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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Le Royaume de la paix

Frédéric Moitel

juin 2004

(chapitres 17 à 22)

17. La distinction

Il est difficile pour lui d’aimer son métier, son travail, les choses qu’il fait pour vivre, dès le matin et jusqu’au soir, tous les jours — enfin 5 jours par semaine durant 45 semaines — pour pouvoir acheter de la nourriture et de l’eau ; c’est un minimum. Il est pour lui difficile de nommer son travail ; il ne sait toujours pas ce qu’il fait, sinon travailler et gagner de l’argent.


Il n’a pas un métier bien précis, s’il travaille à Paris ou en province, il est dans un bureau qu’il occupe seul ou avec d’autres collègues. Le collègue est un individu masculin ou féminin qui travaille avec lui ou en même temps que lui, dans le même bureau ou dans un autre à côté, et dont il a fait la connaissance dès son entrée. Il peut s’agir d’un homme gentil qui saura devenir son ami ; il peut s’agir d’un homme curieux qui se muera en son ennemi ; il peut s’agir d’une femme si belle qu’il se mariera enfin ; et malgré les apparences, il peut s’agir d’une personne aussi triste que lui.

Il jalonne sa journée de non-événements qui lui permettent de partager des moments intimes et intenses avec les gens qu’il considère comme ses collègues : rire, écouter, parler, boire un thé, un café, aller ensemble au restaurant.

Il doit s’accommoder de la présence de ces gens autour de lui, il s’agit de relations obligatoires, utiles d’un point de vue professionnel.


Il doit son entrée dans cette entreprise à l’expérience qu’il a acquise dans le passé ; il a su prouver que la valeur qu’on lui a attribuée n’était pas usurpée.

Il doit sa position dans l’entreprise à son niveau d’études et à son expérience. Il s’applique à travailler intelligemment, organisant ses tâches quotidiennes pour atteindre les objectifs que son supérieur hiérarchique lui a fixés. Il accepte sans rechigner les ordres qu’il reçoit, il est forcé d’admettre le naturel de sa soumission dans le cadre de cette activité.

Ses tâches sont nombreuses et absorbantes. Il trie, classe, range. Il signe au bas des lettres, il note, il écrit sur du papier ou en tapant sur son clavier. Il téléphone, il réfléchit. Il s’affaire.

Il assiste à des réunions où on lui dit qu’il est un bon élément ou un mauvais collaborateur.


Il comprend, au bout de plusieurs années de travail, que les relations humaines qui s’établissent en milieu professionnel ne sont pas naturelles, ni nécessaires. Il ne peut pas parler comme il aimerait parler ; il doit, c’est une obligation, affaiblir ses mots et réduire son langage à une zone inoffensive et sans utilité, pleine d’hypocrisie. Dans de telles conditions, il déçoit les gens autant qu’il est déçu.


Il regarde sans cesse l’écran de son ordinateur. Le simulacre de visite médicale qu’il a reçu l’empêche de considérer sa valeur professionnelle comme irremplaçable ici, et sa santé que sont uniquement ses yeux, ses mains et son cerveau, peut bien se détériorer sans que l’entreprise ne s’en émeuve ; il sait que le caractère inutilisable de son corps et esprit lui enlève toute valeur.


La pendule du bureau affiche rapidement 17 heures. Il n’aime pas ces jours passés à ne rien faire d’important. Il trouve son travail répétitif et ennuyeux. Il trouve la force qu’il perd ici utilisable ailleurs, dans des activités plus gratifiantes, plus passionnantes peut-être. Il trouve son épanouissement relatif.

Il sait que l’entreprise développe en lui un comportement inspiré de principes issus de la morale de la communauté et que l’entreprise pervertit. L’épanouissement personnel est vanté comme la conséquence logique de la vie en entreprise, mais il n’est qu’apparent. La réalité le fait souffrir plus qu’un épanouissement ne le peut faire. L’environnement de l’entreprise enrichit l’ennui personnel et automatise la dévalorisation. L’environnement de l’entreprise crée le paradoxe de l’épanouissement personnel et de l’exécution de tâches manuelles fatigantes. Les employés reçoivent un certificat d’autonomie dans leurs mains ligotées. Les employés abattus applaudissent.


