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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Bain prolongé

Jean-François Magre

avril 2004

Chapitre 5 : Transport

Bien sûr, je ne l’ai pas écoutée, je suis buté, je le reste donc, je n’en suis pas fier, j’en reste statue, je ne me suis pourtant pas retourné en quittant mon petit Sodome et Gomorrhe, même pas celle du commandeur, je n’ai personne à tourmenter, encore moins de fils, du commandant peut-être, celui qui reste figé, par le devoir qu’accomplit son corps, dans la posture du garde-à-vous sur le pont de son navire qui sombre, pas encore dégommé par une vague, renversé par une révolution, on ne révolutionne pas les corps, ni l’armée, ni la famille, ni les métiers, ni son propre corps, l’instinct de conservation vire au conservatisme, même la nature a besoin de millénaires pour placer quelques infimes modifications, tant de gens sont victimes de cette idée que pour s’incarner il faut s’incorporer, comme des œufs à la farine, la conscience individuelle s’oppose de fait à cette idée, comment ne peut-on pas s’opposer à voir notre coquille, ce qui nous tient, nous donne une forme, nous rend tangibles, cassée, morcelée, et notre substance débile jetée dans un grand pétrin qui va se nourrir de ses qualités et nous absorber jusqu’à l’anéantissement de notre existence. Buté et bête je suis, c’est peut-être pour cela que j’ai entrepris ce voyage, je ne veux pas dire que j’ai prévu et planifié, non, j’accompagne, mais au volant, je suis buté mais utile, elle ne dit rien, elle ne se doute bien sûr pas de ce que je pense, tout a été dit de toutes façons, buté, invariablement, rien de plus, donc je ne suis pas allé consulter de psychiatre, ni un autre médecin, ma cuirasse caractérielle je me la garde, après tout elle est bien à moi, comme jamais personne ne l’a été, n’ayant rien d’autre à part elle et ma voiture, et mon appartement que je partage avec quelques contingents de créatures dûment accréditées par une instance supérieure et inconnue, qui, elles aussi, n’ont naturellement pas envie que je consulte, bien sûr que le poids est devenu ma seule consistance, et alors, que je devienne sa chose, mieux, sa forme terrestre, on verra bien, c’est la seule aventure qu’il me reste, je suis buté, j’ai mon sale caillou quoi, le poids donc, il me laisse une signalétique inchangée dans l’ensemble, mais il a presque entièrement gagné mon identité, j’ai un poids qui dit je. Ne me connaissent plus que Christine chez les humains, et qui trouve que je suis buté, bloqué, monomaniaque, obsédé, fou.

Elle ne dit rien, elle regarde le paysage.

Et puis quand bien même j’aurais à sortir le poids de moi ce n’est pas à un psychiatre que je confierais la tâche de l’accoucher mais à une cérémonie lila tout à fait adaptée, il n’y a pas à choisir entre le divan et la transe, entre un bureau étouffant taillé dans un appartement bourgeois et un terrain de sable et de rocaille offert au soleil, je préfèrerais succomber aux sons du luth hajouj qui évoquent les pas d’un mastodonte transmis par la terre, une section rythmique à lui tout seul, un corps de bois, de cordes et de peau qui oblige le maître gnawa à l’attaquer à mains nues, être abasourdi par le fracas des castagnettes crotales manipulées par un peloton de silhouettes secouées, les pieds fichés dans la terre, presque racinés, scandant non pas la cadence d’une armée triomphante défilant dans les rues d’une ville arrachée au combat mais la course intime et absolument pas métronomique d’armures en déroute, recevoir du soleil la chaleur qu’il ne peut offrir qu’à une seule personne, être enfin enveloppé, hors de toute canicule, ce mauvais sort qui fait danser de drôles de flammes sur les routes et dont on accuse ce pauvre soleil de l’avoir jeté. Et puis pourquoi me remettre en circulation, en quoi cet acharnement thérapeutique se justifie-t-il, pourquoi ne pas me laisser continuer cette expérience, elle peut se révéler utile à la race humaine, et puis je n’entraîne personne dans ma chute, je me propose comme cobaye, terrain de rencontre, d’essais du moins, de toutes façons d’autres sciences que la médecine des hommes s’occupent de moi, et l’on sait que la science sait y mettre le prix, on subvient à mes besoins, paye mon électricité, m’organise des voyages, on choisit les meilleures barques et on me lâche doucement sur une mer d’huile, je suis alors invertébré, déliquescent, hébété, tout en décharge, toute science sait qu’il me faut ça pour tenir, un cobaye est perdu pour lui-même mais il doit rester en vie pour l’expérience, un cobaye c’est l’expression la plus pathétique de l’individu, dans ces moments le poids ne disparaît pas mais il est retenu, sa mâchoire muselée, il pince de nouveau lorsque je débarque, je vogue sans direction, dispensé de tenir un cap, l’horizon est partout, la lumière inépuisable, l’infortuné soleil comme guide, peut-elle s’imaginer ce que c’est.

