Littérature     Essais 

Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

Présentation    Textes    Livres    Presse    Archives    Proposer    Contact

Le Royaume de la paix

Frédéric Moitel

juin 2004

(chapitres 8 à 11)

8.

Je déploie les ailes de ma culture : elles sont incomparables ; plus je les agite, plus je me sens accroché à la terre, à ses rivières, aux corps qui dorment d’amour à mes pieds. Plus je les déploie et plus je sens grandir mon être.

À travers elle, je reconnais l’air de ma sphère comme le parfum des autres corps ; je reconnais ma part dans les comportements des hommes, des femmes, des villes de ce pays ; je reconnais ma culture, partout.

Je regarde les yeux, je regarde les visages, je vois des mains qui se tendent et qui serrent, je vois des corps qui s’embrassent. Je vois le monde entier avancer dans le même sens.


Le sens de l’amour est ma véritable voie.


Mes valeurs morales forment le socle de la culture humaniste qui me porte. Elles seules me permettent de regarder le monde de la façon la plus juste possible, le monde comme moi-même. Elles seules me donnent la force de survivre à la solitude, à la souffrance ; elles seules me donnent le bonheur comme but ultime de ma vie.


Chaque jour je déploie ma culture, dans chaque parole et chaque geste, forgée par l’éducation qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. J’entre dans l’éducation quand ma sphère pénètre seule dans l’âge de la vision. Je suis dans cette position grâce à elle, ma sphère face à la lucidité et le monde ouvert, de haut en bas ; chacun de ses orifices me parle.

Je, moi-même, homme-citoyen, victime : je suis entré de plein corps dans le monde par le secret de l’éducation.


Je suis un homme, une femme, une ville ou un pays qui dispose d’un système administré pour m’éduquer à la raison, qui dispose d’une grande institution pour faire mon entière éducation.

Je ne suis pas le seul et je suis fier d’être un homme éduqué. Je suis fier de vivre dans un pays qui consacre ses forces à l’éducation des membres qui le font vivre.

J’ai gagné de l’assurance, de la curiosité, j’ai gagné de l’épanouissement et des connaissances. J’ai gagné de la force et de la sensibilité, je suis devenu un homme.

Malgré cela, je suis un homme, une femme, une ville, un pays, dont l’éducation n’est pas parfaite. Je ne suis qu’un être à peine ébauché ; je n’ai dans les mains que les premiers outils de mon métier ; dans la tête, que les préjugés de ma jeunesse ; et dans le cœur, que les morsures de l’ambition.


Je me résigne à regarder la fuite de ma culture par les pores de ma sphère, au fur et à mesure que j’avance, au fur et à mesure que je me spécialise dans la profession que j’exerce pour subsister. Mon ignorance dévore la société qui me dévore, et dans ce cycle son contentement ne s’arrête pas à ma disparition.


Si des racines plongent dans mon corps, c’est pour nourrir le mensonge avec ma chair, c’est pour nourrir de mensonges l’air de la société. C’est pour élaborer les conventions les plus stupides et y soumettre les hommes un par un, puis les femmes, les villes, et le pays tout entier. La culture fond au soleil de l’argent ; ma sphère s’assèche en perdant sa mémoire.


Je n’ai que la lucidité de constater mon impuissance d’homme-citoyen, victime de la rationalisation de ma sphère par l’argent qui me domine. Je n’ai que la valeur de l’homme salarié ; mon potentiel humain peut disparaître à tout instant. Je n’ai que la douleur de l’homme client, consommateur humain d’une société qui ne me reconnaît qu’un seul pouvoir : celui de l’achat. Je dévore la société qui ne me reconnaît que ce droit. Inutilement, je ne suis qu’un homme ou une femme qui se confronte à l’opacité des autres sphères, pareillement éduquées. Inutilement, je ne suis qu’un homme-citoyen sans langage ni mains pour l’exprimer. Je ne suis qu’un soldat sans armée, sans bataille, sans raison. Mon intelligence ne me sert à rien.


Le désespoir termine mon éducation, la société dans laquelle je vis m’abandonne devant la télévision, la télévision achève mon éducation.


La culture que je porte autorise l’accession de ma sphère au monde inique qu’on a élaboré ; puisqu’elle s’y est forgée, et conformée.


La culture que je porte me dérobe à tout sens ; les sensations que je développe sont les membres de mon corps aux mains coupées. Les mains coupées sont les prémices de cette mort que je ne connais pas.

