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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Bain prolongé

Jean-François Magre

mars 2004

Chapitre 2 : Christine

Tangage, roulis, zénith, clapotis, du vent sans nom, les petites turbulences de onze heures zéro un, je profite des parfums, de la lumière, je regarde sa source en face et d’une seule lame je me laisse laver des couleurs et des détails, des aspérités de ma vie courante, qu’il est bon d’être une fleur coupée, baladée dans un soliflore d’une fenêtre à l’autre, toujours choisie en fonction du meilleur ensoleillement, d’être débarrassée de son écheveau de racines qui nous retient en terre.

Christine s’est posée, elle ne fait rien d’autre que déglutir, respirer, palpiter imperceptiblement, elle porte son attention là-dessus au risque d’en oublier le reste, elle sent sa gorge se contracter et la salive disparaître derrière cette contraction, elle s’est assise à la table sans le projet de boire un café, sa mère vient d’en préparer, elle la regarde et s’interroge, elle doit penser à ce qu’elle lui a dit que je n’ai pas entendu, elle s’occupe tout de suite de passer l’éponge, il est un petit peu plus de onze heures, elle ne connaît pas les muscles du cou, tout ce qui permet justement de déglutir, le diaphragme, le nerf phrénique si souvent chatouilleux, toujours inquiet, il m’en a donné des hoquets, la surface apparente de la toile cirée est perlée de gouttes grasses, quelques croûtes ça et là, aucune n’est trop zélée, elles ne vont jamais jusqu’à soulever le dessous de plat ni même le gros vase dans lequel des bouquets ont si souvent croupi, des guêpes volettent attirée par l’unique et surdimensionné pot de confiture toujours ouvert, une cuillère au long manche a fini par y sombrer, le pain de mie grillé s’est d’abord refroidi puis s’est ramolli, il s’est rétracté, gondolé, quelques odeurs tardent à s’exiler, leur instinct de conservation les tient loin de la fenêtre, elles auraient vite fait de s’évanouir à l’air du dehors, disloquées par le moindre souffle, Christine est encore paresseuse, ses talons creusent le sable jusqu’à l’humidité, deux petits tas se forment dans l’arrondi de la plante, leurs sommets sont ornés de multiples alvéoles microscopiques, sa mère se demande quel animal pourrait laisser de pareilles empreintes puis passe grossièrement l’éponge car chaque repas pousse les restes du précédent, le prochain est déjà lancé, la cuisinière rajoutera bientôt un peu plus de chaleur à cette journée, le haut-parleur donne les départs, onze heures zéro sept, onze heures onze, elle étend ses pieds sous la table, glisse un peu sur sa chaise pour qu’ils dépassent juste assez de la pénombre de la pièce, elle regarde en direction du même point que moi, il s’agit bien du vrai soleil intime que dessinent les enfants au-dessus des maisons, ce rond qui semble parfois si étranger au jour, comme peut en effet l’être une étoile, on le laisse suspendu pendant que l’on s’affaire ailleurs, à la fois loin et proche, à le voir comme cela on ne peut croire qu’il est la source de la canicule qui étouffe la ville, il ne peut pas être celui qui commande aux vagues de chaleur et aux excès de lumière, je le sais innocent mais assez faible pour subir l’ascendance de ces deux fléaux qui combinent parfaitement leurs actions nocives dans notre espace aérien. Christine pense comme moi. Nous regardons juste le soleil frais d’une matinée douce, nous le regardons en même temps mais je ressens mon regard comme une émission d’un astre ancien, éteint après avoir trop brillé depuis des milliards d’années, un regard qui semble avoir parcouru cette distance astronomique pour atterrir ici, chez elles, constater que le linge étendu la veille au soir sur la terrasse exiguë est déjà sec. Christine décolle son bras de la table pour se gratter l’oreille, tout est possible dans la tête, elles sont muettes, à quoi pense sa mère maintenant, elle regarde juste par-dessus les toits, non pas pour voir le ciel mais pour respirer par-delà l’imposant immeuble d’en face qui se balance dans la vitre de la fenêtre, doucement ivre, elle se fait une raison, se rejoue des scènes pour elle-même, arrange éventuellement ses propos pour que la situation tourne à son avantage, en secret, elles font cela toutes les deux. Bousculant la brise surgit une bourrasque, la fenêtre claque, l’immeuble chancelle mais il lui en faut plus pour disparaître, il se rétablit sitôt que la fenêtre s’immobilise, quelque chose remue dans le sable, les princes charmants ne se dissimulent pas sous l’aspect d’un crabe ou d’un oursin, la mère songe à balayer puis sort du réfrigérateur une bouteille de jus d’orange, elle en sert mollement un verre à sa fille et la laisse boire, Christine porte en effet le verre à ses lèvres, rejette sa tête en arrière et regarde le plafond, son regard ricoche alors contre le plafond, la fenêtre cogne, souffle l’immeuble, elle pose le verre sur la toile cirée, il ne produit aucun son, elle peut suivre le cours du jus d’orange qui marque ses entrailles de son passage frais, elle le perd de vue lorsqu’il atteint la température du corps, d’autres caméléons survivent dans cette jungle, un frisson s’élève, sa peau s’exclame, elle grandit un peu, le fil de fer rougeoie sur la terrasse sans brûler le linge, des signaux tout neufs, les pigeons font du rase-mottes au-dessus des rails, la grande verrière de la gare fait office de volière, son ventre gargouille, une brèche s’est ouverte, pas qu’une, un petit tendon craque sous son genou, les coudes commencent à lui faire mal sur la table, les fesses aussi sur la chaise raide, leur propre immeuble tourne dans les vitres des appartements d’en face, la suite des longs balcons croisent la ligne de chemin de fer qui passe derrière, je ne vois rien, les veines tapent et se décroisent, en effet, les jours de grande chaleur le sang remonte à la surface, tourne comme un lion en cage alors que l’hiver il reflue vers le cœur, engorgé il finit par chavirer, mais il fait encore bon, le soleil se tient à l’écart, leur appartement aussi.

