Littérature     Essais 

Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

Présentation    Textes    Livres    Presse    Archives    Proposer    Contact

Bain prolongé

Jean-François Magre

avril 2004

Chapitre 3 : Rouvrir Anselmo Guttierez Dande

La tentation du dehors, quelques provisions encore, un bourgeon d’appétit, mon corps en est tout ému, je n’ai plus les volets clos des dépressifs, l’anti-cyclone me fait de l’œil, c’est sûr je fais une NLE, une near life experience comme je dis, pendant deux jours je ne verrai pas Christine, le temps de consulter mes sentiments. Je me suis préparé un petit-déjeuner, l’épithète convient très bien à l’idée de convalescence, ne pas commencer trop fort, comme je l’aurais fait pour un ami malade sur la voie de la guérison et dont ce matin aurait vu le premier lever depuis plusieurs semaines, je l’attendrais, peaufinant les détails, il apparaîtrait hésitant dans l’encadrement de la porte, peu assuré sur ses jambes, pâle, terne, exhalant une odeur de renfermé car il se serait effectivement protégé de l’air et de la lumière, frêle et plat, à peine gonflé par sa faible respiration. J’ai un regard vers l’entrée de ma cuisine, mais ce pauvre type n’est autre que moi. Quelques ombres se laissent voir avant de s’évanouir sur un pan de mur du couloir, le genre d’effet qu’ils utilisent pour que je continue à croire contre toute logique, j’ai un souvenir aussitôt après, libéré par une réaction dont la formule m’échappe, je ne détiens pas le protocole expérimental, je me revois dans un couloir d’une maison d’été, cherchant la sortie, pourquoi n’y suis-je pas heureux, il y a des gens dehors qui m’attendent, je cours dans tous les sens, tout est pourtant grand ouvert, je ne cherche pas à rejoindre tout le monde, ce n’est donc pas un souvenir mais une image que je reçois sur la fréquence des rêves, je pense qu’ils émettent du petit placard du fond du couloir, il me semble en effet avoir déménagé ce qui était dedans, j’ai dû aussi le fermer, le clore définitivement et avaler la clef, mais mon corps n’est pas un coffre-fort, il tient à observer cette neutralité qui finalement le rend complice, certes en l’ingérant je n’ai pas fait tomber cette clef dans les mains de l’obscurité liante sous-cutanée puisqu’elle ne coule pas en lui mais je ne peux rien lui confier qu’il ne restitue par derrière, ils le savent bien. Je ne compte plus les parties désaffectées dans mon appartement qui est pourtant loin d’avoir la vastitude des vieux châteaux habitués à être ainsi amputés de leurs ailes ou de leurs étages, sa superficie ne se réduit plus aux plans de l’architecte qui l’a conçu, toute cette surface appartient désormais au cadastre de l’obscurité liante sous-cutanée, il y gagne en étages, galeries, souterrains, régions, provinces annexées, une géographie de contes qu’on ne parcourt pas à pied et qu’on n’embrasse pas du regard, il me faudra bien deux jours pour mon audit sentimental.

Le poids barbote dans mes lacs intérieurs dans un lieu de nulle viande, serein comme l’eau qui l’entoure, la température plus proche de zéro que de trente-sept, ignorant avec morgue la lumière par laquelle je vois, une source ponctuelle remisée dans un coin, incapable de s’élever car épuisée, en bout de course, une interminable traversée l’a définitivement dissociée de l’œil qui l’a émise, astre mort gisant au fond d’un cratère qui n’attend plus de rapport, vacillante dans les ténèbres, brillant inutilement encore un peu avant d’être rattrapée par ses racines glacées, le poids assistera à sa mort programmée, il contaminera tout, rompra mes équilibres, bouleversera ma tectonique, je redoute les retombées en surface.

Je me décide. Je lève les yeux, le plafond répercute mon regard qui plonge en moi, je referme les yeux, ainsi Anselmo Guttierez Dande paraît. Il se subit en un animal sauvage tout juste promu bipède, ses jambes fragiles ne supportent pas longtemps la station debout, il s’ébranle alors, erre dans mon for intérieur. Il déplace actuellement sa silhouette raide sous le soleil de la côte, n’importe laquelle, elles mènent toutes au sternum, le terrain le met à l’épreuve, sa démarche est heurtée à ce que je peux en voir, il grimace, des forces invisibles le poussent ou le ralentissent, elles menacent son équilibre, elles sont sur leur territoire, son absence fut trop longue, il ne reconnaît plus rien. Il chausse ses pensées morbides.