La culture que je porte ne m’aide pas à connaître la mort. Ma culture est l’eau claire ; et la mort est l’eau sombre. Je lis dans ma culture comme dans un livre immaculé. Je ne peux lire dans ma mort, ce livre n’a pas encore été écrit. Je ne suis pas dans l’obligation de comprendre ma mort, je ne suis pas dans l’obligation d’appréhender la totalité de ma culture. Je dévore les sphères qui ne m’appartiennent pas ; je ne les comprends pas, je les dévore, simplement.


Je ne peux pas, à différentes époques de ma vie, plus subtiles ou moins lucides, faire correspondre ma culture et les différents stades de la contemplation. La contemplation est le stade ultime de la connaissance ; elle précède l’amour de Dieu pour les hommes.


L’homme est un Dieu sans l’amour qu’il peut porter aux siens.


Ma culture peut s’étendre à la connaissance de la religion ; elle peut rarement atteindre la compréhension pure que celle-ci sait développer. Si j’aime Dieu, la foi qui me porte dépasse toute question de compréhension.


Ma sphère, ouverte à l’air que je respire, devient légère, s’envole dans le ciel en silence, ne retient de moi que le meilleur, et contemple sans s’arrêter la Terre, l’univers en entier pour que je le transcende. Ce jour n’arrive pas, la violence m’emprisonne ; celle-là même qui me fait utiliser l’amour à mes dépens. Celle qui ne limite pas mon corps à ses mains nues, mais les arme pour tuer, crever les sphères que je ne comprends pas. La foi est un amour sans violence dont je suis incapable.


La violence est le vecteur principal de la compréhension de la société par moi-même.


La société dans son ensemble s’immisce entre moi et la sphère de Dieu. J’avance seule dans le désert de la société, je pense à Dieu qui m’observe dans le lointain ; à moi-même que j’étudie dans la douleur. J’ai la sensation d’exploiter mon corps à chaque pas plus sûr, plus profond dans le sable du désert.


Je suis un homme, une femme, une ville, un pays, qui vit dans une société qui ne connaît pas les rapports des sphères individuelles avec le divin, ni avec le sacré. La religion de la vie détruite est son credo, la force de l’amour qui n’existe pas est son bras armé. La société dans laquelle je vis me donne la possibilité de croire dans le Dieu dont j’ai accepté l’existence, ainsi que la possibilité d’exercer ma foi comme je l’ai décidé. Mais elle ne me permet pas d’aimer mon prochain comme moi-même.


Refusant de la porter dans son corps, la sphère paralysée de la société accentue les craintes des hommes vis à vis de la mort. Refusant la mort, le sacré de nos religions et la contemplation, la société dans laquelle je vis épuise la culture que je porte, la réduit au sacré que la société a créé pour me combler ; d’ailleurs, je ne suis plus respectable si je n’ai pas d’argent. Et je suis oublié.


Lorsque plongent en moi des racines, lorsqu’elles travaillent avec mon corps, ma chair veut réagir en s’affranchissant de toute relation avec mon esprit ; elle veut prendre son autonomie par la pratique du sexe ; elle veut se libérer en se jetant dans les plaisirs.

Je suis un homme, une femme, une ville, ou un pays qui veut jouir toutes les nuits. Mes bas instincts me conduisent à accepter toutes les perversités. J’use de la violence pour jouir et faire jouir. J’utilise ma solitude dans toutes les orgies : je vais à tous les corps sans jamais être satisfait ; je vais sans jouir, et même en jouissant, d’un corps faible à un autre sans éclat, d’un sexe avantageux à une croupe offerte : j’amuse la galerie en pleurant tous ces gens que je ne connais pas. Ma sphère est utilisée par mon corps en vue d’une jouissance inopportune : ma faiblesse est seule juge, ma force ne reconnaît plus rien. Sans m’en rendre compte, je perds ma culture, comme un sperme que je jouis, sans plus de raison que l’acte même de jouir.

La sphère sexuée de mon corps investit violemment la sphère de mon individu. Mon sexe incarne mon esprit, ma stupeur est sans bornes.

Mon sexe est la clef saisie par la technique pour entrer dans mon corps, refuser ma raison tout en saisissant mon esprit, le soumettant à mes désirs : mon esprit sort de ma sphère individuelle — en partie — pour réaliser mes desseins physiques au sein de la sphère technique. C’est pourquoi la société se met soudainement à mes pieds pour m’aider à jouir. Encore une fois, ma sphère individuelle est dominée par la sphère technique ; mon corps y est soumis comme mon esprit.


