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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Le Royaume de la paix

Frédéric Moitel

juin 2004

(chapitres 12 à 16)

12. Dans la campagne

Il ferme les yeux, et les rouvre sur la route sur laquelle il conduit : il est au volant de sa voiture, les yeux posés sur l’horizon. La perspective des arbres au bord de la route atteint le revêtement de la chaussée bien au-delà du lieu de son travail. Il atteindra son bureau qui se situe dans une ville différente de la ville où il habite dans une dizaine de minutes. Il aura parcouru pour cela environ 20 kilomètres.

Il roule. Il roule sans regarder les arbres, les oiseaux dans les arbres, et les hérissons écrasés. Les forêts sont devenues des bosquets, les usines abandonnées se succèdent sur le bord de la route. Des poussières invisibles, radioactives ou non, viennent chaque jour contaminer l’herbe, le blé, la nourriture des animaux, des vaches, le lait, le pollen, les feuilles des arbres. Les pluies acides transpercent les feuilles des arbres et déciment les forêts de pins. Evidemment la pollution dans sa voiture ne se sent pas, ne se voit pas, ne se distingue pas des bonheurs de la nature réelle ou des malheurs de la nature revisitée par l’homme et sa société.

Des flaques d’eau s’agrandissent et finissent par couper les routes, noyer les champs et les hommes. Des rivières traversent les villes et les villages arrêtés par la forêt malade ; les arbres sont si petits sur le bord des ravins creusés dans les carrières ou les décharges à ciel ouvert. Les trains rapides — les gens accrochés à leurs sièges, les malades vissés — transpercent la campagne froide et sans atours. Les gens debout regardent leurs écrans de portable et pensent à autre chose : plus de puissance, moins de chaleur, autant de faibles voix. Et des oiseaux qu’ils n’entendent pas dorment dans les arbres décharnés. La campagne est blanche, malade de l’année.

L’homme traverse les allées, les routes, les étangs d’oiseaux, les villages refroidis : il vole dans sa voiture et ne pense à rien qui puisse un jour l’amener hors des sentiers battus. Il relègue l’impuissance aux pensées nocturnes que peut-être il aura. Il finit par chanter sans se déconcentrer des chansons insensées. Les autres dans leurs voitures croisent un homme qui remue les lèvres sans jamais produire un seul son.


Ailleurs les petits animaux meurent dans les villages inondés, sur les routes viennent buter un à un les hérissons : de temps à autre leurs viscères sortent confusément de sous leur carapace aplatie par la roue. Les grenouilles disparaissent, les écureuils parlent une langue étrangère et se noient. On donne au chien des coups de rames dans la tête alors qu’on essaie difficilement de faire avancer le bateau sur lequel succombe la grand-mère. Les rats survivent dans des boîtes de conserve abandonnées. Le pays pleure sous les coups de râteau. Les champs seront incultivables une fois que l’eau se sera retirée. La sécheresse de juillet poussera les habitants à se nourrir de boîtes de conserve trouvées sur le bord des chemins.


L’homme continue son voyage impossible vers l’entreprise qui l’a récemment embauché pour un contrat à durée déterminée de 6 mois qu’elle renouvellera trois fois avant de le remercier. Il conçoit la Nature comme un bien universel, mais n’agit pas, à son échelle, pour protéger l’environnement. Il dit : « Il faut des lois pour protéger l’environnement, il faut des taxes pour réduire la pollution, il faut des actes quotidiens pour changer les mentalités. »

Il ne conçoit pas la campagne qui l’entoure comme une nature décimée par les cultures monstrueuses des hommes, mais comme l’image d’une nature libre et resplendissante. À ce paysage dont il n’estime pas le véritable sens caché, il superpose la consolation de sa fatigue, et la libération de son esprit accaparé par la ville.


Il repère plus facilement les indices de mort que la vie partout présente, énorme dans son corps. Il libère ses pulsions mortifères dès le matin. Il regarde la nature et crache sur elle, dans l’espoir d’une réaction. Il se sent seul, abandonné par la nature.