Je ne l’amuse plus comme au début, elle s’ennuie manifestement, on se voit toujours sans qu’on n’y puisse rien, un impénétrable déterminisme nous meut, à défaut d’une détermination, me voir lui pèse, elle se retrouve dans l’impossibilité de rompre cette routine, elle compense en me cherchant une utilité, je laisse faire, entreprendre ce voyage, je deviens tacitement son esclave, à mon corps consentant, courbant l’échine, tout entier soumis, traînant, une conscience prise au piège des chairs et des fluides qui les nimbent, j’ai ce brouillard givrant dans ma jungle surprise, plongée dans la nuit du palpitant, tam-tam fibreux qui n’a de maître que celui qui le tient, l’enserre, lui graisse la patte, tellement qu’il en est tout enrobé, il voile sa face et impose la cadence dictée par le poids, les viscères, eux, sont charmés, veines et artères au diapason danseraient avec les organes dans l’espace interstellaire si la peau se volatilisait, ils onduleraient, se contracteraient et déchargeraient, ils ne pourraient pas mordre, moi non plus je ne peux plus mordre, ni elle ni personne, il n’y a plus personne de toutes façons, plus qu’elle, silencieuse, à côté de moi, ajustant ses lunettes noires, vêtue légèrement, il est vrai que jusqu’à présent le beau temps est avec nous, tous ces voyages que j’aurais aimé faire, et celui-ci que je fais et qu’elles m’ont imposé, Christine et sa mère, il est misérable de ne connaître personne mais encore plus misérable de graviter autour de trois ou quatre individus qu’on fréquente par une obligation dissociée de tout motif, entraîné par la sempiternelle spirale qui ne mène jamais vers l’ouverture mais plutôt à l’étranglement sans jamais en finir complètement, du moins jamais assez tôt, les voyages sont des ponts jetés, des grappins lancés sur la terre ferme pour sortir la tête des sables mouvants et inspirer goulûment l’air dont je fus sevré, c’est d’ailleurs une des seules raisons qui me fait encore estimer cette partie du corps car j’aimerais bien enterrer n’importe où ce qu’il y a dedans pour m’en débarrasser une fois pour toutes mais je sais bien que l’un ne va pas sans l’autre, une thérapie bioénergétique me réapprendrait à respirer, s’empresserait-elle de me signaler, mais elle oublie le poids, il existe, pas dans mon corps mais dans un autre qui m’est tout aussi propre, il est de l’ordre de l’infinitésimal, un ordre puissant, c’est pour cela qu’on ne peut le voir à l’œil nu, chirurgien, boucher, aucun ne peut le révéler au grand jour.