Il a encore souffert aujourd’hui, ouvrier, employé ou cadre, des conditions de travail difficiles dans lesquelles il se débat après avoir été jeté à l’eau, et la vie qu’il mène tout le jour, tous les jours, l’empêche de réfléchir à sa condition. Il ne se rend pas compte que les tâches complexes, répétitives et fatigantes qu’il exécute ne sont pas utiles à sa vie. Il soutient les contraintes temporelles de son travail comme il peut, acceptant dans son corps et son esprit la répétition des gestes, espaces, heures et difficultés ; comme Sisyphe il soutient le temps qui s’en va et revient tous les matins. À la fin de la journée, ne contrôlant plus ses mouvements, il comprend et accepte résigné la détérioration progressive de l’outil de travail inutile qu’est son corps.

Il a souffert aujourd’hui et souffrira encore demain, car l’annonce du non-renouvellement de son contrat à durée déterminée lui sera un coup presque fatal ; et sa précarité redevenant palpable, il se sentira défaillir, prêt à tout redonner à la mort ; le combat même.


Le système dans lequel il n’est qu’un rouage insuffisant ne prévoit pas la prise en charge de préoccupations morales ou réflexives. Ses états d’âme finiront par l’exclure du cercle de la totalité.

18. Dialogues 1

Tous les jours et depuis son entrée dans l’entreprise il mange à la cantine. La nourriture industrielle que le groupe alimentaire lui propose est fort bonne. Au quotidien il veut vomir pour refuser ce qu’on lui vend ; au quotidien il n’apprécie jamais mais il mange. La nourriture qu’on lui propose tous les midis n’a pas de goût. Contre toute attente, le petit groupe de collègues rassemblés au fond du réfectoire principal se régale.

Il fait partie du groupe mais n’est pas le centre de la conversation, qu’il anime cependant avec intensité. Dans les assiettes flotte une soupe épaisse de haricots verts et d’asperges vertes. Quelques bouches vont bon train, sans trop parler, d’autres élargissent le lieu commun du discours en interagissant les unes avec les autres.

— Les gens réagissent mal au vu de la montée des eaux dans leurs maisons. Je les comprends.

— Ils en font trop, et demandent aux journalistes de garder sur eux leurs caméras pendant qu’ils pleurent. Je peux comprendre le désespoir de tout perdre, mais pas l’exhibitionnisme.

— Il pleut beaucoup trop de toute façon. En ce moment, c’est terrible. Un peu comme le déluge. Les jeunes fuient vers le Sud, il ne fait pas assez beau par ici.

— Je les excuse, mais qu’ils partent en train, parce qu’en voiture : les embouteillages.

— La pluie et la pollution sont liées comme l’effet à la cause. Le lobby de la voiture polluante freine la recherche sur la voiture électrique.

— J’ai entendu qu’hier un chercheur a été assassiné. Tu sais, j’ai eu trois angines en trois mois. C’est Paris un peu quand même.

— Ce n’est pas que toi.

Entre les assiettes vides, de nouvelles bouches apparaissent.

— Les gens réagissent mal par désespoir, pauvreté et fatalisme.

— On les a habitués à se plaindre.

— On ne les laisse pas s’habituer au bonheur.

— On les laisse obéir aux ordres. À l’ordre de la fatalité.

— Celui de se taire. On ne les laisse faire que ça.

— Ils aiment leur terre.

— Ils accusent le coup du matérialisme millénaire.

— Ils vivent comme nous tous, attachés au bûcher et le sourire aux lèvres.

On se racle la gorge, on boit, on récupère en posant sa fourchette. Les ventres arrondis repoussent les troncs sur les dossiers de chaise.


Dans leur cantine, ils ont la nourriture et le pouvoir d’achat — ils ont le travail et la sécurité. Ils ont la liberté d’apparaître aussi beaux qu’ils le souhaitent. Ils ont des réactions mesquines s’ils n’arrivent pas à regarder les pauvres dans les yeux. Ils ont des réactions d’hommes et de femmes réels si cette conversation idéale effleure de temps en temps leurs pensées de travailleurs efficaces et a priori, sans états d’âme.