Il conduit et n’espère plus arriver à l’heure. Les arbres autour de lui ralentissent son avancée. Il prétend ralentir son action sur la nature mais ne peut même y résoudre sa conscience. Il chasse hors de lui la précarité qui s’y était installée. Il refoule son désir de disparaître. Le ciel résigné accepte l’accusation, et la condamnation.


La radio relie les catastrophes écologiques entre elles par un filet de bave de poisson mort sous les mains de l’homme pêcheur. Les pieds de l’homme pêcheur écrasent la glace et les viscères des poissons morts. Dans ses bottes et ses mains engourdies par le froid, il sent toute la pesanteur de l’action nécessaire. L’individu indifférent découpe le corps du poisson mort. Lorsqu’il a trop froid, il tape des pieds sur le sol dur et sale. Lorsqu’il y a trop de glace sous ses bottes, il l’enlève en donnant des coups de pied dans le mur qui lui fait face.

Allez, allez, allez.


La radio ne veut pas se taire. Il tourne le bouton en plastique noir. Il contemple la route qui le transporte inexorablement sous ses roues. Le calme revient entre ses tempes. Il entre dans la ville. Le nombre des voitures augmente autour de lui. Un frisson le traverse. Il croit voir des fantômes dans des voitures de couleur, il aperçoit des sourires d’hommes morts derrière des vitres teintées. À un moment ou à un autre, les véhicules s’arrêteront et sortiront les corps enfermés.


Dans la campagne, le vent fouette les visages et la pluie tombe drue : la nudité de la nature s’expose aux regards des hommes violents.

13. Sortir libre et fragile

Sauter par la fenêtre, courir sur les toits, tendre les bras pour toucher le ciel. Apparaître seul, au bout d’une corde, le matin ou le soir, à deux doigts du plancher, et sourire. Sortir, sortir, sortir ! de soi et des autres, disparaître des images infondées, et crier que la terre nous reçoit de plein gré dans son corps et sa bonté de mère ! Quitter le bureau sans regrets ni inquiétudes pour l’avenir, ne pas y retourner le matin, rester chez soi et savourer cette victoire sur l’ordre et la force de la raison.

Il sort de chez lui retrouver le soleil, savourer ses rayons chaleureux et sur sa peau, dans ses yeux, dans sa tête, ressentir ses effets : l’euphorie perpétuelle, le sourire aux lèvres, les Ray Ban sur le nez, la coupe de cheveux Effet Mouillé sur les Champs-Élysées, la Croisette ou les Planches de Deauville ; se rendre les mains levées, toute dignité noyée, dans l’apparente réussite d’un dimanche après-midi.

Il renforce à chaque instant son ego malfaisant dans la certitude de sa beauté dans le regard des hommes et des femmes qu’il croise, toutes dents dehors, au bord du sourire la satisfaction individuelle d’être fort et inégalé.

Il saute par la fenêtre de la raison et tous les jours se comporte comme le monde lui dit de se tenir : grandes ouvertes, les oreilles écoutent la pensée de la rue et de la télévision, les paroles prêtes à déchoir dans le bol alimentaire de son cerveau. Occupant la place qui lui était assignée, avalisant le discours officiel par ses achats et l’absence d’esprit critique, forcené de la différence mais les deux pieds dans la mode, il réclame tour à tour la liberté de penser et d’agir et le dernier disque d’une star de dix-sept ans.


Il regarde par la fenêtre de son bureau. Il observe dans les arbres les oiseaux qui ne sont pas là, il voit passer des voitures dans la rue. Tout semble tranquille. Derrière lui, ses collègues observent les données affichées sur l’écran de l’ordinateur et les transforment lorsque celles-ci ne leur conviennent pas. Ce lundi, il sait que les esprits tournés vers le travail refusent inconsciemment de subir ses contraintes, et rêvent tout comme lui d’un changement notable. Ce lundi, les regards cachés dans les sourires pleurent à l’unisson, les mains tapent sur le clavier, les paroles font diversion.

Il passe à travers les regards et lit entre les cils leur envie de quitter le bureau pour la plage, le soleil, le plaisir et l’ennui. Le monde entier en rêve.


Il sort enfin de la voiture, en sueur, sa chemise colle à son dos. Il sait qu’il a transpercé la nature de sa voiture et qu’elle s’est effondrée.