Lorsqu’on rouvre les yeux après les avoir longtemps gardés fermés tout est bleu. Les photos, les affiches restées trop longtemps dans une vitrine ne sont plus qu’une gamme de bleus délavés. Si les morts rouvraient les yeux ils verraient tout bleu. Si je les fermais je les rouvrirais bleus sur notre sortie de route, bleue dégringolade, fugace bleu du ciel avant la rocaille et la poussière, mais je ne les fermerai pas, non pas parce que je suis au volant et que je file à plus de 130 km/h, ce qui est en soi une très bonne raison, mais parce que les fermer c’est donner une gangue à l’obscurité liante sous-cutanée, c’est clore la dernière issue, colmater la dernière brèche par laquelle elle pourrait s’affaiblir en fuyant, c’est enfin lui assurer par mon corps son enclave dans le monde, elle s’entretient en me faisant cligner les paupières et se régénère lorsque je les ferme pour m’endormir, de plus en plus épaisse, une mélasse impossible à évacuer, non, l’obscurité liante sous-cutanée ne réside pas dans mon corps mais il se résume à elle, en substance.

Consulter pour savoir m’a-t-elle dit, à quoi bon, et puis j’ai déjà beaucoup de personnel chez moi qui se charge de savoir, le guerrier ne tombe que lorsqu’il découvre sa blessure mortelle, on ne dira jamais assez de bien de l’ignorance, je veux atteindre un état qui me libère de la conscience, un état extatique où je ne serais plus animé que d’un seul principe, d’une seule foi inébranlable qui me rendrait automatiquement intouchable au-delà du corps, qui relèguerait au rang d’accessoires les organes vitaux qui ne tirent leur nom que du pouvoir qu’ils ont de provoquer la mort, purement vulnérable mais intouchable, comme la caste du même nom, pour moi ce terme n’a jamais voulu dire qu’on ne pouvait pas les toucher, une mis en garde contre un risque de contamination ou même de brûlure, mais plutôt qu’on ne pouvait pas lever la main sur eux, comme si leur extrême vulnérabilité leur conférait un pouvoir extraordinaire, l’état de grâce.

La route est dégagée, elle suit le littoral, toujours un peu courbe, plaquée contre la paroi qui est toute déchiquetée, une multitude de petits sommets qui se montent les uns sur les autres, les lignes sont un bon guide, un peu ondulantes. Au milieu des lignes blanches une paire de traces noires, d’abord parallèles aux autres puis très vite virant, se détachant avec violence, se retournant sur elles-mêmes, coupant les autres, puis s’évanouissant, rien dans le paysage, la voie, l’équipement, où sont donc les personnes, les accidentés. Quand la tôle est encore là le trafic est ralenti, c’est là le malentendu, on croit que les gens roulent lentement pour regarder plus attentivement. Bien sûr, certains en profitent, comment le savoir. Je roule sur les traces. Les a-t-elle vues, réalise-t-elle que je lui rend un grand service, je roule pour elle. Presque. Elle a l’arrogance de ne pas faire attention aux traces. Je ne suis pas leur trajectoire, évidemment. Sa chair est bien tenue dans ses vêtements, elle doit y être bien, je ne fais jamais attention aux vêtements, il est vrai que je ne fais plus attention à grand chose mais je conduis, je fais ce grand voyage pour elle, pour lui rendre service, elle semble ignorer cela comme elle ignore ces traces, elle ignore ma voiture, elle refuse de voir que je ne suis pas les traces et que c’est pour cela qu’on est encore en vie, elle pourrait proposer de payer le péage plutôt que le repas de midi, c’est toujours cher au bord des autoroutes, c’est certes amusant de manger dans une passerelle entre aucuns mondes juste au-dessus de l’autoroute, loin de chez soi, de sa ville de départ et loin d’être arrivé, si loin des deux qu’il faut s’arrêter, fatigué de la longue route déjà faite, épuisé d’avance en pensant à celle qui reste, mais c’est trop cher malgré tout, le spectacle ne vaut quand même pas ce prix-là, et puis je n’ai pas faim, jamais le mouvement ne s’interrompt, prochaine sortie, entrée, dessert, café, pousser, repartir, pas besoin de se forcer, les portes s’ouvrent toutes seules, pourquoi je me laisse imposer tout cela, je suis suivi par le chien de l’enfer, c’est lui qui le transporte, le principal en tout cas, j’invoque le surnaturel tous les jours, c’est à désespérer d’y croire, les créatures ne manquent pas pourtant, trop nombreuses, incompétentes, elles se défilent, elles ne répondent jamais, pas plus que d’autres administrations, elles me fuient elles aussi je suis bien seul, sans aucun recours. Rien ne me tue, rien ne me kidnappe. Pour qui me prend-elle. Heureusement que je possède encore cette voiture pour nous véhiculer, on ne sait jamais si elle va partir le matin mais elle est toujours là, je ne l’ai pas cédée pour destruction, elle lui est bien utile à présent.