Sur le plan des relations, la culture d’entreprise lui donne les moyens de comprendre les valeurs de consommation qu’il partage avec ses collègues : souci du détail dans l’apparence, politesse confinant à l’hypocrisie, sous-culture télévisuelle — l’abandon progressif de la culture générale au profit de référents médiatiques et éphémères — sens de la répartie violente, goût pour la provocation, la lutte et les blagues sexistes. Sa différence d’orientation sexuelle ne lui permet pas d’échapper à la facilité, quand bien même elle l’installerait dans un état d’infériorité et de discrimination évidente. Il subit d’ailleurs aujourd’hui, la désintégration sournoise de sa différence, sa relégation en code et la mise au ban de son identité.


Les ingénieurs hétérosexuels parlent beaucoup du cannabis et de l’homosexualité, qui sont deux sujets dont ils ignorent tout. Ils font cool en discutant de choses interdites et bizarres. Ils se placent selon la qualité de leur bêtise qui s’exprime par ce biais. Ils se font voir. Ils désamorcent aussi leur peur par les moqueries. Ils courent sur les bords d’un gouffre dont ils ignorent la profondeur.


Encore acceptée comme un tabou, l’homosexualité dans le milieu de l’entreprise reste un sujet de railleries, de blagues, et de bons mots. Rien de particulièrement violent dans la majorité des cas, mais un esprit de clan qui relègue sa différence au rang de bizarrerie que l’on n’ose traiter qu’avec le sourire. Tout cela — il le sait et s’en révolte — prouve la montée réelle d’une indifférence qui, au détour d’un isoloir particulièrement réactionnaire, risque de basculer dans le rejet et la haine naturelle.


Il est tout de même pour lui difficile de se plaindre de cette situation, compte tenu du fait qu’une liberté sous-citoyenne vaut mieux qu’une séance d’électrochocs commandée par l’État, et soutenue par l’opinion. Il pose sa fourchette dans l’assiette vide, veillant bien à la croiser avec le couteau. Il écoute la nouvelle conversation.

19. Dialogues 2

Dans les assiettes surnagent deux ou trois saucisses Herta. Les haricots éventrés collent au fond. La sauce à la tomate est d’abord une sauce à l’eau.

— J’ai entendu au journal télévisé hier soir qu’une moitié de Français détestait l’autre moitié sans le montrer.

— Oh c’est inquiétant ça tout de même.

— Ah oui surtout si c’est faux.


Les conversations inspirées par les médias de masse fleurissent dans les cerveaux les plus sophistiqués. Qu’il s’agisse d’une émission visionnée la veille ou d’une information prise pour telle, les éléments à la base de la formation des conversations dans les bureaux ne sont pas issus des cellules créatrices de ces cerveaux, mais bien du flux reçu par elles dans la défaite de la pensée.

Il note avec persistance l’étonnante prolifération de blaireaux dans son entreprise. Il se demande si le confinement d’êtres humains autour d’actes inutiles n’engendre pas fatalement cette déculturation ; car en effet c’est étonnant ce besoin irrépressible d’imbéciles sans retenue.


Ces gens n’ont pas de véritable importance. Il peut très bien se passer d’eux ; ils n’ont pas d’affinités. Il sait qu’il partage avec eux une culture dont il reconnaît l’historicité ; mais il juge fallacieuses les traditions qu’elle lui soumet, puisqu’elle n’a plus d’effet. Elle n’a su faire durer aucun des liens qu’elle avait créés.

Ces gens ne lui apportent rien, et c’est assez réciproque. Il se dit que c’est normal, puisqu’ils n’ont pas d’affinités.

Ils vivent dans des mondes qui s’opposent quotidiennement. Il est à mille lieues de leurs préoccupations : il ne cherche pas à être riche, à faire carrière ; il ne veut pas se battre contre des gens qu’il ne connaît pas. Il ne cherche pas à s’épanouir près d’un foyer, il refuse de consacrer son temps à la télévision et aux enfants. Il n’a pas peur de ce qu’il ne connaît pas.

S’il était hétérosexuel, il serait à coup sûr reconnu par ceux qui l’évitent ou l’insultent aujourd’hui ; il verrait lui-même leur bêtise avec plus d’indulgence, s’imaginant semblable, admis, désintégré. Il n’aurait d’ailleurs aucune raison de refuser la fusion de son corps et de son esprit au groupe, puisqu’il appartiendrait de fait, à la société qui accepte et fait vivre sa famille.