14. Reconquête

L’entreprise qui l’emploie fabrique des outils pour le jardinage, des câbles d’aspirateurs, et de l’air conditionné. Elle emploie avec lui une centaine de personnes qui travaillent sans un seul sourire aux lèvres. Les feuilles des arbres tombent régulièrement sur les toits des bâtiments qui abritent les bureaux et les ateliers. Le soleil se couche dans le bureau du directeur. La fatigue entre par les yeux rivés sur les écrans, les machines, par les mains qui transportent les cartons et les caisses. La nourriture de la cantine sort par l’anus des employés entre 13h et 15h30, dans leur grande majorité.

Il entre par la porte vitrée qui coulisse vers la gauche et vers la droite, quelle belle facilité. Il croise Véronique, stagiaire à temps partiel, jeune et jolie jeune fille de 22 ans, placée à l’accueil par le directeur et son école. Il donne un sourire — c’est gratuit — et la quitte en lui disant bonjour. Il appuie sur le bouton de l’ascenseur. Il attend. Derrière lui, quelqu’un se place. Il sent une chaude présence, une respiration essoufflée. Il se retourne en souriant : c’est Stéphane, le beau Stéphane, marié un enfant, qui lui rend son sourire si brillant.

L’ascenseur est là : les portes au revêtement inox et granulé s’ouvrent dans un bruit de petit chien qui aboie. Les deux hommes entrent dans la petite cabine. Les portes se ferment automatiquement — technologie merveilleuse. Stéphane appuie sur le bouton qui possède incrusté dans son corps, le chiffre 7.

La petite cabine démarre, emportant vers le haut les deux hommes qui ont commencé à parler de tout et de rien. De leur week-end passé à ne rien faire ou à repeindre les murs de la chambre d’ami. Il a touché Stéphane en lui serrant la main, il a senti son parfum et le sent plus encore dans la cabine de l’ascenseur, il regarde Stéphane pendant qu’il l’entend raconter les cheveux permanentés de sa femme et les dents tombées du petit Arnaud. L’anniversaire de Stéphane est dans quelques jours seulement, il pourra lui tendre le cadeau, l’embrasser sur la joue devant tous les collègues de bureau, et enfin goûter Stéphane. Il le connaîtra dans son apparence la plus totale, il saura que cet homme est ce qu’il est en apparence, il n’aura plus à le dévisager pour savoir ce qu’il pense, il aura renoncé à le connaître réellement.


Il est sorti de sa voiture et a senti dans ses yeux la force du vent qui voulait le transpercer, la pression sur son front d’une nature réelle où il se sent chez lui, malgré tout. Il est entré dans le hall d’accueil de l’entreprise qui l’emploie, a observé cet environnement familier, cette ambiance si tranquille, si confortable. Il a compris son angoisse, le lieu si confortable lui paraissait si étranger.


Dès son arrivée il a senti les choses différemment — certainement l’effet de ses vertiges ce matin. Il se sait seul à regarder les choses autour de lui sous l’angle de l’étrangeté, et de l’absence de renouvellement. Aujourd’hui les difficultés commencent dès le matin, dès l’arrivée dans l’entreprise.

Il croit qu’il a évolué sans le monde. Les choses de la nature le touchent autrement que la beauté d’un cadre dans un intérieur fonctionnel aujourd’hui.

La réceptionniste est encore là. Elle le regarde, lui qui ne la regarde pas alors même que ses yeux sont plantés dans les siens. Elle se demande ce qu’elle doit faire, pourquoi il ne réagit pas quand elle prononce Monsieur plusieurs fois pour tenter de le réveiller.

Il est entier dans ses pensées pleines de points d’interrogation ; toute femme est alors extérieure, étrangère. Le vent dans la tête lui a fait mal tout à l’heure, il a encore cette impression de pression sur le front. On dirait qu’il a besoin d’un baiser juste à cet endroit-là ; elle se doute qu’il ne va pas bien, qu’il a besoin d’un baiser sur le front comme on fait à un enfant, sur la joue ou sur la bouche, pourquoi pas se dit-elle, si ce Monsieur le lui demande gentiment, après tout cela fait partie de son travail d’être polie et avenante.