L’œil glauque, où est-t-il donc, où peut-il se trouver, quelle histoire suis-je en train d’imaginer, un œil glauque, celui d’Anselmo Guttierez Dande déterré, comme pour réaliser qu’il était mort, condamné à revenir en cadavre virtuel dans le ressac perpétuel de mes souvenirs, l’œil bien ouvert cette fois. Quelle imagination. Une imagination irradiée, en décomposition, moussante et non effervescente, à la botte de l’organisation, dopée, intubée, entretenue pour la propagande, elle combine, intervertit, jette au panier, je n’y trouve pas mon film. Un œil glauque me dit-elle et me voilà en train de regarder autour de moi, de chercher où il peut bien se nicher, dans les arbres peut-être, dans ces arbres qui bordent la route, c’est le soleil, petit pois incandescent, c’est lui, je l’ai retrouvé, un peu discret sur ma gauche, intermittent, pas un signal, juste une pulsation, sans message, rafraîchissante, dangereuse car elle endort les conducteurs, ceux de l’accident peut-être, pas moi, Christine ne bouge pas, je commande la machine à faire défiler les arbres, tous ces moments où je pourrais défaillir, où un voile tombe brusquement parce qu’on a tourné la tête un peu trop vite. Je pourrais nous précipiter dans le vide béant sur ma droite, je pourrais la faire mordre par ma voiture, j’y resterais aussi, sacrifice inutile, je conduis, j’ai accepté, je la mène à bon port, c’est l’occasion de sortir, je ne veux pas noyer le poisson, cela ne cache pas que je n’ai pu lui refuser, et à sa mère non plus, je pouvais dire non, surtout à sa mère, cela m’aurait procuré une certaine satisfaction, dire non à cet ensemble qui fonctionne parfaitement, rien n’indiquait non plus qu’il fallait que je refuse, je n’avais pas d’envie, de rien, pas de volonté, une fois de plus, une phrase de plus, elles s’accumoncellent comme je disais enfant, ainsi le poids prospère, amasse sa richesse, c’est mon châtiment, je ne sais pas pourquoi, j’ai oublié mon procès, peut-être n’a-t-il jamais eu lieu, instruction infinie pour mon ignorance totale, je ne saisis aucune justice, que les créatures se rassurent, de toutes façons elles savaient bien que je ne ferais rien, je suis cliniquement vivant, les yeux ouverts, me donnant à voir comment mon corps peut encore me trahir à chaque instant, en ce moment même, en conduisant contre mon gré, contrarié, peu fiable, le meilleur moyen de nous expédier dans le ravin, sauter au cou du ciel avant de tomber de haut au fond de la vallée l’arrivée sans que ce grand bêta de soleil n’y puisse rien, une vallée qui attend sa proie, la gueule immense, longue, tordue, acérée, nous laisserons les mêmes traces au sol que ceux qu’elle a avalés tout à l’heure, les pleins et les déliés d’une écriture violente et fruste.