Ces gens ne peuvent avoir les mêmes réactions que lui, face à un phénomène qu’ils ne comprennent qu’à travers un prisme très noirci : le leur, celui d’une sensibilité tronquée par les circonstances et les expériences douloureuses qu’elle a dû surmonter. Il sent que cette différence ne lui permet pas de s’épanouir dans un environnement composé d’êtres normaux, qui regardent la télévision.

Dans un environnement machiste, l’homme homosexuel conçoit l’affaiblissement de sa capacité à réagir comme l’effet de la violence quotidienne sur son mental : raillerie, menace, agression, blessure et douleur.


Il regarde dans son assiette les saucisses refroidir.


Il aimerait un peu de calme, mais la situation ni le lieu ne s’y prêtent ; il y a trop de monde autour de lui, mangeant, mâchant, avalant avec bruit et parlant trop fort, beaucoup trop fort, comme si ces gens n’avaient pas d’éducation. Il faut qu’il fasse attention, il pourrait être pris d’un vertige. Il se demande s’il n’aura pas tout à l’heure envie de vomir. Il lève les yeux et regarde la personne assise en face de lui. Il se repose un instant sur son visage. Il lui sourit pour se donner une contenance. Elle lui répond par son sourire.

20. D’autres jours

Il y a d’autres jours où plus aucune question ne l’embarrasse : la folie a suivi ses pas, l’a reconnu comme lui appartenant, et l’a rattrapé. Il a perdu la conscience aiguë des autres, qu’il avait développée ; il a d’autres choses en tête, on ne sait pas bien lesquelles. Il est devenu sans intérêt.


Il ne considère pas son environnement machiste ; il le considère d’un œil indifférent et terne. Il regarde aux alentours du supermarché les pauvres se serrer sous les porches ; il se demande ce qu’ils font. Il voit ses amis seuls qui ne comprennent rien ; il se considère ignorant avec eux. Il participe à la marche obstinée de l’homme vers sa cécité ; il aime courir.


D’autres jours sont nouveaux ou le semblent, et il se réveille avec le sourire. Ca ne dure jamais longtemps, mais ça l’aide à se sentir mieux sur le moment. Il se laisse vivre, il prend la vie « du bon côté », il regarde le ciel, il pense à Dieu, il se sent en sécurité. D’ailleurs il a un toit, un travail qui lui permet d’acheter des vêtements et de quoi se nourrir. Il est en bonne santé, il n’a aucune raison de se plaindre.


Il passe un week-end formidable. C’est un homme normal : il participe à la bêtise qu’il dénonçait tantôt. Il parle, avec dans le cœur et la tête vide, l’esprit libre du Français. Vulgaire et égoïste, il double les gens dans les files d’attente, les bouscule dans le métro aux heures de pointe ; stationne en double-file, voire triple-file dans une rue à forte circulation ; râle durant des heures mais refuse de régler les problèmes et se déclare innocent. Il ne respecte pas les lois, il fume sur le quai du métro, il fait déféquer son chien sur le trottoir en bas de chez lui. Il jette des papiers gras, prend la rue pour sa poubelle. Il gare sa voiture sur les passages cloutés. Entrepreneur, il demande passe-droits et subventions, il pollue sans se soucier. Journaliste, il crache sur la France qui le nourrit. Routier, il bloque les routes du pays avec son camion : il veut son quinzième mois. Employé d’un centre de tri, il vole téléphones, disques, et objets de valeur. Piéton, il traverse la rue où et quand il le souhaite. Touriste, il se promène en slip dans la rue. Il est sale dans les autobus et les trains, il abandonne ses ordures sur le trottoir, il crache. Il éructe sa fierté dans le désordre et la bêtise obstinée.


Dans cette conduite stupide, il érige sa vie autour d’un mythe, le clivage éternel de la vie et de la mort, la conviction de son intelligence, la grandeur de la destinée qu’il consume, à moins que ne l’investissent la platitude de la nécessité et du doute, l’hébétude de la métaphysique de supermarché, le dimanche effondré dans le rosé du midi. Le quotidien s’écroule dans le langage qu’il emploie pour le créer, l’ennui travaille au corps cet homme sans difficultés, il le torture par tous les moyens.