Christine couche actuellement dans une chambre qui fut la sienne et qui a tout l’air maintenant d’une chambre funéraire avec tous ces petits objets toujours merveilleux quand on les redécouvre sans qu’ils ne recouvrent tous leurs sens. Elle se permet de temps à autre d’intervenir dans cette disposition, de violer sa sépulture, privilège des momies qui s’ennuient, elle n’est pas tenue au droit de réserve des explorateurs, les anciens volumes de son journal interminable ne sont pas restés longtemps dans l’ombre de leur cachette, ce matin, tardant à se lever, elle l’avait ouvert à une page. La date n’a pas d’importance, c’est ancien, le journal transforme tout en ancien et en minéral, il est strates et courbes de niveau. Christine continue de l’écrire, sans doute pour ne pas abandonner quelque chose de plus, quelque chose qui plonge trop loin, cela reviendrait à se priver à tout jamais de mémoire, à se lobotomiser presque, elle se trouve assez zombie comme cela. Le volume en cours est dans sa valise qui est ouverte mais pas déballée. Elle écrit pour plus tard, à ce qu’elle sera dans le futur, elle écrit maintenant, du chaos où elle est, à elle-même dans un pays lointain, le futur, forcément joyeuse puisque n’existant pas encore, ce sont les lignes fuyantes de sa perspective de vie. Des cahiers et des cahiers de brouillon, ils ne coûtent presque rien. Personne n’a lu son journal, avec lui elle entretient une part irréductible de solitude et de singularité absolue, elle ne le tutoie pas, ce n’est pas un confident, c’est un médium dont elle espère pourtant qu’il restera ignoré de tous. Je n’ai jamais pu tenir un journal.

Elle a vite senti que son âge ne représentait pour sa mère qu’une liste de tâches et de responsabilités qui s’allongeait d’année en année. À l’adolescence, des interrogations et des inquiétudes vinrent noircir les marges de cette liste. Qu’en savait-elle si sa fille était tellurique, terrestre ou seulement terrienne. Christine écrit pour retrouver quelque chose d’élémentaire, elle fouille ses origines en vain, pas de terre, pas d’eau, pas d’air ni de feu, pas de racines apparentes, pas d’arbre généalogique, l’impression de vivre après ce qui aurait pu la concerner, témoin d’un fait dont le souvenir se dilue dans l’attente d’une audience. Il y a de nombreuses pages qui décrivent ce que représentent métaphoriquement pour elle les racines, elle ne trébuche pas dessus mais s’imagine plutôt coupée d’elles, amputée, les contemplant entassées en fagots, bien ligotées, ou traînant derrière elle comme un vieux balai de bruyère.