Un plateau entièrement désert, quelques rares nuages projettent une ombre effilée sur la sécheresse du sol, pas encore de ville, j’ai oublié le nom de celle où l’on doit se rendre, j’attends qu’elle le repère sur les panneaux, lorsqu’on en verra, il n’y a toujours qu’une seule route, sa mère a beaucoup insisté, j’étais la seule personne en qui elle pouvait avoir confiance, qu’elle ne laisserait jamais Christine à n’importe qui, il suffit d’un peu de flatterie, j’ai accepté, j’ai dit oui à tout, les bras ballants, oui à sa vision des choses, c’est devenu la mienne, mais si je commence à scruter les panneaux pour l’instant invisibles je risque de faire un écart, une erreur fatale, sa mère dira qu’elle le savait, qu’elle n’aurait jamais dû la laisser partir avec moi. Elles m’ont bien bouffé et après avoir mangé la chair elles crachent le noyau, le poids, voilà ce qu’on me laisse.

Elle est à mes côtés mais nous ne sommes pas ensemble, elle me juge sans rien dire, avec son œil glauque que je n’ai pas longtemps pris pour le soleil capricieux dans une trouée de feuillage, les arbres ne sont pas cléments, pour penchés qu’ils soient, envers un esseulé, ils ont jalonné notre route comme un cordon de sentinelles veillant à ce qu’il ne me prenne pas de dévier, de lui fausser compagnie, mais elle sait bien que j’en serais de toutes façons incapable. Et maintenant ce plateau sans charme, sans paysage, cette route interminable se jetant dans l’estuaire du vide, si je parle sous l’eau ou n’émets qu’un seul son des bulles à la peau épaisse reviendraient à la surface, l’air rendu à l’air, il n’y aurait rien à entendre.

Quelque chose nous relie, ce n’est pas le sang, ce sont les veines elles-mêmes. Fin du voyage.



