous gesticulez la nuit en écoutant des morceaux hargneux, seul dans la libre surface étriquée entre la table et le lit, le corps cassé sourd à tout ce qui ne casse pas les genoux — le sang cogne, le sang voudrait jaillir.
Vous faites des pompes jusqu’au craquement des épaules, jusqu’au souffle infime filet tordu.
Vous courez le long d’un fleuve dans une ville que vous ne voyez plus. Des heures où la foulée va s’amplifiant : les jambes exultent, la poitrine épouse la vibration de l’air.
Vous buvez une trentaine d’heures d’affilée, des litres de n’importe quoi dans n’importe quel ordre, la fatigue de la nuit blanche vous oblige à cesser, il y a pénurie de cocaïne ces jours-ci, vous allez vous coucher dans un parc, transparent enfin à toute chose, bénissant les quelques amis imaginaires que vous n’avez cessé de vous inventer depuis la veille, de bien réels errants parfois qui font semblant d’y croire au zinc.
Vous frappez un imbécile qui vous a parlé d’elle. Son sang gicle sur votre dernière chemise propre. Il finit par avoir le dessus, votre bouche est dans le caniveau, il vous casse quelques côtes, des dents peut-être, vous riez. Vous entendez les coups l’enculé qu’il vous donne du métal de sa botte, vous pleurez de rire, vraiment c’est trop drôle, votre viande imbibée d’alcool ne sent rien.
Vous vous branlez éperdument au-dessus du lavabo, cerné par d’aigres néons jaunes.
Vous essayez de vous faire chasser de l’hôpital, vos assiduités vont à toutes les infirmières, de tous âges, toutes, pas de quartier. Un reste de pudeur vous retient auprès du personnel masculin. Ça marche. On vous fait signer une décharge au bout de deux jours.
Vous imaginez vous retirer chez les Trappistes à Soligny, toute votre vie rejaillissante entre la cellule et quelques pas dans le bois le soir, toute la vie dans l’intime corps à corps avec Dieu, le silence. Vous imaginez le désir très vite derrière vous, la bête crispation du désir, les gestes pris par la tâche et la prière.
Un matin vous allez la guetter à la sortie de l’école, une heure tapi derrière un bosquet. Elle ne sort pas.
Vous tombez sérieusement malade, comme des bouffées de chaleur qui vous scient les os, vous délirez, vous avez peur de mourir, vous récitez des Notre Père, vous vous moquez de vous, je vais te cogner la tête contre le mur vous vous dites — elle vous raille elle aussi, se tord de rire dans les ombres de la chambre.
Vous vous préparez.
Vous vivez à la surface de vos cuisses, de vos épaules, avec l’envie, les images, les gestes sus par cœur à force, les gestes impossibles imaginés.

Concrète au creux des paumes et dans l’articulation des doigts, la possibilité se terre, précise, de tuer, le geste tapi aux jointures. La possibilité de voir la douleur chez un autre, de supporter sa douleur. Le bonheur de jouir de la douleur de cette petite pute qui vous a trahi.
Les ultra-sensibles comme vous sont les pires, avec leurs larmes toujours prêtes sur les yeux, dont le déclencheur est placé très bas, qui peuvent basculer très vite, vers cette possibilité, ce bonheur à l’affût dans les mains, beaucoup plus facilement que ceux, la plupart, tous, que le sang n’effraie pas, le cri, ceux que la terreur d’autrui ne terrasse pas, ceux qui se contentent de ça chaque jour, du cri, de la terreur d’autrui, ceux-là, tous.
La femme qui pleure un peu vous terrifie, mais si un jour, si une seule fois un jour, demain, tout à l’heure, si vous regardez sans émotion un visage qu’ont chiffonné des mots sortis de votre bouche, si vous vous amusez de ses traits déchirés, il est probable que vous pourrez la violer avec une facilité bouleversante.

Vous ne savez pas encore comment vous procéderez. Si vous attendez le matin ou si vous y allez tout de suite. Il faudrait par exemple que vous la voyiez avec son nouveau copain, ce serait bien, pour vous jeter sans peine dans le fracas irrésistible qui guidera vos gestes un par un. Attendre ce soir vaut mieux.

Vous courez. Vous faites des pompes. Vous êtes prêt.