Tu es là mais je suis invisible à tes yeux, la petite lumière n’est pas une bonne étoile, elle est sage, sans aucun effet sur ton corps, comme une image, elle n’indique pas de point cardinal et ne dissout pas les vampires, elle ne chauffe ni n’éclaire, elle ne fera que témoigner de tes moindres gestes dans l’espoir qu’ils soient libérateurs, je comprends ton désarroi devant cette insensée et injuste résurrection, comme je voudrais te le dire mais trop de temps nous sépare, la lumière est encore là mais l’étoile est morte, je ne peux rien, je t’ai sorti de nulle part pour te larguer dans cette contrée hostile dans l’espoir que tu me délivres de l’emprise du poids sans songer au moyen de t’en délivrer à ton tour, je t’ai rendu aux tourments, incompréhensible, flou mais solide, encombrant et pourtant insignifiant comme une écharde, tu es l’ombre sur les murs, la cause de mauvaises humeurs, de rages de dents, de migraines, de difficultés respiratoires, devant toi les geysers ne se donnent plus la peine de jaillir, je sais ta sensibilité défectueuse, souffrante, impropre, tu aimais beaucoup la saveur acidulée des arbres dont les branches se terminent en pulpe, mais où se trouvaient-ils, tu n’en connaissais pas le nom, tu es un paria dépassé par l’essor d’une civilisation galopante, un desperado rappelé au milieu du chaos, certainement une des créatures la plus seule au monde après Georges, la dernière tortue géante des Galapagos.

Un souffle puissant le fait soudain vaciller, une forme qui rapidement se dissipe au loin, c’est le Palenfeu, un messager surchargé de travail qui paraît parfois dans les alentours de l’ici-bas de l’enfer, c’est pour lui un raccourci, Anselmo Guttierez Dande sait qu’il ne l’a pas frôlé pour le faire tomber ni même pour le regarder de plus près, cette créature propulsée par les terribles contractions et les courants violents de l’obscurité liante sous-cutanée a sans doute contribué à transmettre un grand nombre de renseignements me concernant. Il se sent comme un condamné à mort qui voit chaque jour son exécution reportée au lendemain, chaque jour à occuper, la peau molle, bleuâtre, acide, de plus en plus souple, baladeuse, trop grande comme celle des vieillards, toujours l’air de vouloir se débiner et les frissons courant juste en dessous, il aura eu le couteau sous la gorge, il n’aura pas glissé, la mort existe mais elle ne lui est apparemment pas destinée.

Que se passe-t-il donc ici, sur la côte pourtant bien lisse, non loin tout un village est occupé à extraire de grosses bêtes à la peau noire et grise de la mer, leurs corps rebondis, sans tête ni nageoires apparentes, sont jetés sur les quais du port, on demande du renfort pour les débiter, les bateaux se relayent à bonne allure, les femmes recluses pleurent. Ici pas de lune pour les marées, les vagues traduisent elles aussi la pulsation du cœur, la seule unité de mesure.

D’autres créatures, anciennes ou contemporaines, assistent à ce spectacle dont ce Pomponetto de Tramagmar. Un gros torse soutenu par de petites cannes élégamment recouvertes d’un pantalon de flanelle grise et surmonté d’une tête de chat très gonflée comme celle d’un noyé trop nourri au tronc pourri mais qui conserve un sourire narquois, son regard est très perçant même si ses yeux restent introuvables dans les boursouflures de chair. Ses petites cannes sont d’autant plus raides que sa tête est molle. Lorsqu’on le rencontre on ne peut que faire un bout de route avec lui, il sait capter l’attention et, bien qu’ayant un pouvoir assez limité parce que de rang peu élevé, il est de ceux dont on ne coupe pas la parole. La curiosité l’a mené ici-bas. Lui aussi a entendu parler de l’enfer même si ce n’est pas sa culture. Pomponetto de Tramagmar, qui se fait appeler aussi moule à paroles pour son talent à transformer son discours en remparts, s’entiche vite d’Anselmo Guttierez Dande, ce mélange de mine abattue et d’expression tourmentée le séduit, sa dent creuse dans laquelle le café, qu’il ne peut refuser, s’engouffre immanquablement et fait bouillir son petit bout de nerf racorni l’intéresse au plus haut point et l’espoir que ses membres bleus s’étendent pendant son sommeil finit de le conquérir.