C’est le même effroi lorsqu’à chaque fois qu’elle retire le drap elle aperçoit son matelas encore un peu plus griffé au niveau de sa tête. Elle se rappelle alors que du fond de son lit jusqu’au banc de l’école il n’y avait que des murs limitant sa vue et lui indiquant le chemin à suivre. Ils s’emboîtaient les uns dans les autres, se déguisaient en couloirs, rues, passages, tout, du sol au plafond, lui semblait fait d’une même matière, le plâtre dont elle avait retenu la lugubre consonance. Lorsqu’elle crevait le cœur des fleurs de la tapisserie c’est bien du plâtre d’un blanc éclatant qui en sortait, elle le recueillait dans ses petites mains sales qui se grimaient en petites mains de poupées et l’entreposait dans des godets ou des petits sachets. Parfois elle s’en recouvrait le visage et s’admirait devant le grand miroir de sa mère, elle se plantait ensuite devant elle les yeux ronds comme des billes et attendait qu’elle la berce. Il y avait bien quelques fenêtres à l’école, des grandes pour regarder à travers mais trop hautes, hors de portée dans un épais et vaste mur. Sa maîtresse rencontrait sa mère, elles parlaient puis leurs visages se retournaient vers elle et la toisaient. Elle rêvait en cours de géographie, avant midi, qu’une des portes au fond du grand cloître, toujours close, donnait sur un couloir sombre et étroit qui arrivait, par une issue inconnue d’elle, dans la cuisine où sa mère était en train de préparer le repas, elle s’imaginait la surprendre dans les moments où son visage avait une chance de s’adoucir. Le soir, en s’endormant dans cette chambre, elle rêvait encore, de son quartier entièrement déserté, elle y voyait bien car la nuit ne manquait pas d’étoiles et les petites lunes de l’éclairage public étaient en nombre suffisant, une certaine légèreté lui permettait d’aller et venir de la cave au trottoir, pieds nus, enveloppée d’une douce chaleur, et de faire le tour du pâté de l’immeuble sans jamais trop s’éloigner car il n’y avait plus de lumière dans les rues avoisinantes et peut-être même plus les rues. Le ciel noir relevé par quelques nuages argentés glissait sur la voie des cheminées. Tout le monde avait quitté le quartier le soir comme on quitte une usine. Elle pouvait se promener sans témoin mais toutefois se tenait éloignée des halos clairsemés. Elle rentrait dans le salon de coiffure du bas de l’immeuble, on avait oublié de verrouiller la porte, le traversait sans faire de bruits pour atteindre un ascenseur caché derrière une grande tenture, il l’emmenait à différents étages, dans de somptueux appartements où se donnaient des réceptions dans lesquelles on ne disait mot, pas une lumière, un congrès d’aveugles et de muets, la fumée des cigares préférait elle aussi rester sur place et formait un nuage opaque plutôt que de s’échapper par les grandes fenêtres toutes entièrement ouvertes mais ne donnant sur aucune profondeur. Elle ne pouvait pas réellement entrer dans ces salles pleines de silhouettes immobiles dans la chaleur de l’or, le climat penchait vers l’orage, elle n’était qu’en chemise de nuit. Elle voulait parler à son petit doigt mais sa bouche refusait, elle obéissait à quelqu’un d’autre, ils se regardaient alors longuement. Elle a cru longtemps qu’il y avait du plâtre sous le revêtement goudronné des rues. Elle ne s’est jamais donné la peine de connaître le nom des plantes. Cette chambre reste l’endroit où elle gardait le lit lorsqu’elle était malade ou feignait de l’être, elle manquait plusieurs journées d’école et elle manquait la vie. Elle regardait les gens aller et venir sous sa fenêtre, privés de sons, elle y est restée longtemps collée, jusqu’à marquer les vitres du sceau gras de son front, les gens n’évoluaient pas dans un aquarium et n’étaient pas chargés de la distraire en passant devant elle, la réalité n’était pas de son côté. Elle se sentait morte, ici ou dehors, elle hantait alors l’appartement vide pendant que sa mère travaillait, la vie s’écoulait ailleurs, les objets ne dansaient pas une fois les chats sortis, ils restaient obstinément inertes et contondants, graves et ridicules, tous taillés dans le même néant plâtreux.