En attendant d’être tout à fait prêt vous êtes là, affreusement là avec votre attente, et ce qui monte en vous pourrait bien vous détruire. Le corps broyé par les images là-dedans comme des blocs que la bière ne noie plus.
Vous avez couru ce matin trois heures et demi d’affilée. Pour vous sortir cette envie du ventre.
Jamais vous ne porterez la main sur elle.

Vous cherchez une pute avec des amis. Une Sénégalaise vous défie dans l’aube qui monte. Le monde vous appartient, vous avez de l’argent. Impossible de partager la fille à trois. À la fin vous êtes seul avec une autre fille dans la petite pièce à lit rouge. Elle se donne beaucoup de mal. Dans le miroir vous regardez sa bouche peinte, vous bandez à peine. Trop d’alcool dit-elle dans un français hésitant. Tu es très belle tu sais. Oh comme le trottoir semble doux où vous voudriez coucher les mots de l’amour en sortant. Le monde vous appartient.

Vous ne pensez pas qu’elle aura peur en vous voyant décidé à. Décidé à, et suffisamment longtemps décidé pour aller au bout de ça. Ou si elle a peur elle ne manifestera rien.

Elle sait vos enfantillages, Sandra, votre faiblesse définitive, les couronnes de mots que vous vous tressez.
Avec des rires étouffés comme draps qu’on froisse elle chuchote à votre oreille :
Je sais tes enfantillages, ta faiblesse définitive, les couronnes de mots que tu te tresses. Je sais le pouvoir de mon corps nu, quand il est incliné d’une certaine façon, quand il s’offre sous un certain angle, sur chaque fibre de tout ton être, comme tous tes mots dévalent loin alors. Tu vas ramper gentiment mon petit. Me donner quelques coups de langue sur le cul, me détacher et me laisser partir. Je ne porterai pas plainte, je ne crois pas. On ne te cassera pas la gueule va.
Elle est ainsi faite, ce sont les mots de son triomphe, que tous ceux qui ne la connaissent pas ne parlent pas, ceux qui ignorent ce que peuvent les femmes, que tous les fils de pute ferment leur gueule qui prétendent parler à votre place ! qu’ils arrêtent de vous prendre pour un con, qu’ils dégagent avant que vous frappiez leur petite gueule d’enculé, qu’ils se barrent putain !
le pouvoir de mon corps nu, quand il est incliné d’une certaine façon, quand il s’offre sous un certain angle,
Qu’ils attendent de connaître le calme qui prend votre corps à l’aube, qu’ils attendent le grand rire en larmes qui secoue vos poumons, qu’ils aient d’abord écouté comme vous le silence de leurs os dans le lent reflux de l’alcool, écouté le whisky jaune chercher quelque coin de leur chair où il n’ait pas mordu. Ils parleront alors, ils auront le droit de parler. De ce que peuvent les femmes.

Elle triomphera dans la défaite, votre reine, sur chaque fibre de tout ton être. Elle ignorera la défaite. Mon corps sur chaque fibre. Elle saura vous écraser encore en mourant, oh votre précieuse petite reine vénérée, oh tout son corps tremblant quand elle se jetait dans vos bras après quelques jours d’absence, oh ses seins lourds que vous deviez déchirer à pleines dents pour lui plaire.

La tuer vraiment, abolir pour de bon la vague de ses reins qui vient cogner votre bouche la nuit.

Vous n’êtes pas si bête, vous savez bien que vous ne la délogerez pas de vos veines, si ce n’est en les ouvrant dans la salle de bain comme vous le faisiez à la fin des vacances autrefois, vous savez bien qu’elle continuera d’éclater de rire au-dessus des pauvres filles que vous ramassez. Sais-tu bien qu’elle est encore pire que les autres celle-ci, et tu ne me feras pas croire que tu es ivre au moins ?

Il ne s’agit plus de vous depuis longtemps, ni de votre corps sourd, mais de son intolérable triomphe à elle. Diras-tu à celle-là qui s’en contrefout quel corps tu cherches en fermant les yeux ?