Le Palenfeu cède à la curiosité, il refait un passage éclair au-dessus d’Anselmo Guttierez Dande puis amorce une descente et se pose provoquant l’hilarité de Pomponetto de Tramagmar. Son costume, quoique honorifique, semble trop lourd pour lui, il a les plis voluptueux et les rayons ossifiés épineux des tenues des samouraïs mais il est affublé d’une étrange technologie procédant d’une antique conception de la vitesse avec ses ailes en nageoires pelviennes et ses crêtes à la fois voiles et pavillons. Il contemple en silence l’interminable pêche qui se reflète dans de larges mares de sang, les créatures marines roulent dans les rues dans un flot torrentiel, les maisons que l’on n’a pas pris soin de barricader cèdent sous leur pression, quelqu’un s’exclame que leur chair est impropre à la consommation, les femmes pleurent devant leur vie engloutie. Son attention se détourne vite de cette scène pourtant surprenante, elle se porte sur Anselmo Guttierez Dande à la vue duquel il s’offre pour la première fois puis sur l’arrogant Pomponetto de Tramagmar, toutefois il ne semble pas le regarder directement, je n’arrive pas à déterminer la raison de cet imperceptible mais déroutant décalage, je scrute un peu plus autour de lui, remous invisible, air tremblant, contours troublés, une forme blottie contre lui a cillé.

Elle flanque Pomponetto de Tramagmar mais ne le suit pas, ne se compare pas à une ombre, je la salue et m’entends aussitôt lui dire que son immatérialité n’empêche pas sa présence, que je connais bien le phénomène car j’ai un entourage de souvenirs et je me cogne souvent à eux, un son bien mat que l’on pourrait croire charnel, pourquoi frayer avec de tels personnages, gênée, sourit à peine, ne me répond pas, se retire sans aucun froissement derrière son protecteur, il arrive toujours aux êtres qui tournent autour de soi de s’éclipser un moment, différant leur influence puis revenant brusquement en éclaircie, il n’y a pas les vivants et les morts, il n’y a que ceux qui sont là.

Les enfants du village serrent de petites bûches pointues qu’ils plantent avec nervosité dans le sable rouge dans l’espoir de transpercer la progéniture cachée des monstres.