Plus long que prévu. Tellement long que j’en suis venu au sommeil. Allongé dans ma baignoire, le repos sans les maladies, je pense qu’on les a écartées aussi, elles m’auraient déjà emporté, mes défenses naturelles ont été enfoncées, retournées, elle me grognent après maintenant qu’elles ont changé de camp. Trop long, j’en ressors terrassé sans avoir combattu, bordé de la mousse de l’escargot piqué dans sa chair la plus vulnérable, lové dans une coquille mon corps entier refuse de me livrer sa blessure et de verser une larme, il sait pourtant que je ne lui en voudrais pas. Allongé, gisant, en suspension dans le bain, blessé sans marque, rien que la tête et les genoux hors de l’eau. Les joints entre les carrelages sont faits de crocodiles qui ne dorment que d’un œil, je peux toucher leur ventre mou du bout du doigt. Ils me prêtent une barque pour faire quelques escapades de temps en temps, ils ont souhaité que je la baptise, non sans ironie, ils savent que je ne m’accroche qu’à ce qu’il y a de plus insignifiant, je l’ai donc appelée la barque négative, à l’inverse d’une vraie barque voguant sur une immensité d’eau la mienne en est remplie et, solidement amarrée aux murs de ma salle de bains par les tuyaux d’aller et retour, me laisse divaguer, droit devant, c’est-à-dire en poussant et tirant inlassablement mon unique aviron de la droite vers la gauche, je ne peux faire que compliqué, les baignoires n’ont plus de pieds comme avant, je n’ai pas connu le temps où elles trottaient, elles sont toutes en sarcophage maintenant et je me demande si le regard, au contraire de servir à inspecter la tuyauterie, ne serait pas un autre espion de l’obscurité liante sous-cutanée, la récréation à bord de ma barque négative s’achève, le bain se retire comme un domestique sous les ordres de quelqu’un d’autre et pas comme une vague après vous avoir jeté sur le sable, mais c’est parce qu’on l’aura attaquée, c’est une défense, ce n’est pas la même chose et puis elle revient toujours à la charge, elle ou une de ses sœurs. Le bain évacue les lieux avec la certitude de ceux qui ont accompli leur mission. Ce n’est pas pour moi un lavement, ni un lavage, c’est un milieu, peut-être conducteur, comme celui qu’on appelle Marie, peut-être juste coquille et mousse, donc blessure, et moi allongé j’atteste, les bras flottant en partie, émergeant par endroits en écueil, le bain porte encore ma peau et mes os, les fait jouer un peu mais il fuit, se jette dans le néant de la ville souterraine, dans les abîmes qui fissurent mes songes. Bien sûr j’ai peur, mais surtout du poids qui se réincarne, qui réhabilite la contrainte par corps, le mien. J’étais nu et détendu dans le bain, pas Marie mais Christine, je commence à redevenir matériel, à poil, couvert d’un autre milieu qui pèse. Ce n’est pas la baignoire qui fuit, il ne faut pas se tromper, c’est le bain, et sans remords, sous mes yeux, la conscience tranquille, je serai donc toujours le seul à ne pas l’avoir sans savoir pourquoi, je ne dirai pas qu’il rapetisse mais par contre, moi, je me sens grandir, trop grand dans cette baignoire, comme un éléphant mais sans l’idée de rondeur, trop grand, trop allongé, anguleux, encombrant avec des segments qui dépassent même repliés les uns sur les autres dans ce qui reste après avoir donné une décoction. Lorsqu’il passe en dessous de la poitrine c’est le seul moment agréable, je respire quand même mieux, à cet endroit je suis presque à plat, juste en-dessous de la surface, c’est comme une main qui me relâche et me caresse le torse ou me passe un baume pour se faire pardonner de m’avoir étreint ainsi, une main au-dessus d’un regard qui partirait de plus bas, un peu malicieux tout de même, comme pour me dire que l’étreinte qui m’attend sera pire, je ne peux pas encore trop lui en vouloir. Puis le ventre affleure, première alerte sérieuse, ce petit crâne mou planté de petits poils recourbés, le voici qui déchante, décompense, il retrouve son système, ses gaz, ses gargouillis, ses appareils qui s’affalent en désordre, la vidange se poursuit, je me recouvre de la crasse qui s’était détachée, mon ventre se dépose sur lui-même, il déprime comme un ballon, les poils plaqués, quelques bulles prisonnières, des particules retombées, j’ai du mal à me sentir lavé, l’angoisse me serre de près, c’est elle le poids qui revient, c’est la réalité pénible contre laquelle je me cogne, c’est ce qui pèse sur la terre et les épaules, c’est la force poids, l’oppression à laquelle il faudrait résister, les muscles sont perpétuellement sollicités, je recommence à transpirer, prêt à produire ma propre saleté, de ma peau s’élève une odeur chaude, une haleine forcément mauvaise, le bain était chaud, il a refroidi, ses vertus se sont éventées, haleine parce qu’il y a cette bouche et cette eau