21. Revenir

On pourrait croire qu’un jour son environnement cesse de nuire à son développement d’homme ; il n’en est rien : son corps sera poreux et son esprit restera assoiffé. Les réalités le pénétreront de leurs passions, hypnoses, et perditions.


Son épanouissement dépendra de la compréhension qu’il aura de lui-même et du monde qui l’entoure. Les événements extérieurs le pousseront plus facilement à pleurer. La vie qu’il pourra mener sera celle qui lui présentera les obstacles les plus insurmontables, et pourtant il les embrassera.


Il passe sa journée à lire des documents qui doivent lui permettre d’agir rapidement et dans le bon sens. Il lit des signes qu’il ne comprend pas toujours. Il se sent parfois à côté, perdu dans ce grand bureau vide qu’il occupe seul.


Bien qu’il ne connaisse pas tous les tenants ni les aboutissants du système qui utilise son « employabilité », il adopte les règles et règlements qui justifient le système et tous ces barbarismes.


Il ne sait pas si la culture qui l’a amené à ce poste possède une véritable valeur. Il se dit que cette culture qui l’oblige à travailler pour vivre et qui le pousse à accepter le travail comme une valeur ne doit pas être tout à fait bonne.


Il se demande si l’accumulation dans son cerveau des choses qu’il a apprises forme réellement le nom « culture » en grandissant. Il estime que la culture qu’il possède n’est pas que l’amoncellement des choses acquises durant ses travaux scolaires.


Il se voit bien rattaché à un milieu rural dans lequel il serait né. Il se devine vivant dans une communauté qui lui transmet des notions fondamentales, telles que l’amour du travail bien fait, l’amour de la terre, quelques règles morales et de comportement. Il sait le respect des aînés et de la famille. Il sait la valeur de l’argent et la souffrance que peut apporter le labeur. Il a conscience des difficultés de la vie. Tout cela fait partie d’un patrimoine commun qu’on peut nommer culture ou valeurs. Il sait que ce genre de choses fonde en pratique une personne. Qu’aujourd’hui dans son fauteuil il ne sait pas à quelle communauté il appartient. Il se définit généralement comme un homme jeune, cadre moyen, homosexuel, et de gauche. De cette subtile description il pourrait tirer quelques cercles privés, tel parti, tel syndicat, telle minorité ; il récuse cependant son appartenance à ces groupes, et préfère se définir comme un individu isolé au cœur d’une nation ouverte aux feux. Il refuse donc toute assimilation de sa culture à la culture développée par chacun de ces groupes.


Aujourd’hui il consomme la culture qu’on lui distribue en quantité : journaux, télévisions, disques, livres, musées, restaurants. Il se fait des souvenirs pour les vieilles années. Il jette par habitude ce qu’il consomme ou l’oublie. Cette collection renouvelée régulièrement lui tient lieu de savoir ; il pense que cela augmente sa sensibilité. Il vit aussi avec un peu de culture apportée par ses racines ; des origines qu’il porte avec lui comme un fait qu’on ne peut oublier. Une qualité comme une autre malgré tout.

« Oui, je viens de . »

Il aurait pu dire « je viens d’ici », ici étant un endroit oublié ou alors un lieu où il se trouve déjà, par la force des choses. À partir de là, il pourrait se dire plus heureux qu’il n’est aujourd’hui, entouré d’amis et dans sa famille un membre à part entière. Dans la position qu’il occupe actuellement, dans la société où il travaille comme dans celle où il vit — dans la ville où il vit — il ne peut que constater, bien malgré lui, la fuite inexorable de son capital culturel, et la mort progressive de ses racines.

De la même façon, il ne sait plus si ses actes lui appartiennent vraiment : sont-ils des gestes personnels ou de simples réponses aux stimulations externes ? Sont-ils plus évocateurs de son statut social que de son individualité ?

Il pense à tout hasard que l’éducation qu’il a reçue lui a permis de s’affirmer comme homme de et dans la communauté ; non comme individu plein et achevé, dont il se serait avec raison satisfait.