La peau du Palenfeu se met à le démanger, il commence à se démener, ne se suffit déjà plus, la torture reprend, se gratter, s’étriller, se rouler dans le sable, rien n’y fait, les membres nouveaux censés venir en renfort ne sont pas encore assez développés pour agir et sont de toutes façons entravés par le costume obsolète, les mutations sont toujours très longues. À mon grand étonnement Pomponetto de Tramagmar me prend en aparté et me souffle un commentaire. En faisant comme si de rien n’était on pourrait le surprendre et le suspendre afin de l’examiner et ainsi faire avancer la science. Je ne réagis pas, conscient qu’il me faut barrer la route aux effusions pour bannir l’éventualité de me rendre consistant, maintenant qu’il m’a trouvé il ne me lâchera pas. Vous ne vous êtes pas assez approché encore pour comprendre, ce pauvre Palenfeu est frappé d’une malédiction, de quoi se plaint-il entre nous puisque certains sont affligé de plusieurs, mais tout de même elle lui pourrit un peu la vie, encore la faute d’un ascendant. M’approcher, m’exposer, soit, voyons, je reste sur mes gardes. Son visage, je ne distingue pas très bien, oh. Oui, quel horrible aspect, mais rassurez-vous cette peau n’est pas la sienne, ce n’est pas une peau d’ailleurs, c’est une sorte de masque, il n’est pas défiguré mais ne peut plus jouir de son vrai visage, il sert de cimetière à toutes sortes d’insectes volants, malgré les atroces démangeaisons qui sont une autre part de la malédiction il a pour eux une étrange compassion, il les sait innocents et ne l’oublie pas malgré la folie qui s’empare peu à peu de lui. Mais laissons cela, écoutez donc cette historiette. Ne pas me faire prendre dans ses filets. Dans une foire un aimant cherchait son aimante qui s’amusait au tir à la carabine mais l’aimant perdit le nord et se mit à pleurer, finalement il la rejoignit en tirant une drôle de bobine, outrée l’aimante partit au grand sud sans l’effleurer, pris de pitié pour l’aimant, le forain qui tenait le stand de tir à la carabine et qui avait connu une mauvaise passe sentimentale peu de temps auparavant lui proposa de l’embaucher, voulez-vous connaître la morale de cette parabole édifiante dont, je suis sûr, vous retirerez de grands enseignements. Je ne réponds rien, pas d’ondes, pas de vagues, je ne dois pas entamer de dialogue avec lui. Je vous la livre donc crûment, à quoi bon pleurer sa mie quand on peut gagner sa croûte. Il part dans un grand éclat de rire, il mesure discrètement l’effet qu’il produit sur Anselmo Gutierez Dande mais n’obtient qu’un coup d’œil las, grisé par son esprit il entonne une chansonnette en lui adressant des œillades appuyées. Ma belle potomane rêve du Potomac, mais de la rue émane le cul raide d’un mac, la queue d’un âne au fond de son sac, pour aimer sa potomane comme aime un mac. Il donne un petit coup de coude dans l’air, je le reçois dans les flancs. Il insiste, sans doute pour me confondre. Peut-être préfèrerez-vous ce petit poème. Logé à équidistance de vos deux poumons s’élève un château tout de noir vétuste avec ses niches garnies de bustes, sauf une, ses chandeliers poussiéreux, ses trappes accueillantes et ses pierres malveillantes, il forme une bosse ardente comme une douleur que vous dissimulez à grand peine. Personne ne me voit, lui seul me renifle, si je ne parle pas je n’existe pas, je le laisse faire jusqu’à qu’il aille s’amuser ailleurs. Il s’avance un peu au milieu de notre petit groupe. Dites-moi vous autres, ne commencez-vous pas à vous ennuyer dans ce village idiot au bord de ce rivage morne, cela n’en finira jamais, allons ailleurs. Il procède à quelques incantations. La lumière ravive la pièce dorée incrustée de verreries, la table est couverte d’un domaine. Pas une parole, on souffle dessus, on voit le tunnel comme un théâtre dans les sables, l’entrée désaffectée, beaucoup plus solide après une marée ou un gel. Vous voyez la main qui luit sous la curieuse voûte dans le silence. Qui ne dit mot consent, nous le suivons.