D’autres personnes entrent dans le hall de l’immeuble. Elles s’adressent à la réceptionniste, qui est bien obligée de les regarder dans les yeux. Elle leur donne les renseignements qu’elles désirent, j’ai rendez-vous avec monsieur Lénervé, où se trouve son bureau s’il vous plaît Mademoiselle ?

Lorsqu’elle a quitté ses yeux, il est entré dans le hall et sa réalité. Il recouvre ses cinq sens. De retour dans son corps d’homme, il contemple à ses côtés l’étranger venu voir Monsieur Lénervé.


Après un parcours sur la totalité du corps de cet homme, il plante ses yeux dans les siens. Il se détourne peu après, brûlé dans son cœur ébloui par la beauté qu’il découvre. Il n’aura pas le courage de le regarder à nouveau.


Il n’a pas ce courage. L’homme qui l’a regardé un instant, l’homme qui semblait intrigué, se détourne et se dirige vers l’ascenseur.

Il retrouve une réalité qu’il n’aime pas. Il avale un peu de salive. Il se dirige vers l’ascenseur. Il se place à la gauche de l’homme. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Les deux hommes entrent. Il est derrière lui, tout près. Il sent son parfum.

L’homme appuie sur le chiffre 5. C’est à cet étage que se trouve le bureau de monsieur Lénervé. Son regard est toujours posé sur la nuque de l’homme. Les portes de l’ascenseur se referment. La cabine commence à monter.

L’homme respire lentement. Il n’entend pas sa respiration. Il regarde sa nuque. Il pose sa main gauche sur l’épaule de l’homme. L’homme sursaute à ce contact et se retourne.

Leurs regards se pénètrent. L’homme est étonné ; il le regarde tranquillement. Il pose son autre main sur son épaule. Il approche son visage. Il l’embrasse sur la joue. L’homme ne réagit pas. Il ne sourit même pas.

La cabine est arrivée au cinquième étage. Ses mains retombent mollement. L’homme se retourne, et quitte la cabine. Le silence règne dans le couloir qui accueille l’homme, le silence règne dans la cabine que l’homme vient de quitter. Les portes se referment. Il appuie sur le chiffre 7.


Il n’est pas étonné, il n’est pas déçu, il ne s’est rien passé.

Il sort de l’ascenseur, parcourt la partie du couloir qui le sépare de son bureau et entre dans son bureau. Il n’a plus rien dans la tête.

15. Suppositions

Il n’est pas l’heure d’établir des comparaisons stupides, mais plutôt de tuer son individualité en usant des différents métiers qu’il aurait pu exercer : boulanger, carreleur, cadre dans une maison d’assurance décès, rédacteur dans un journal de province. Il aurait pu vendre des journaux dans un kiosque parisien, arrêter les truands dans un uniforme bleu marine qui lui serait allé à ravir. Il aurait pu vendre son corps dans la rue ou recevoir les gens dans son cabinet de médecin de la rue d’à côté.

Il se serait bien débrouillé dans sa vie quotidienne à pétrir la pâte à gâteau ou couper les cheveux des hommes du quartier. Il aurait aimé composer des vers dans une chambre gelée, écrire de la musique dans un studio, danser le soir dans des night-clubs, au bras de femmes de cinquante ans.

Il aurait vécu sur le même plan des affaires et de l’affairement, comme les autres appelé par le matin et rejeté par le soir, désolé d’arriver en retard à tous les événements importants de sa vie.

Il aurait quitté sa femme ou son mari tous les jours à la même heure. Il aurait agi de la même façon, avec le même sourire, la même constance dans la foi portée sur la beauté des événements, leurs régularités, et cette absence d’étonnement qu’ils lui auraient procurée.

Dans ces instants où tous les hommes se ressemblent, il veut plus que tous les autres se sentir différent.


Il aurait eu un destin différent s’il avait été coiffeur ou coureur cycliste. Il aurait eu une vie différemment organisée. Il aurait quitté Paris ou s’y serait enterré. Il aurait eu des amis différents, une autre maison dans un village inconnu. Il se serait plu dans cet endroit, qui serait vite devenu ennuyeux. Il se serait drogué pour gagner les étapes ou jouir plus intensément.