Je suis un homme, une femme, une ville, un pays qui prend la jouissance par la pratique du sexe comme la plus directe des informations pour son corps, après la mort évidemment. Tous les événements qui ont lieu érigent la pratique du sexe comme le sacre de l’Evénement. L’Evénement en lui-même se tient seul sur la place intouchable de la sphère de la technique. Il s’est détaché des sphères individuelles, leur enlevant ainsi leur cœur. Il s’est hissé au sommet des Pratiques Individuelles. C’est ainsi que les divers moyens mis en place pour son éclat se révèlent jeux de massacre pour l’intégrité physique et psychique du corps.


Le sexe et la culture du sexe participent à la réalisation de ma déchéance. Rien ni personne ne pourra m’enlever la culpabilité de la pratique du sexe, dans une société qui la désacralise pour mieux la déifier.


Je suis donc un homme, une femme, qui dispose d’yeux, de mains, d’une bouche et d’un sexe pour réaliser mon épanouissement, ma prise au monde. Grâce au sexe, je pénètre dans la sphère de la totalité, grâce au sexe, je pénètre dans les autres sphères individuelles, dont l’unité me pénètre également. Je suis heureux dans ma vie grâce au sexe. Mon intégrité s’ouvre dans la mise en place de cette relation, mais ne s’en trouve pas blessée. Je ne peux cependant supporter que ma pratique du sexe soit mise en scène dans les productions télévisuelles et cinématographiques : les pastiches de la réalité banalisent, affaiblissent et salissent ma propre pratique. Ainsi s’effectue le double mouvement de ma pratique du sexe, à la fois dominée par la technique et révélatrice du monde par la joie. Seule ma culture est capable d’équilibrer ces forces opposées, pour annuler en moi toute tentative de destruction de mon corps et de mon esprit par la pratique du sexe.

9.

Je ne peux pas contrôler l’évolution de ma sphère ; je ne peux que constater la situation dans laquelle je suis placé. Je suis placé au centre d’un système qui m’abandonne tout en me contrôlant. Je suis le centre commun à de multiples sphères qui me dominent tout en m’ignorant ; ignorant mon sens comme mes sentiments.


Je suis manipulé dans tous les sens : le système cherche une issue en moi et ne la trouve pas. Telle est l’organisation du monde lorsque je le regarde.


N’étant qu’à moitié maître de ma santé, je n’ai plus qu’à attendre que la maladie fasse son travail, dehors ou dans le luxe comme dans la pauvreté, mais toujours en silence.


La maladie est ce qu’il reste du monde lorsque je n’ai plus la force de le regarder.


Je développe des maladies qui m’accompagnent comme on est accompagné par un chien : leur présence m’est douce, leur chaleur me rappelle leur inhumanité. Les maladies amies font partie de ma vie. Les maladies amies sont les preuves que mon mode de vie est inapproprié à la vie. C’est ainsi que ma vie se nourrit de mes excès tout en nourrissant mes maladies : je suis à tout point de vue un homme drogué par sa propre lucidité.


Les maladies amies proviennent des excès de mon luxe et de ma pauvreté. Elles proviennent de mon quotidien déprimé, qui les fabrique et les utilise à son gré. Elles proviennent de ma richesse et de ma colère intérieures. Elles sont issues de ma vie débordée par l’amour ou par la solitude. Elles déterminent mon être asocial ou célèbre.


Je suis un homme ou une femme qui utilise ses faiblesses personnelles pour créer ses maladies ; comme si je ne pouvais dépasser certaines qualités et défauts intérieurs, sans me commettre dans le crime. La maladie primordiale, devant laquelle je ne peux reculer, est celle qui atteint mon esprit malade, et mon corps à bout de souffle, lorsque je rentre du travail et que je vois, dans l’appartement vide, l’absence de voix, l’absence d’enfants, l’absence d’avenir, le monde autour de moi fatal, presque inimaginable.


Je compense le manque de maladies mortelles par la permanence de maladies qui ne me tuent pas et dont je ne guérirai jamais.


J’use de mon être pour intervenir en faveur de ma mort. Le quotidien décide du sort de mon corps, et l’esprit suit le fleuve, ligoté.