Si vous ne pouvez la tuer à l’intérieur, étouffer sa voix lancinante, comment accepter sa réelle présence dehors, confirmée par tous au grand jour ?
Elle vous insultera, vous crachera au visage.
Vous espérez.
quel corps tu cherches en fermant les yeux ?
Bien certaine que vous ne pourrez pas, que vous n’êtes pas décidé à, quel corps en fermant les yeux ? quel corps ? qu’au moment qu’elle décidera il lui suffira de pleurer. Contre le ralentissement de la peur elle a trop de danse, trop de sang habitué à battre à se rompre contre toute pétrification.

Il était assis près des billards au premier avec des amis, c’est Christine qui me l’a indiqué d’un signe de tête, il a levé les yeux sur moi presque aussitôt, il devait être trois ou quatre heures, j’avais dansé longtemps, je croyais sentir le vin couler sur mon ventre, et comme j’aimais ses yeux qui dévoraient mes seins à distance. Entrevois-tu comme il est juste et bon de sentir ces corps arc-boutés, qu’un seul mouvement me les livre ?

Vous ignorez encore si vous la violerez morte ou vivante. Terrible question, capable d’émietter vos gestes le moment venu, vous avez horreur des questions. Il a levé les yeux sur moi presque aussitôt. Morte plutôt vous croyez oui morte mais le sang morte vous avez horreur du sang morte plutôt.

L’attacher très fermement sur la menue table laquée de la cuisine à fleurs rouges, tout contre le débordement brouillon des branches du ficus, et la prendre là, oh béatitude, oh bonheur souverain. Vivre après, vivre oui, vivre par pitié, qu’on vous laisse vivre avec le remords, vivre longtemps après, que vous puissiez chaque seconde de chaque matin vous souvenir de chacun de ses cris, de chaque raclement de ses cris dans sa gorge.

il a levé les yeux sur moi presque aussitôt, il devait être trois ou quatre heures,

Vous avez parlé d’elle tout à l’heure mais pas de son visage. Son visage : connaîtra-t-il la peur ?
Son visage : isoler l’expression des yeux sur son visage.

Qu’il est doux d’être une femme et que le monde soit avec moi et la lenteur crispée des hommes. De ne jamais mourir.

Ce qui vous ennuie seulement c’est de devoir faire de la peine à sa mère que vous aimiez bien la gentille maman elle aime bien son futur beau-fils la maman elle lui donne des petites tartes au goûter la belle petite maman à son beau-fils elle lui fait des câlins la maman ooooooohhhhh la gentille maman elle lui enregistre des films elle a plein de petites attentions,
c’est pour quiiiiiiiiiiiiiiii çaaaaaaaaaaaaaa ???? c’est pour vous oh merci merci merci belle-maman oh

j’avais dansé longtemps, je croyais sentir le vin couler sur mon ventre,

Sa mère qui fut d’une parfaite gentillesse avec vous, non pas gentillesse mais bouleversante complicité de sa mère avec vous. Sa mère réconciliatrice. Insoutenable beauté de sa mère qui s’approche de vous pour vous dire bonjour main tendue.
Son visage vous disait qu’elle savait. Qu’elle comprenait. Qu’on puisse devenir fou devant la pleine beauté de sa fille. Son visage peut-être vous excusait par avance. Il paraît qu’elle a pleuré quand Sandra vous a quitté, Sandra vous a dit que sa mère avait pleuré, en venant vous dire qu’elle vous quittait définitivement Sandra vous a dit que sa mère pleurait, sa mère en vous quittant elle vous a dit pleurait, Sie hat geheult glaubst du das ?

et de ne jamais mourir.

La douceur, le triomphe de la douceur, la simplicité, vous l’aurez goûtée sur le visage de sa mère, dans sa tranquille présence à vos côtés, l’ironie en paix avec ce qui l’amuse. L’ironie qui s’excuse de dire qu’enfin, bon, vous voyez ce que je veux dire mes enfants, que ce n’est pas la peine d’insister, ce n’est pas grand chose tout cela, entre nous, une toute petite chose.

le pouvoir de mon corps nu quand il est incliné d’une certaine façon, quand il s’offre sous un certain angle,