Il aurait mené une vie ordinaire, dans un environnement lointain ; il serait mort plus jeune ou plus vieux. Il aurait eu un nom différent et des souffrances, toujours les mêmes.


Les hommes qui marchent dans la rue atteignent à la même heure que lui, la porte qui s’ouvre sur leurs bureaux respectifs — ou approximativement. Le boucher coupe la viande tôt le matin, les transporteurs de fruits et légumes roulent toute la nuit pour livrer leurs cageots chez les commerçants de la ville.


Il aurait eu un destin différent s’il avait été fils de boulanger ou de député. Il est inutile de se demander pourquoi il a ce destin et non un autre. Pourquoi il a ces envies et ces passions, cette vie et ces objets dans son appartement. Il aurait eu la vie d’un autre, mais pas exactement.


Il se sent différent, dans ses pensées une lueur entre par la lucarne noircie de ses yeux, il espère un événement absolu. Il se met à parler.

16. Une communauté

Il allume l’écran de son ordinateur. Il entre son nom, puis son mot de passe. Il appuie sur « Entrée ». Autour de lui, on parle. Il entre dans la conversation.

— Tu as passé un bon week-end ?

— Oui, j’ai passé un bon week-end. Je me suis un peu ennuyé, surtout samedi et dimanche, mais dans l’ensemble, j’ai passé un bon week-end.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai dormi. J’ai regardé la télé.

— C’est bien.

— Oui. L’ennui m’a rongé, mais ça va.

— Il a plu, c’est vrai, c’était triste.

— Oui. J’ai failli mourir.

— Je n’étais pas là.


Chaque homme ou femme naît et grandit dans une communauté. Chaque homme ou femme a dans sa tête et partant dans ses gestes, une mémoire qu’il ou elle transmet aux autres pour s’exprimer et se faire reconnaître ; une mémoire que les autres reconnaissent comme la leur ou du moins en partie. Chaque homme ou femme dispose d’un « capital » culturel qu’il sait être un bien commun ; grâce à lui, les hommes et les femmes élaborent inconsciemment des communications. Ceux et celles qui se comprennent peuvent continuer à vivre ensemble dans cette communauté.

L’élaboration des communications permet la diffusion et la confrontation des idées, et partant la naissance de la morale de la communauté. La morale est le pilier fondamental du groupe social. Elle permet l’édification de la culture du groupe, elle soutient sa durabilité.

La morale est la racine des traditions du groupe. Elle agit par le verbe au sein même des traditions. Elle y traduit ses préceptes, y insuffle la force de ses convictions.

Les traditions sont les piliers de la culture de la communauté. Les membres du groupe la pratiquent dans la sphère privée comme à l’extérieur de cette sphère : fêtes, couple et sexualité, religion, travail, éducation des enfants, transmission des traditions. Les traditions agissent dans le cœur, les mains, et l’intellect des individus. Ils y puisent leur force, et la solidité des liens qui les unissent.

La communauté place les individus au cœur du travail social. Par ce biais elle les extrait peu à peu de la lutte fondamentale de l’homme contre la nature, pour le bien de la communauté. Elle veille en permanence à l’augmentation de l’efficacité du travail social, pour éloigner les individus de la lutte contre la nature, pour les détourner du simple assouvissement de leurs besoins vitaux, pour le développement de la communauté.

Les expériences des membres enrichissent les traditions et développent une identité commune. Elles renforcent leur attachement à la communauté. Les créations artistiques, les connaissances philosophiques et scientifiques permettent à la communauté d’augmenter son autonomie vis à vis de la nature, de se développer, et d’étendre les champs de sa culture. La communauté, à un certain niveau de développement, se renomme société.

La société se dote de structures qui permettent de contrôler les actions de ses membres et de veiller à leur intégrité. Ces structures font vivre la morale tout en la protégeant. La société se dote d’une structure dirigeante qui veille à l’application des règles, au bon déroulement du développement de la communauté.