Lorsque la maladie est due à la pollution de la société par la totalité des sphères individuelles emprisonnées, je prends conscience de l’urgence de la mort du monde tel que je le vois, et je prie chaque soir pour n’être plus demain, au monde tel qu’il sera.


La maladie est amie de mon corps et de mon esprit car je vis sous les auspices de la Consommation. Il se peut, et avec moi tout cadavre, que je mange trop de produits industriels ou biologiques ; trop de médicaments chimiques ou homéopathiques ; trop de sphères qui me dévorent. Le quotidien consommé décide, pour mes deux parties, de la nocivité de la drogue qu’il me faut et dont je saurai me rendre esclave ; tout produit dont la société assume la fabrication peut ici me rendre maître du rien qui me travaille : qu’il s’agisse de chocolat ou de cannabis, de sexe ou d’héroïne, de télévision ou d’alcool, d’affection ou de travail, de sport ou de tout autre produit commercial, je m’éduque corps et âme à la déchéance.


Les choses sont vites faites : il suffit de dépasser la mesure en quoi que ce soit pour tomber malade dans ce monde qui nous permet tous les excès. On peut même mourir, et l’on ne le dit pas assez souvent dans les médias, par excès de pauvreté, de famine, de maladie incurable ; de malchance à ce niveau.


La maladie amie qui dessine mon corps sous une nouvelle forme toutes les matinées, est aussi la force de la technique lorsqu’elle pollue : tout air nouveau est supprimé devant mes yeux, tout ciel bleu disparaît, toute herbe verte est désolée ; lorsque la maladie amie — qui doit, en d’autres circonstances, m’aider à vivre — s’empare de l’espace qui m’entoure pour créer un cadre hostile à toute nouvelle naissance, alors je ne supporte plus ce monde, et je bloque ma respiration. Je progresse vers le passé, je me retourne vers ceux que je n’ai pas connus et je les envie — avant de mourir, car ma respiration n’a pas redémarré.


Aussi peut-on considérer la pollution comme l’arme favorite de la technique schizophrène par essence. Le crime parfait est celui-ci.

10.

Je suis un homme, une femme, une ville ou un pays qui n’a aucun moyen de lutter contre les manifestations de la technique. Je n’ai pas non plus les moyens de proposer de nouvelles utilisations des fonctionnalités de cette sphère essentielle ; je ne peux que constater le désastre qu’elle commet chaque jour, comme les miracles qu’elle permet.


Il est une façon unique de guérir de la maladie des excès, c’est de placer ma confiance dans l’État qui gère et génère ma vie. C’est de placer ma vie dans les mains des systèmes qui m’offrent la guérison.


Pour permettre la gestion de ma vie, je dois abandonner un peu de ma liberté de gestion personnelle. Je dois, le plus souvent, donner un peu d’argent ; quotidiennement et depuis ma naissance je le fais. Je suis né dans le monde qui a fondé ses principes sur celui de la Relation Commerciale. Aussi dois-je négocier ma liberté en me référant à ce principe, aussi suis-je puni, si je ne m’y conforme pas, par la prison ou la rue.

La gestion de ma vie passe aussi par l’abandon de tout ou partie de mon temps, dans l’idée de la résignation et son application que l’on nomme travail salarié. L’État me protège de mes propres excès en me punissant ou en me donnant les moyens de me soigner par l’argent.


L’État, dans son rôle libérateur, instaure la réalité de la Relation Sociale à travers le voile de la Relation Commerciale — ou le contraire. Cette réalité est fondée par le Contrat Social que j’ai signé quand je suis né dans l’État qui dès lors m’a nourri. Je ne me suis pas senti dominé, alors que je l’étais, et cela pour mon bien. L’État gère toutes ses relations avec les autres sphères en instaurant des contrats sociaux qui seraient égalitaires si l’État concevait l’égalité comme un principe applicable dans la réalité.


Le Contrat Social que je n’ai pas signé — ou que j’ai signé par ma naissance involontaire à ce moment donné — est fondé sur un socle de valeurs morales qui unifient toutes les sphères de la société entre elles. Je n’ai pas les moyens de remettre en cause les valeurs morales établies pour l’ensemble des sphères individuelles ; je n’ai que la capacité de diriger ma vie dans la société ou en dehors d’elle ; je ne peux que réfuter les principes qui ont fondé le moindre de mes éléments, et ainsi me projeter dans le désastre de la vie impossible, en dehors de la société.