Son jeune frère aussi, pour son jeune frère aussi vous avez de la peine par avance, mais pas pour lui pris isolément, plutôt arrogant son jeune frère, témoin même involontaire de la rupture, témoin de Sandra accroupie dans la cuisine à éplucher je ne sais plus quoi qui vous dit Va t’en je ne peux plus, témoin de ce dégoût soudain dans ses yeux pour vos mains qui venaient de lui caresser les cheveux, vous avez plutôt de la pitié pour Christian parce que la douleur de sa mère sera plus grande encore de devoir être partagée avec ce jeune adolescent, avec Christian qui n’a jamais connu le danger du corps de la femme, qui ne sait rien de la folie propre à la jouissance de la femme, du risque spécifique d’une femme qui jouit infiniment entre vos bras, qui ne sait rien du risque de perdre ce don d’une femme, qu’une femme vous abandonne, qu’elle ne peut plus venir reprendre entre vos bras, que vous ne pouvez plus vous arracher de la tête et des mains et du sang — où il donne de grands coups maintenant, ce don.

Diras-tu à celle-là qui s’en fout quel corps tu cherches en fermant les yeux ?

Il faudrait peut-être enterrer le corps, et de ne jamais mourir, qu’il n’en reste rien, jamais, que sa mère ou au moins son fils (car vous imaginez que sa mère saura, sa mère vous absout déjà) puissent espérer jusqu’au bout, l’oublient à force d’espérer peut-être, pourquoi pas, le passer à la chaux vive son corps. On dit ça : chaux vive, passer à la chaux vive, ça a l’air facile, passer à la chaux vive rôtir à la chaux vive et hop peinard ni vu ni connu, accepter ces risques supplémentaires en mémoire de sa mère qui fut si bonne pour vous, préserver cette femme de voir le corps déchiqueté de sa fille, que ni sa mère ni son frère ne voient son corps après votre passage, après votre passage lent et réfléchi sur lui, sur chaque centimètre de peau.
et de ne jamais mourir,
et de ne jamais mourir,
et de ne jamais mourir,
Idéalement vous pourriez ensuite échapper à la police, ensuite. Idéalement.
Mais la prison, seul au milieu des imbéciles en cellule, plus seul au milieu d’eux que dans la ville la plus moderne, merveilleusement seul à chaque seconde avec ce viol, la prison est très attirante avouez-le. Quel corps tu cherches en fermant les yeux ?

C’est l’inconvenance de ces études abstraites honteusement prolongées, qu’elles ont bien failli vous couper de la vie avant ces grandes retrouvailles, ces corps arc-boutés, du sel de la vie quand on fait rôtir les corps, que vous ne sachiez même pas où trouver de la chaux vive, ni de quoi cela est fait, ni même si ce qu’on dit de son pouvoir d’éreinter jusqu’à la moelle les corps vivants ou morts est vrai.
juste et bon de sentir ces corps arc-boutés
Elles nous coupent de toute réalité, de tout rapport pratique ces études :
où trouver de la chaux vive putain ???
juste et bon de sentir, juste et bon, juste
Car découper le corps avant d’en disperser dans les jardins publics les parties dégoulinantes, péniblement serrées dans du papier journal, glissés dans d’épais sacs en plastique (ceux de Leclerc sont très bien, s’ils existent encore, avec une photo de vaste clairière éclaboussée d’aube dessus), cela exige des nerfs solides que vous n’avez pas vous le craignez.
Vous pouvez toujours essayer, avec les morceaux, et si vous n’en venez pas à bout, chercher de la chaux ensuite. Non, chercher la chaux d’abord. Au téléphone par exemple, vous renseigner. Vous présenter comme entrepreneur en bâtiment. Ou demander à un ami maçon, vous devez avoir ça dans vos relations, vous êtes extraordinairement social depuis quelques années, cette fille était d’ailleurs le couronnement de cette ivresse sociale, le dernier coup, le triomphe ultime. Jouissance de la savoir désirée de tous, qu’ils se demandent tous ce qu’elle pouvait bien faire avec vous, cette chair de leur rêve.

Le matin c’est idéal, c’est très bientôt, vous n’aurez pas à attendre une journée entière, une journée de plus après ce moment où vous êtes, là, affreusement là. Mais il faudrait la maîtriser vite, c’est difficile, elle pourrait crier.

Il faudrait idéalement la séduire de nouveau, idéalement faire en sorte qu’elle vienne chez vous de son plein gré, tellement de son plein gré et suivant une habitude tellement acquise, qu’elle jugerait inutile de prévenir qui que ce soit.