La raison pratiquée par les membres de la communauté contribue à la mise en place d’une société démocratique. Dans une démocratie, les membres de la communauté décident des actions à prendre et contrôlent ces mêmes actions, dans le but de conserver l’intégrité de l’ensemble des membres de la communauté. Dans ce cadre, les membres de la communauté sont renommés citoyens, pourvu qu’ils participent à la vie collective.


Le temps et l’expérience permettent aux hommes et aux femmes de transformer leurs traditions. Les choix politiques, les actions décidées par les éducateurs en vue du bonheur de la communauté, aident à la prise en considération du caractère liberticide de certaines traditions ; aident à l’élaboration d’une morale plus universelle ou plus stupide, si ces choix ne sont pas les bons.

C’est dans ce cadre étroit mais défini par la réalité que les traditions agissent et contraignent parfois ce qu’elles tentent de faire subsister. Le poids des traditions fait naître la violence au sein de la communauté : les partisans du progrès luttent contre les partisans de la conservation de la tradition. Les deux camps devront se souvenir de leurs valeurs communes pour ne pas faire sombrer la communauté dans une violence définitive.

Plus la société se modernise, plus le travail social est efficace ; plus il libère l’homme et la femme des traditions mauvaises ou inutiles. Ceux-ci adoptent des comportements nouveaux, et considèrent généralement toute modernisation comme un progrès.

La déperdition des traditions peut, elle aussi, faire naître la violence au sein de la communauté. Les hommes et les femmes abandonnés adoptent une posture de repli qui les fait détester tout progrès comme toute différence. Les hommes et les femmes devront retrouver les fondations de leurs valeurs communes pour ne pas perdre totalement la mémoire, et la raison.


Le travail social consiste dans le travail aux champs, dans les boutiques, les ateliers, les usines ou les bureaux. Le travail de la terre permet le contentement alimentaire des membres de la société. Le travail dans les ateliers, les usines et les bureaux permet la vente, dans les boutiques, de produits nécessaires au contentement matériel des membres de la société et au fonctionnement des ateliers, des usines et des bureaux.

Par leur participation au travail social, les membres de la communauté permettent l’efficacité du groupe dans sa réalisation du progrès. En contrepartie du travail fourni, ils reçoivent une part des richesses qu’ils ont contribué à créer. Les membres de la communauté acquièrent un statut social, et prennent alors le nom de salarié.


Les choix politiques ont permis que le travail social prenne la forme du travail social libéral. Le libéralisme économique repose sur la loi de l’offre et de la demande, et pose en précepte la règle de la liberté absolue pour l’individu et ses actes. Il est notamment question de la liberté de gagner le plus d’argent possible, surtout lorsqu’on est déjà riche au départ.


Le travail social libéral autorise la liberté de chacun : liberté d’entreprendre, liberté d’initiative, autonomie — et responsabilisation —, liberté de consommer et choix dans la consommation. Le libéralisme autorise la liberté de circuler (information, personne, marchandise), la liberté de parole et la liberté d’aimer.


Les hommes et les femmes qui travaillent sont heureux de vivre dans une communauté qui célèbre leur liberté.


Les institutions faisant œuvre libérale considèrent les membres de la communauté comme des individus libres aux intérêts particuliers, par conséquent divergents. Considérés comme tels, les hommes et les femmes qui travaillent, reconnaissent l’inutilité des structures institutionnelles de solidarité. Considérant leurs intérêts comme tels, les hommes et les femmes qui travaillent entrent en compétition dans le champ libéré des structures de solidarité.


Après l’entrée des individus dans le champ de la compétition, la consommation des hommes et des femmes qui travaillent forme l’aboutissement du travail social libéral.


L’appropriation des libertés humaines par la rhétorique libérale est le résultat de la synthèse des progrès réalisés grâce au travail social, et des illusions élaborées parallèlement à la naissance de la consommation dite de masse.


L’individualisme apparemment réalisé des hommes et des femmes qui travaillent devient la norme des structures apparemment inutiles de la communauté.