Elle a étendu ses jambes en confiance, elle n’explore pas le fond d’un lit étranger, ses pieds nus cherchent la compagnie du soleil qui lui rend le petit service de les lui réchauffer, ils reposent sur l’angle arrondi des talons, cela lui fait un peu mal au bout d’un petit moment, elle a son jus d’orange dans le corps, elle le sait à l’horizon, au bout de la voie, en transit si j’ose dire. Mais partout la peau, les muscles se réveillent, le spectacle évoque un amoncellement de raies revenant à elles après avoir échoué sur une plage, déjà ce matin elle s’était réveillée brusquement à cause d’un rêve qu’elle soupçonne prémonitoire. Elle s’est dressée, dans ce mouvement le rêve resté collé à l’oreiller s’est étiré jusqu’à devenir presque transparent mais sans se rompre, du lit à la petite table, où traînent toujours des feuilles volantes, il s’est distendu, se perdant un peu en route, il s’agissait justement d’une route contaminée d’un côté par les ténèbres d’une forêt sourdement vivante et longée de l’autre par un immense champ couvert de végétaux touffus non identifiables au milieu desquels s’élevait une grande bâtisse heureusement éclairée avec une silhouette silencieuse à chaque fenêtre sauf une, elle était accroupie dans le ruisseau au bord, les pieds dans l’eau, elle écoutait les tiges dures frotter leurs bois sans rien apercevoir de ces combats, yeux ouverts ou fermés elle n’avait que cette rumeur étouffée de ruisseau qui la traversait, suivait les ramifications d’un corail mort comme la moelle dans les os. Ses chairs s’ouvrent maintenant à tous vents, elles claquent, elles frémissent, elle reste impassible, assise devant sa tasse vide, le soleil gagnant la table, ses bras croisés ne tentent pas de retenir les organes pressés de se déplier dans l’espace, elle jette le lest pour prendre de l’altitude, les cellules de l’intérieur réagissent très étrangement à la lumière et à l’air vif auxquelles elles sont exposées pour la première fois, ces baudruches une fois mûres se pressent de rejoindre le plafond pour éprouver la sensation toute nouvelle d’y coller leurs joues, cette accumulation ne tarde pas à éclater en orage, quelle joie alors de recevoir la première précipitation de soi, une pluie rafraîchissante, même si elle n’est pas d’eau pure loin de là, en cette journée qui voit sa température monter de plus en plus je vois aussi les réseaux brouillons, noueux, les replis roses qui menacent de se dessécher rapidement, des mécaniques grêles et imposantes, des faux départs et des accidents, un édifice surchargé, des kilomètres en trop, des secteurs disproportionnés par rapport à leur fonction, des zones en friches, des contentieux caoutchouteux, des grosseurs excentriques, une guérison en marche, des enzymes et des glouglous, ça se déballe, se délie, se défrise, fibres, nœuds, et au milieu de tout ce bazar le cœur aveugle, hypnotisé par sa propre pulsation binaire, pressée, la convulsion fossile d’un traumatisme originel, elle nous rappelle que nous ne sommes jamais immobiles, toujours tressautant, le hoquet systématique d’une machine en circuit fermé, c’est le petit mouvement perpétuel de l’homme.