Elle vient, vous lui faites boire un somnifère puissant (même question taraudante, vous qui avez déjà fort à faire pour être là : où trouver un somnifère puissant ?).

Elle s’endort, vous l’attachez.
Elle se réveille.
Elle s’aperçoit qu’elle est attachée.
Elle croit à une énième variante de vos jeux sexuels.
Ça y est : elle n’y croit plus. Elle pressent peut-être.
Vous parlez.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? tu es fou, elle dira.
— Je ne suis pas fou Sandra, vous direz. Je voudrais qu’on parle un peu. Silence.
— De ce que tu m’as fait par exemple vous ajouterez peut-être.
— Libère moi tout de suite, elle dira.

Là vous vous lèverez.
Vous êtes debout.

Vous l’aurez déshabillée auparavant, à l’exception du string noir qu’elle portera vous en êtes sûr, le même que celui que vous conservez dans un tiroir de votre commode, et il faudra vous débrouiller pour le lui enfiler si elle ne s’en est pas procuré un autre rigoureusement identique à celui-là (le premier, le noir, qui est dans votre commode), il faudra soulever les jambes lourdes, ne pas s’affoler, il faudra glisser sur ses cuisses celui que vous conservez depuis votre séparation (dans le deuxième tiroir en partant du haut de votre commode) si par exception ce jour-là elle en porte un autre, ou trouver le même si vous l’avez perdu, acheter le même (noir, avec une bordure finement dentelée, un ruban luisant sur le triangle antérieur, des fleurs imprimées, l’étroite bande postérieure décousue, une étiquette blanche de Hennes & Mauritz) si par exception celui qu’elle porte ne fait pas l’affaire sortir en acheter un nouveau, mais pourquoi pas en prendre un rouge au fait, pourquoi pas changer hein.
Vous serez calme soudain. Vous ferez quelques pas dans la pièce éclairée.

Elle est là donc, attachée, calme elle aussi comme au temps de votre amour, plus calme que vous, plus calme que le souvenir de votre amour. Vous aurez disposé partout dans la chambre des éclairages indirects, une symphonie diffuse, des bougies.

Ensuite, vous ne savez plus si vous l’avez frappée, ça ne vous ressemblerait guère mais elle vous a beaucoup changé, vous vous reconnaissez à peine depuis que vous êtes avec elle, et depuis que vous n’êtes plus avec elle ! vos amis non plus, le maçon par exemple, qui n’avait pas de chaux vive. Pour quoi faire ? il vous a seulement demandé, vous n’avez pas insisté, et vous ne savez toujours pas s’il parlait de lui-même, et de son propre improbable besoin, ou s’il se demandait pour de bon ce que vous pouviez bien faire, vous, avec de la chaux, de la chaux vive. Elle saigne en tout cas, c’est un fait acquis à cette heure trouble où vous commencez à tout mélanger. La paupière est fendue, nettement fendue. Elle ne pleure pas. Vous vous souvenez précisément à l’instant où vous voyez du sang couler sur vos doigts que vous ne l’avez jamais vu pleurer. Jamais. Même la première fois où vous aviez voulu la quitter, c’est vous qui aviez hurlé, tapé dans les meubles, failli assommer ce colocataire qui vous avait moqué doucement sur votre indécision (alors quoi tu la quittes et tu te mets dans des états pas possibles ? faudrait savoir mon vieux viens boire un coup allez !). Elle ne pleure pas. Cette fois-ci vous la frappez avec une précise conscience de la frapper (il semble bien que la première fois déjà vous y ayez été pour quelque chose tout de même, à ce sang, à cette paupière fendue).

— Pauvre con elle dit
— Je fais ce que je peux vous répondez, comme dans une pièce de boulevard

Les rues sont noires sauf là-bas sur la Louisenstrasse des giclées rouges et vertes, alternativement. Comme toujours en sortant de chez vous l’élargissement des tempes, la libération des mains.

Vous allez vers le fleuve qui a noyé ses rives paraît-il, il vient de pleuvoir encore, l’eau vous précède. Odeur de l’eau qui couche le ciel entre les murs, poids de l’eau sur la terre détrempée.

du même auteur chez Hache:
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La perte tapageuse, et le désir de destruction — dans une composition polyphonique où la voix féminine, et des échos fragmentaires de celle-ci, viennent offrir un contrepoint au fil narratif.

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