Ces choix politiques ont conduit les dirigeants des champs, des ateliers, des usines et des bureaux à reconsidérer leur rôle au sein de la société : en remettant en cause le lien moral de l’entreprise à la communauté, ils privilégient l’accroissement des richesses des détenteurs du capital, au détriment de la protection par le travail des membres de la communauté. Ainsi naît le chômage et, chez les hommes et les femmes qui ne peuvent plus participer à la création des richesses de la communauté, le sentiment d’être inutile.

En revanche, les hommes et les femmes qui travaillent peuvent trouver un sens à leur vie dans cette activité, si elle leur suffit. Ils peuvent même avoir le sentiment d’y réaliser leur individu, d’une part grâce à leur implication émotionnelle, d’autre part grâce à la reconnaissance sociale qu’ils en retirent. Ils peuvent aussi considérer cette activité comme absurde, s’ils parviennent à comprendre qu’ils n’en ressentent pas directement les effets, sinon la fatigue due à la succession sans fin de leurs gestes, en vue de leurs obligations.


Les dirigeants des champs, des ateliers, des usines et des bureaux rejettent la responsabilité de leur désengagement moral sur les institutions de la communauté, dont ils tentent, par leur influence en leur sein, de saper les principes traditionnels (conservation de l’intégrité des individus en vue de leur bonheur) au profit d’intérêts désincarnés, et partant immoraux.


Certains des hommes et des femmes qui travaillent ou ne travaillent pas se demandent si l’entrepreneur a jamais compris le rôle social de son entreprise au sein de la communauté. Certains d’entre eux n’hésitent pas à remettre en question non seulement le travail social libéral, mais aussi le travail social comme pratique fondamentale de la communauté.


Dans le jeu cruel mené par le libéralisme au niveau mondial, le travail social a un nouveau rôle. Il ne s’agit plus pour lui, de créer de la richesse pour le bonheur final de la totalité des membres de la communauté. Il s’agit pour lui d’éduquer les gens à la peur quotidienne du chômage ; de les obliger à produire toujours plus et pour une portion de plus en plus réduite de la richesse produite. Il s’agit pour lui d’enrichir la société aux dépens de la majorité de ses membres.

La société dans laquelle vivent les hommes et les femmes éduqués par la peur n’a pas fondé les institutions qui lui auraient permis, non seulement de protéger ses membres du chômage, mais aussi de valoriser le travail social comme une réelle expérience de l’humain.

Les hommes et les femmes qui travaillent sont ainsi condamnés au silence. Toute contestation est tuée dans l’œuf par la peur du chômage ou de la précarité. La domination est totale et acceptée. Les hommes et les femmes réclament le travail qui ne les satisfait pas, pour ne pas être exclu de la société qui les opprime.


Au sein de leur entreprise, les hommes et les femmes qui travaillent sont pris au piège de leur désir d’être autonome. Les hommes et les femmes trop autonomes sont exclus de l’entreprise. Les hommes et les femmes exclus sont jugés dangereux par les dirigeants de la société et par la société elle-même, ces hommes et femmes retenus au bord du gouffre par une torture.


Le travail social libéral les opprime dans le but d’asservir leur être collectif et d’entraver la réalisation de leur individu.


Les règles complexes que la société a élaborées deviennent incompréhensibles pour l’individu comme pour la masse d’individus qui composent la société. Le travail social devient l’obstacle principal à l’éducation de l’individu. Le capital culturel dont il dispose n’évolue pas. L’individu oublie ses traditions, puis la morale de la communauté.

Si l’absurdité du travail social libéral et sans fin parvient à la raison de l’individu et de l’être collectif, un déchirement de la morale de la communauté peut avoir lieu, dans les expériences privées de l’individu comme dans les manifestations publiques de l’être collectif. Les structures dirigeantes de la société doivent alors intervenir pour réduire la contradiction entre la morale historique et le travail social efficace, en mettant à bas la morale ou en réformant le travail social. Si rien n’est fait, le déchirement attendu interviendra dans la morale comme dans le travail social, mettant à bas les structures fondamentales de la société.


Dans ce recommencement, l’homme suit un chemin qui l’amène à une prise de conscience radicale du système dans lequel il n’est qu’un rouage. Mobilisant la culture qu’il détruit peu à peu en vieillissant, il se lève de son siège pour renoncer encore un peu plus à elle.