L’État peut subir la violence des individus qui composent la communauté dont il est le soutien et l’architecture. Ces individus, dans leurs revendications d’anarchies ou d’utopies, peuvent mettre à mal les valeurs morales qu’il a instaurées ; ils peuvent aussi en proposer de plus solides. L’État peut écouter et comprendre ces sphères individuelles qui éclairent le ciel qu’il regarde ou se prémunir de leur bêtise en les tuant. Il peut instaurer la violence en loi pour punir absolument, et rompre ainsi le Contrat Social qui l’unit aux individus qu’il se devait de respecter.


Le Contrat Social consiste en l’élaboration, la mise en place et le développement d’une culture commune aux sphères qui bénéficient de la lumière de ce Contrat, et dont les principes relèvent fondamentalement de valeurs morales puissantes et respectées. Le Contrat Social, dans ce cadre strict d’une réalité aimée et animée par des individus de haute valeur morale, sera compris et appliqué.


Il est une façon unique de découvrir que les valeurs morales auxquelles je crois sont outragées : les individus garants de l’autorité de l’État contournent les lois qu’ils promulguent et feignent de ne pas discerner l’illégalité de leurs actes. Je suis désolé, en tant que sphère individuelle sans pouvoir, de constater l’impuissance de l’État à empêcher et punir de tels agissements.


Il est une façon unique de découvrir que les mains de ceux qui me gouvernent ont rompu le Contrat Social sur lequel ma vie était fondée : les hommes et les femmes qui n’ont pas de travail ; qui n’ont pas assez d’argent pour se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner ; qui ont souffert de leur travail toute leur vie, ne reçoivent plus la lumière que le Contrat Social produit.


Le Contrat Social ne sert plus la totalité de la communauté.


Les mains de ceux qui me gouvernent sont liées par les puissances de l’argent ; leurs actes s’en trouvent condamnés. Les mains de ceux qui dirigent l’État sont entachées par la malhonnêteté, la manipulation des valeurs morales de la société selon l’intérêt particulier de ces mains ou d’une classe qu’elles représentent.


Mes valeurs morales sont en danger lorsque le pouvoir est mis dans les mains iniques d’hommes qui ne respectent rien sinon l’argent. Sous les coups répétés de l’argent, les valeurs morales de la société abandonnent les gens comme je perds mon sang.


Je suis un homme quotidien bafoué dans ses idées, son respect de la chose publique, par les hommes et les femmes que j’ai portés au sommet de l’État. L’État a fait de moi un être éduqué, intelligent, capable de critique, mais qu’il ne veut pas entendre. L’acte d’élection semble condamner toute espérance nouvelle.


L’État me demande le civisme mais ne sait plus me mettre à l’abri de la pauvreté.


Je n’ai pas les moyens de remettre en cause mon État lorsqu’il faillit, sinon par la parole qu’il n’entend pas.

11.

Je suis un être trompé par l’État qui me sert. L’État, au service du pays auquel j’appartiens par le biais de la culture, sert avant tout les puissances qui le manipulent. L’État, devenu aveugle, me tend une main couverte de sang. Je suis un être qui voit venir la mort de son État.


L’État est d’abord au service de ceux qui le dirigent. Il est ensuite au service de ceux qui coupent les sphères individuelles de toute possibilité de puissance et de dénonciation.


Je suis un homme, une femme, une ville, un pays, dont la sphère est soumise à la volonté de puissance d’hommes illégitimes.


Ma sphère, à la voix étouffée par le vacarme produit par les sphères médiatiques, dépérit dans l’incompréhension, la pauvreté et la solitude. Ma sphère, au corps recouvert de plaies laissées par l’argent de la lame financière, voit au loin délirer son État malade ; blessée dans son âme, elle ne peut à elle seule, réécrire le Contrat Social que lui avait offert son État.


L’État agonisant restreint mes déplacements. L’État agonisant réduit mes libertés à celle de gagner de l’argent pour survivre dans son corps mourant. La sphère enveloppante de l’État m’étouffe en croyant me nourrir.


La sphère même de l’État est étouffée par la puissante superficie de la sphère financière. Adossée à la sphère de la technique, la sphère financière nourrit l’État du poison de l’argent. Le corps et l’esprit de l’État sont pervertis par le bras armé des puissances de l’argent. Perdant la mémoire, l’État oublie les principes du Contrat Social de sa communauté. Son corps s’affaiblissant, l’État supplie la sphère financière de le nourrir à la force de l’argent pris pour une panacée.