Il faut donc balayer à onze heures et demie. Les mouches marchent, évitent les mains qui pourraient se refermer sur elles, leurs pattes fouillent le sable à la recherche de quelque fraîcheur, j’essaie de ne pas trop les déranger, le vent fait vibrer les arêtes, la mère n’a décidément pas envie de balayer, elle s’essuie le visage, assise devant le torse vide de sa fille. Je me souviens de notre première vraie discussion, je ne sais plus où, nous badinions sur l’idée que le corps soit essentiellement composé de liquides, je lui avais dit que nous étions des bombes à eau, elle avait ri, bien sûr, la voilà acquise me disais-je, me voilà donc perdu semblais-je entendre en écho dans ma carcasse, ce trait semblait avoir eu pour elle une résonance particulière, il impliquait que nous partagions une dimension cachée, une vérité à peine déguisée sous l’ironie, nous nous percevions effectivement comme des poches remplies de cette eau, limpide et pure comme du vide se hasarda-t-elle à avancer, sombre et trouble pensais-je, comme cette obscurité liante sous-cutanée dont je n’avais pas encore osé lui parler, pourtant je me sentis vite assez galvanisé et ne tardai pas à lui exposer ma théorie, elle parut curieuse mais prit tout cela avec l’humour que je n’avais pas eu ce qui m’offusqua quelque peu, je sentis bien que je devais prendre son amusement pour une indulgence, qu’il fallait que je renonce à monter sur mes grands chevaux si je ne voulais pas qu’elle m’envoie à la face ses doutes sur ma santé mentale. Et puis elle a eu cette phrase, tu dis que l’obscurité liante sous-cutanée ne se cache pas derrière ton nombril et pourtant tu ramènes tout à elle, je n’ai pas su lui répondre, j’ai ressenti le vide que je lui prêtais s’abaisser comme un rideau, mes propos en avaient révélé l’ampleur, je retrouvai de nouveau la détestable sensation d’être seul sur scène sans jamais avoir voulu y monter, isolé du public et du reste du monde par la chute brutale de ce rideau, incapable de rassembler la langue de ce monde, mon désir de l’impressionner n’avait pas réussi à trouver la matière d’une réponse et ne ramena de son périple dans mon esprit troublé qu’imprécisions, bafouillages, approximations, hiatus, erreurs, embrouillamini, mots en vrac. Dans la discussion son pied était venu buter contre le mien, il en est resté là, j’aurais pu animer le mien à mon tour, l’animer d’intentions, mais je ne fis rien car tout semblait être dit, depuis nous continuons de nous voir comme si nous laissions quand même faire les choses, par pure forme, l’idéal serait de lui dire en face que je veux rompre, non pas une relation amoureuse hypothétique, fût-elle platonique, mais l’emprise des habitudes, m’échapper de leurs mâchoires, mais je n’ai pas assez de courage pour abandonner la politesse, les masques, les formes, tous ces corps encombrants, je ne peux rien faire, je caresse dans le sens du poil, j’assiste à mes réflexes sans mot dire, il faudrait sans doute que je lutte, mais je ne lutte jamais, avec le poids je suis incapable d’initiative, je ne me retiens pas dans la pente, je ne la remonte pas, l’idéal serait de faire ça à sa mère en même temps comme pour m’adresser à Christine complètement. Cette femme me répugne, à chacune de mes visites c’est le même rituel, elle s’écarte pour me laisser pénétrer dans le salon avec ce geste réflexe d’invitation, ce bras suspendu devant la petite arcade qui fait communiquer le couloir et la salle de séjour, ce bras ankylosé qui semble émerger d’un marais avec cette main à peine ouverte, même plus réveillée par le mouvement, je revois les motifs immondes de sa robe, la croûte noire qui affleure de la doublure retournée de ses vieux chaussons dont tout l’arrière est écrasé par la corne de ses talons, ses vieux collants et ses mèches plus brunes pendant comme des langues mal contenues par son chignon, je revois aussi la honte silencieuse sur le visage de sa fille, je me penche donc pour la saluer, elle y a pris goût la garce, je fais tout pour qu’elle trouve que je suis un garçon bien alors que je voudrais qu’elle se morde les doigts de m’avoir fait rentrer, je suis dressé à saluer et à être poli, je peux même servir d’assistant de politesse pour les autres, leur éviter le moindre effort, j’admire ceux qui affichent leur mépris et le distribuent comme des gifles, mais je ne fais que prendre un siège et accepter une liqueur sirupeuse dans un verre sale. Je le dis, j’aimerais avoir leur peau, à toutes les deux, la brandir, l’empoigner comme un drapeau défait et soyeux ramassé après la bataille, les avoir pour ne pas qu’elles m’aient.