El Pomponetto de Tramagmar avec sa belle voix de basse est accueilli en prince, un défilé incroyable dans le grand hall, toilettes intimes devant les grandes tentures, chacun de son côté ou chacun son tour, les grands miroirs sont embués, des gouttes d’eau perlent et coulent dessinant de fins barreaux, je ne sais s’il faut conserver un peu de civilité, Anselmo Guttierez Dande se dandine, les yeux agrandis par les cris des animaux, la fatigue charge son futur lit de mort, derrière une mèche blonde le tunnel, alors il se joue ses mensonges, il pense que les enfants si épanouis l’observent, couteau dehors, il n’aimait pas les arbres dont les branches pointues lui piquaient l’œil, tous ces gens s’attroupent bientôt autour de lui, ils le cueillent, l’observent, le touchent avec ce curieux mouvement par en dessous, nonchalant, sensuel, amical et trompeur, on lui vole dans les plumes, il roule entre plusieurs mains qui le soupèsent, on le rassure, le caresse, le pince, des commentaires se murmurent, percent en gloussements ou ricanements, puis ils ne le frôlent plus, le temps des frissons est terminé, ils l’empoignent sans ménagement, le positionnent, le disposent, parfois sans douceur, certains ne peuvent pas attendre, ils se heurtent mais glissent les uns sur les autres, nourriture de ces lieux qui sont comme un ventre, tous sont là pour apporter un peu d’incontinence à l’édifice, tous poissons d’eau saumâtre qui se tortillent dans la poussière, certains semblent effectivement chercher l’air, ils s’asphyxient, je me dis dans ce cas qu’ils feraient mieux de chercher l’eau, le milieu qui leur convient, mais il n’y a pas d’eau, le sol, qu’il est fréquent de goûter, est salé, ils ne pensent qu’à se fondre dans une étreinte qui veut aller au-delà des corps en attendant la grande vague qui reviendra les emporter comme jadis elle déposa leurs ancêtres coupables, tous à pousser leurs fluides dehors pour rester humide, fenêtres et portes closes pour la chaleur et l’odeur, pour le secret de l’obscurité liante sous-cutanée. Christine est là aussi, sa mère légèrement en retrait, ses organes offerts ont quelque chose d’une peluche éventrée qui se vide de son crin, elle participe. Ils lâchent les petits chiens, ils se faufilent partout comme des billes, on ne retrouve jamais le compte, je les évite. Le Palenfeu manque d’en écraser quelques uns, il ne contient plus en effet ses accès de démence, mais il y a plus grave, quelque chose est en train d’arriver, il savait qu’un jour il y aurait tant d’insectes sur son visage que ses yeux le piqueraient, que quelques larmes couleraient, entraînant pattes et antennes détachées des abdomens en surnombre, qu’il finirait par fermer les paupières et qu’alors il toucherait le fond, il n’aura en effet pas longtemps à attendre. De la confiture circule, du jus de viande, sans doute pour convaincre les chiens les plus réticents, des serpents s’immiscent, fruits et légumes aux formes adaptées, jamais pelés, pas question de leur chair, le goût reste aux lèvres, la gorge est nouée, plus de mots, rien que des grognements, je vois des petites taches noires, elles rampent et fuient aussi vite que mon œil les chasse, je ne suis pas alcoolique pourtant, je secoue ma jambe comme pour en faire descendre quelque chose, on me mord, Pomponetto de Tramagmar chevrotant venu présenter ses hommages au poids, encore plus de taches noires fugaces et d’autres, plus réelles sans doute, sur le marbre, les coussins, les accoudoirs, les morceaux d’étoffes éparpillés après avoir été arrachés avec consentement, les effets personnels que personne ne réclamera plus, je vois de l’écume sur les corps, je sens tout ça qui déborde du grand ventre, le nez m’en pique, j’ai l’oreille qui siffle, écorchée par les mélopées de Pomponetto de Tramagmar, l’empesé Palenfeu ne les apprécie pas non plus, il clôt définitivement les paupières, sur ces deux petites zones bombées de peau fraîche d’autres insectes viennent s’échouer, l’atmosphère n’en manque pas, un passage s’ouvre dans un retour, un escalier se devine, la mère de Christine l’invite à accomplir son destin du même geste usé qui m’indique le chemin de son salon, le Palenfeu s’engage donc dans le passage avec son air le plus solennel, il n’a pas descendu deux marches qu’il glisse et dégringole sur les fesses droit dans les ténèbres, Pomponetto de Tramagmar laisse éclater son triomphe dans un rire féroce, son aspect est maintenant beaucoup plus inquiétant, il change de rengaine et se dirige lentement vers sa proie qu’il sait maintenant acquise, Anselmo Guttierez Dande. Définitivement perdu pour ma cause, mon ancien compagnon d’enfance a le regard fixe, sans destinataire, ses yeux entièrement organe, sa candeur par défaut jetée en pâture à cette meute, il bouge dedans comme un cadavre dans une bousculade. Christine me regarde avec un œil glauque. Sous son influence je marche à quatre pattes, bientôt je rampe, serpente sur les dalles gluantes cherchant celle, ébréchée ou fendue, que je pourrais soulever avec mon nez pour m’enfouir, creuser mes propres galeries, gagner les profondeurs, croiser le Palenfeu valdinguer en leur direction aussi vite qu’il fusait naguère d’un monde à l’autre, et enfin atteindre le noyau. Je ne veux plus penser qu’à des formes primaires et commander à leur tournoiement, lancer mes bras grossièrement armés sur l’ultime croûte, laisser filer le magma sur ma peau, précipiter la rencontre avec le poids dans ses derniers retranchements, plonger joue contre joue avec lui, être porté au point de fusion et enfin disparaître.

Petit-déjeuner donc. Je verse mon lait debout, la tête penchée, juste au-dessus de la casserole et du bol, la vapeur réveille quelques insectes de la nuit, ils se déplient lentement, leurs membres engourdis effleurent ma peau, ça me chatouille un peu, cela me permet de les compter.

du même auteur chez Hache:
précédent | suivant

Doux, douloureux.

Imprimer ce texte

PDF à imprimer

PDF à imprimer (ensemble du texte avec tous ses épisodes)

 

© Hache et les auteurs sauf mention contraire
Paysage 876 : Corse (2009)