Je ne peux pas me déplacer sans argent.


Les sphères individuelles qui figurent nos esprits et nos corps se désengagent du lien humain qui fait la cohérence sociale de notre communauté.


« Tu ne peux pas payer ? Eh bien travaille ! »


L’argent travaille l’esprit de chacun, et je suis un homme, une femme, une ville, un pays, qui meurt sous les coups répétés de son État dans son corps affaibli. Je suis aussi empoisonné que mon État par l’argent. Ma langue est dirigée par la sphère médiatique qui dirige toutes les langues.


La sphère médiatique est un appareil pourvu de toutes les langues des sphères individuelles qu’elle a volées. Dotée de tous les langages, la sphère médiatique lèche les puissances de l’argent, jusqu’à l’épuisement.


Le corps de la sphère médiatique est celui d’un homme, d’une femme, pourvu de tous les dons. J’abdique ma force et je laisse libre cours à mes pensées les plus abjectes lorsque la séduction de la sphère médiatique souhaite réellement m’offrir la jouissance morale et intellectuelle. Dans cet accès, je suis probablement l’homme le plus diverti de sa sphère originelle.


Je suis l’homme vers qui tous les regards sont tournés, et que personne n’écoute.

L’État aveugle, accouplé à la sphère médiatique, proclame la fin de l’Histoire. Les forces qui me dirigent excluent mon esprit et mon corps du champ de toute possibilité.


L’État aveugle, accouplé à la sphère financière, ouvre nos sphères comme des corps et les vide de leur contenu.


Je suis un homme, une femme, une ville, un pays dont l’horizon est le présent sans issue, dépossédé du sens qui le faisait tenir et participer à l’Histoire.

L’État qui me nourrit a décidé de m’écarter du cours de l’Histoire, et de m’empêcher de participer à ses événements. Je ne suis plus qu’un membre impuissant du corps de la majorité, pour qui l’Histoire est terminée.


Nos destinées organisées par l’État aveugle, prises en main par le pouvoir fuyant du système qui englobe tout, sont éternellement détenues par la maladie de notre morale. Sa mort approchant, le silence de nos âmes envahit les sphères les plus peuplées, dérègle la prudence de mon État, efface les principes de notre éducation ; nous méprisons notre lucidité.


Nos âmes stériles survivent dans le corps éclatant de la sphère de la technique.


L’État malade a besoin de ma parole et de ma vérité ; il doit ressentir notre présence dans son corps et au monde, et ma souffrance. Je suis un homme, une femme, une ville, un pays qui doit affirmer que l’État Vivant n’existe pas sans la communauté d’hommes et de femmes unis ; que l’argent ne sauvera pas l’État Vivant.


Je clame dans le désert des arcanes de l’État, que la morale de la communauté me tient encore debout, vrai homme, et dans mon corps la lucidité redonne à la morale sa parole et sa vivacité.


Je ne resterai pas le centre abandonné d’un monde qui meurt dans la joie.


Je décide de ne plus tenir seul dans le silence. Je décide d’agir pour la libération de ma parole. Je décide, pour ma sérénité, d’entrer dans le Royaume de la Paix.


Ma sphère quitte le lieu de la soumission. Ma parole s’emplit du pouvoir de la dénonciation. Mes regards et mes mots s’emparent des mains, des sourires et des cris : ma sphère se remplit du pouvoir de la vivacité.


Il s’agit d’y tenir, la main ferme sur l’outil, la force du bras autour du corps étreint, la volonté de faire parler son arme ; je ne suis pas n’importe quel homme, femme, ville ou pays, puisque je suis moi, je suis vous, je suis nous tous qui élevons nos vies au rang d’éternité ; qui luttons pour vivre et mourir dans la fraternité.

du même auteur chez Hache:
précédent | suivant

Dans sa première partie, ce texte évoque la journée d’un personnage paradigmatique, dans ce qu’elle a de plus concret en même temps que dans ses tenants et aboutissants socio-existentiels. La deuxième partie, rompant avec ce fil, est analytique et lyrique. Simplicité, pureté, sensibilité, hauteur.

Imprimer ce texte

PDF à imprimer

PDF à imprimer (ensemble du texte avec tous ses épisodes)

 

© Hache et les auteurs sauf mention contraire
Paysage 178 : Lac de Sils, Grisons, Suisse (2006)