Midi. Christine se détend, puis se retend aussitôt, depuis quand ne s’est-elle pas sentie apaisée, il y a toujours la violence en elle, tout ce qu’il y a dans sa tête, sa mère sent une lourdeur, Christine fixe l’extérieur, l’immeuble en face, la chaleur est maintenant bien installée, elle a du mal elle aussi à imaginer une source ponctuelle, elle pense plutôt à une chape, à l’édredon du lit de mort de la vieille grand-mère, à la serviette mouillée qu’on enroule autour des prisonniers qu’on torture. Elle est définitivement égoïste, il n’y a que moi qu’elle pouvait entraîner à l’écouter, à son âge déjà l’égoïsme ne passe plus, il se chronicise, il se fait oublier, passe dans le sang et régente tout, je la laisse se perdre dans ses discours, s’étourdir, croire en une solution, elle est complètement sous le joug du tyran. Elle me parle mais, bien sûr, elle ne s’adresse pas à moi, elle argumente devant un jury imaginaire, improvise une plaidoirie interminable, ceux qui l’accusent se sont tus et se sont retirés depuis longtemps, ce n’est pas une majorité absolue qui dit je mais plutôt une majorité relative. Elle se lève brusquement, rattrapée par une obligation, tout se rétracte dans ce sursaut, son corps est revenu à sa forme initiale pour la conduire à l’évier, elle lave vite son verre, sa tasse puis referme le robinet, Christine attend que l’écho d’un tonnerre lointain lui parvienne du fond de l’évier pour la tirer de sa rêverie, ce rot lui rappelle qui est le maître ici, elle s’empresse alors de remettre les assiettes sur l’égouttoir, son bras accroche les ustensiles qui dépassent du pot dans lequel ils séchaient, ils versent dans l’évier, ravis, elle peste contre eux, de retour dans la pénombre fraîche de la cuisine.

Treize heures trente. Comme chaque jour, penchées au balcon, elles regardent attentivement leur rue tout en bas, à cette heure on peut observer quelques mouvements entre leur immeuble et celui d’en face. Elles regardent les voitures tourner avec précaution à l’angle et glisser lentement le long des deux trottoirs qui finissent par buter sur les voies de chemin de fer. Les voitures finissent aussi par buter, certaines roulent si doucement qu’elles s’arrêtent en plein milieu de la rue et obligent les suivantes à faire de même. Tout le monde s’endort, personne n’en sort. La rue du sommeil, c’est le nom qu’elles lui ont donné, quiconque y pénètre tombe dans la torpeur du foyer. Christine lève les yeux, le désir vient encore de faire des éclairs en elle. Le train mène à l’eau. Mer et piscine. Hôtel.

Elle, piscine, saute, enfonce la surface, le soleil câlin approuve, il adoube les milliers de perles qui s’envolent et retombent, elle rit, remonte à peine sur le bord rugueux et brûlant qu’elle se jette à nouveau, yeux clos, encore riante, la paume de ses mains blanches et ses genoux rouges, elle remonte encore, les reflets s’assouplissent sur son corps, elle fait quelques pas, sans faire l’effort de se redresser et plonge encore, avant d’être absorbées ses empreintes mouillées brillent fugacement sur les dalles qui mènent aussi bien aux bungalows qu’au restaurant, le système de nettoyage fonctionne perpétuellement, cela n’empêche pas les guêpes de flotter et de se débattre après s’être abîmées, je suis loin derrière les arbres, les collines, dans cette journée radieuse, au-delà du village, je veux me croire toujours plus loin alors que je n’ai aucune chance de remonter du fond de la piscine. Sa mère, à la plage, bronze dépoitraillée, sa carcasse brûle, l’eau de la dernière baignade s’est évaporée pour laisser le sel qui la pique, son torse ressemble à une armure de guerrier grec molle et rabougrie avec deux plaques de cuivre surmontées chacune d’un gros rivet. Je n’ai pas le temps d’attraper quoi que ce soit de cette débandade disparate qui m’emboutit et me piétine, j’en suis assommé, accablé, embourbé sans pouvoir relever le nez, papa, maman, heureux parents, morts ou vifs, qui peuvent continuer à interpréter la forme des nuages et à regarder marcher les insectes, Christine sur les genoux de sa mère, imago sur virago.