qui tourne autour et qui se fait engloutir, le bain fuit donc et sans varier de vitesse, sans remous comme j’ai dit, j’y étais bien, je m’y suis endormi, mon corps pris en charge par d’autres forces opposées à celles du poids, libéré d’avoir à résister, et puis la chaleur enveloppante qui me fait croire en ma bonne étoile, mais voilà je me suis réveillé, mon bain se replie dans tous ces tuyaux, sous la ville, derrière, cachés soigneusement, impossibles à suivre, je sens encore que je peux glisser, mais cela ne durera pas longtemps, je m’étais calé et je me suis endormi, maintenu à la surface comme dans un petit coin de port la nuit, pas amarré, juste contenu, un corps-mort en jargon nautique, la salle de bain est très éclairée mais aucune similitude avec les éclairages d’un port ou même la lumière du jour, elle est désespérément éclairée, il faut dire que sans fenêtre cette pièce est perpétuellement sans jour, c’est le lot d’un grand nombre de salles de bain en appartement. Pas vraiment contenu, c’est proche de retenu, juste un corps collé au bord, c’est tout simplement une loi des sciences physiques, même jeté en plein océan on finit toujours par revenir au bord, on est toujours sous le coup de plusieurs lois, le poids en est une à laquelle on ne peut déroger, à part dans le bain, j’ai beau le prolonger il finit par me quitter, le poids m’a fait ramener. J’en faisais couler de très chauds, j’y pénétrais avec difficulté, il fallait au moins cela pour tout brûler, tout décoller, surtout l’invisible, les odeurs, les pieds, le sexe, les aisselles, tout disparaissait, oui, et même sans frotter, mais quand le bain à son tour s’en va tout retombe pêle-mêle, le bain se dérobe et l’ordre qu’il imposait avec. J’y entrais les jambes puis je m’asseyais pour plonger mon ventre, je pissais aussitôt mais il y avait tant d’autre eau, je voyais ce petit spectre un peu plus jaune vibrer en silence, régulièrement se diffuser, troubler légèrement autour de lui comme un retournement de nuage, une onde entrelacée dans d’autres, j’y étais ensuite tout entier, immédiatement je retrouvais la pression sur le torse, mais le reste allait si bien, je m’y suis endormi. Je le faisais couler et maintenant c’est lui qui coule. La chaleur a pâli, elle est bien timide et effacée. L’eau que je projetais de la pomme de douche pour faire partir une petite araignée ou quelques poussières avant le bain n’était pas une eau qui fuyait, je la lâchais sur ces indésirables, elle se lançait à leur poursuite, rageuse, des saletés absolument pas bienvenues dans la baignoire. Mais le bain s’éloigne, la masse d’eau uniforme a laissé place à une foule de gouttes, le temps du bain est passé, mais moi je suis toujours là, déposé, non plus étendu mais gisant, nu, au fond de la baignoire, le bouclier d’eau s’est lézardé, l’eau ruisselante m’abandonne, la surface a rejoint le fond, le volume se résume en réseaux qui se rétrécissent et meurent aussi, mon ventre enfin échoue comme une méduse, au-delà de l’alerte, il n’y a plus rien à faire, le bain coule plus vite qu’il ne s’évapore, il est passé sous mon sexe, mes bourses pendent comme vidées, restent mes testicules qui tirent, je suis aveugle, l’heure est venue d’autre chose, je suis toujours là pour encaisser, la bonde glougloute interminablement, je reste là, ils m’ont donc repêché, j’avais dormi longtemps, un peu trop, d’où cette boue dans la bouche, la boue, dernière étape de l’eau avant l’assèchement, comment se sentir propre avec ce fumet tiède, le bout des doigts un peu bouillis, les circonvolutions des empreintes digitales gonflées, caricaturales, soufflé d’un autre moi-même, personnage imaginaire poussant sous la peau, le bain m’a abandonné, des petits filets ferment la marche, l’eau n’est plus un élément, les gouttes, accrochées aux parois, lâchent prise une par une et retrouvent le chemin du néant, une population microscopique prisonnière de quelques plis, mes membres font barrage, j’en libère en bougeant imperceptiblement, il serait absurde de croire que je peux encore retenir quoi que ce soit, le milieu a changé, faire un mouvement me paraît étrange comme un premier pas, mes égratignures ont séché, c’est maintenant un archipel de petites croûtes qui tiraillent ma peau à leur bordure, une Atlantide dont l’émergence annoncera toujours le retour de la trivialité. Je ne suis que pesanteur pourtant je n’aurai pas la chance d’être englouti comme un continent fabuleux, la terre ou les épaules ne s’enfoncent pas sous le poids. Le bain s’est laissé aspirer, s’est carapaté en siphon, il est à des kilomètres d’ici, de tuyaux en rivières souterraines, de ruisseaux en canaux et du fleuve à la mer.

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Doux, douloureux.

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