Il comptabilise les gains que lui ont apportés les différents postes qu’il a occupés dans la communauté. Il conclut que, d’un point de vue purement financier, il n’a pas travaillé pour rien ; mais il comprend aussi qu’il ne s’est pas épanoui ; et ni l’intégration de son corps (non de son esprit) dans l’acte et le lieu du travail, ni le côtoiement d’individus comme lui embarrassés par leur propre détresse, n’ont permis la réalisation pleine et entière du cœur de son individualité. Il ne s’agit pas, comme ces mots pourraient le faire supposer, d’un achèvement de type libéral : épanouissement professionnel, vie de famille au-dessus de tout soupçon, amis nombreux, nombreux comptes en banque, vacances au Mexique — non ; il s’agit plutôt de la réalisation d’un être intérieur dont il aurait deviné l’existence comme l’abandon. Il se dit qu’il n’a pas suivi la pente de son chemin individuel ; il a fui tout entier dans l’action et s’y est enfermé. Il se dit qu’il a oublié la moitié de son corps et son esprit entier sur le bord de la route qui longe le ravin. Il se rend compte aujourd’hui qu’il a privilégié la production de choses inutiles au détriment de la création de choses personnelles, et que le retour en arrière est impossible.


Son esprit et son corps reviennent vers l’homme de l’ascenseur. Il aimerait qu’il apparaisse maintenant, dans le cadre de la porte.

Il se retourne et l’aperçoit. Grand, d’allure virile, il est blond et bronzé. Il a les yeux clairs, les cuisses larges, les dents blanches. Il est d’une sublime élégance. Il entre, il referme la porte. Il s’approche.


C’est un rêve déjà réalisé mais pas encore dans cette pièce. Un vertige le reprend ; il doit s’asseoir. Il a la tête dans les mains, il respire rapidement. Il aurait su cependant lui parler, peut-être l’embrasser sur la bouche, comme pour approfondir son dernier geste, et lier cet homme par le souvenir de la peau. Il aurait usé de ces cinq sens pour mieux le connaître. Quelques minutes auraient suffi. À la fin, une apparence serait entrée dans son champ de perception.


Cet homme apparu près de son corps dans cette pièce n’aurait rien donné.

Dans son désarroi, il imagine que son comportement l’a peut-être effrayé, simplement effrayé. Il ne peut concevoir que l’homme l’ait rejeté en raison de son homosexualité ; bien sûr qu’il peut le concevoir, et ce serait considérer cet homme comme naïf et replié sur le trésor de ses défauts que d’affirmer en cet endroit son terrible aveuglement.

Ils auraient pu se dire un mot ou se sourire plus simplement : ils possèdent la même culture et la font vivre pour eux-mêmes comme pour les autres autour d’eux ; c’est étrange que l’homme ne l’ait pas reconnu. Ils auraient peut-être dû se faire un baiser, une poignée de main ou se dire des insultes.


Il apprend que la culture qui l’anime anime les autres également. Il reconnaît dans leurs regards certains de ses côtés, dans leurs sentiments certains de ses états, dans leurs façons d’aborder la vie et les choses, une même idée de refus, de porter le sabre, de fuir. Ils appartiennent à la même communauté. Ce qui les sépare est à la fois de l’ordre du personnel et du collectif : il y a la personnalité qui développe ou non des affinités, et la société qui sépare en disant « Je vous rapproche ». Il comprend que les règles de la communauté ont un prolongement naturel dans l’inconscient de chacun, et que celui-ci s’exprime dans les comportements rationnels et l’adhésion à la normalité.


Il sait que la morale travaille le corps de toutes les communications. Dans ce rapport continuel aux autres et à lui-même, il sait que la détresse des gens sape le travail de la morale, ruinant tous les aspects de la réalité. Il sait que la morale est inutile quand tout dialogue est absent.

du même auteur chez Hache:
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Dans sa première partie, ce texte évoque la journée d’un personnage paradigmatique, dans ce qu’elle a de plus concret en même temps que dans ses tenants et aboutissants socio-existentiels. La deuxième partie, rompant avec ce fil, est analytique et lyrique. Simplicité, pureté, sensibilité, hauteur.

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