Les consignes sont désormais interdites dans les gares, elles ont été retirées, les murs nus n’en portent plus la trace, personne ne semble avoir découvert les passages qui se cachaient au fond de certaines, dans notre gare en particulier. Christine m’avait parlé une fois d’un trou qu’elle avait creusé dans le sable avec une branche ou un piquet, il était profond de quelques centimètres, resserré, elle ne voulait pas l’évaser, elle forait avec précaution puis, sans doute prise d’un énervement subi devant une activité aussi vide de sens, elle décida de donner un grand coup de pelle dans le sable comme pour décapiter le trou, l’embouchure se retrouva en effet au creux de sa pelle et ne restait plus dans le sable qu’une large encoche, elle se mit alors à inspecter cette zone plate du bout de l’index, le sable semblait tassé également partout jusqu’au moment où elle sentit tout de même qu’il se dérobait en un point, le reste du trou. Cette petite histoire anodine ne s’était jamais distinguée des autres souvenirs de vacances qu’elle avait pris l’habitude de me dévider jusqu’au jour où, dans un de ces déclics de la pensée, je perçus sa véritable signification, elle me décrivait, dans un langage en fait limpide, la disparition des consignes et ne pouvait désormais plus décrire un autre événement. Je ne reviendrai pas dans notre gare, rien ne m’y oblige et j’ai cessé de m’amuser à prendre le train, lassé de voir le cul des villes, lassé du chemin de verre comme je l’appelais où le paysage ne fait que défiler, parader même, devant la fenêtre, je ne suis jamais descendu à aucun arrêt sauf pour reprendre le train en sens inverse, une fois de retour dans notre ville, notre gare, déçu par cet ailleurs mesquin, j’avais coutume de m’installer au bar niché dans ses murs, d’y commander un café et de parcourir le journal disponible, mes heures n’étaient pas celles de l’affluence, de la foule que ce hall contenait à peine, les gens qui passaient devant moi demeuraient des individus, je remarquais tous les visages et les corps, j’en déduisais les grandes lignes de l’inévitable condensé d’histoire qu’ils représentaient mais j’étais incapable de retenir quelqu’un, ma table et le hall, les deux plutôt faiblement peuplés, les deux pôles entre lesquels mon regard oscillait, en revenant sur ma table il surprenait mes mains en train d’accomplir des gestes simples, touchants de naturel, déchirer le petit sachet de sucre, verser son contenu dans la tasse, attraper la cuillère un peu trop grande, remuer le café, qui me réconfortaient par leur adresse intacte, je voyais aussi d’autres choses, quelques grains de sucre s’échappaient parfois et atterrissaient sur les pages du journal, à l’instant où mon regard tombait sur cet ensemble il virait, comme révélé par une lumière extraterrestre que seul je peux émettre, en un désert microscopique, un sol de mots dont le seul relief était la pliure centrale du journal et ces quelques pierres blanchies par la lumière violente des néons, je me suis demandé légitimement si cet endroit n’était pas habité, peut-être par les mêmes créatures qui dernièrement ont pris leurs quartiers dans mon appartement.

Je regardais passivement le paysage défiler. Lorsque le train s’arrêtait dans une gare je voyais toujours aussi passivement le paysage fourmiller comme s’il était victime d’une crampe, il se tordait, refusait de rester en place, le quai glissait doucement sans se déplacer, les arbres pivotaient sans que leurs racines ne vrillent la terre, c’est cette même torsion qui animait le désert qui s’ouvrait à moi lorsque je débouchais brutalement du fond de la consigne après un coup de grisou, ramper trop longtemps dans ses boyaux sombres me donnait en effet envie de gratter les parois, à mes risques et périls, qu’à cela ne tienne, ce déchirement avait une vive beauté, d’autant plus vive et intense qu’elle était éphémère comme un éclair orphelin d’un tonnerre, très vite cette violente énergie battait en retraite, la promesse se rétractait, le désert reculait, la mer se retirait, la terre se disloquait, les vents cessaient, l’air même se dispersait, la matière se raréfiait, fin de la promenade.

J’entends encore des échos d’elles deux dans le grand hall de la gare, jusque dans mon appartement.

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Doux, douloureux.

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