Il est possible qu’il ne connaisse pas la culture qui tous les jours l’investit, qu’il ne soit pas conscient de son origine profonde, qu’il ne puisse pas reconnaître son contenu, mesurer sa valeur. Il est possible qu’il n’en ait pas les moyens, malgré le niveau élevé de l’éducation qui lui a permis de trouver un emploi rapidement. Il se retrouve dans la position d’un individu lambda, traversé de tout côté par la culture de masse, inconscient de ses effets positifs comme de ses effets néfastes ; seul à tout jamais dans la position de l’oie qu’on gave, inconsciente de l’excellence de son foie.


Il pense à tout hasard qu’il se conçoit et se saisit comme le mélange de différentes cultures qui l’ont pénétré dès le ventre de sa mère et l’enfance. Il élabore dans son intérieur, l’étiquetage de toutes les pensées, idées, faits et connaissances issus diversement de son atavisme religieux, de Mozart ou de l’éducation civique. Il admet que la télévision lui a donné le souvenirs de belles images issues du monde filmé ou de l’art cinéma. Il sait que la lecture de livres philosophiques a développé son bon sens et son esprit critique. Il admet aussi que l’accumulation des connaissances dans son esprit contribue à la naissance d’une culture sédimentée, dont sa mémoire garde tant bien que mal les traces les plus anciennes. Aussi n’est-il pas sûr que la modification de ses goûts et jugements est plus due à l’avènement de sa maturité qu’à l’oubli de ce qui, avant, le faisait s’émouvoir.


Il admet chaque jour, seul et travaillant, que la culture dont il dispose fait de lui un individualiste car il sait que chacun apprécie différemment la valeur de ce qui l’a traversé.


Il peut aussi penser que la culture dont il dispose et avec lui, toute la société, est une culture aux jalons indépassables, immense par son intensité, sa profondeur, son étendue. Il peut se considérer comme l’archétype de l’homme probable, rempli des clones de toutes les pensées, et ne pas imaginer un seul instant la précarité de sa position, comme la fragilité de sa personnalité.

Les sentiments qui le prennent au corps marquent l’ambivalence de sa culture, à la fois bourgeoise et populaire, délibérément choisie et ouvertement introduite dans son cerveau par le flux d’informations. Il enrage lorsqu’il se rend compte que sa mémoire contient des éléments qu’il n’a jamais voulu connaître ou encore moins approfondir. Il peut considérer ce gâchis comme la cause certaine de la perte de ses facultés intellectuelles originelles, la réussite de son infantilisation.

Dans cet accès, conscient du pouvoir de nuisance des médias de masse sur la santé de son cerveau, de son psychisme et de sa psychologie personnelle, il évoque la perte de repères que ces mêmes médias ont adoptée pour ritournelle : repères noyés dans le bain d’informations qui fait la forme de la culture de masse, perte développée par ses projecteurs ou émetteurs habituels. Aussi sait-il que cette fange est censée être un progrès de la modernité.


Il n’a plus la force de lire les documents qu’il a sous les yeux.


Il se souvient de la personne qui était assise en face de lui ce midi. Il se souvient de son visage. Il ne connaît d’elle que le visage et quelques comportements professionnels. Il s’agit d’un homme ou d’une femme d’une quarantaine d’années ou plus jeune, plutôt beau ou laide, le visage est harmonieux ou la face est sans intérêt à ses propres yeux. Il ne connaît que son apparence et très peu sa façon de se comporter avec sa femme, son mari et ses enfants. Il connaît sa politesse et son esprit d’équipe — son sourire lorsqu’il la regarde et les sujets de conversations qu’elle aborde le midi. Chaque jour, il remarque son élégance et la séduction qu’elle entretient sur les hommes et les femmes qu’elle côtoie. C’est étrange, il se sent bien à ses côtés, alors même qu’ils se parlent assez rarement. Cet homme ou cette femme doit avoir un côté rassurant. Il se doute ou il sait que cet homme ou cette femme doit avoir à peu près les mêmes valeurs morales, puisqu’ils vivent dans la même société :

  • il ne faut pas voler, ni tuer,
  • il faut respecter les autres,
  • ce qui est à moi n’est pas à toi,
  • il faut aider les pauvres.

Il ne sait pas mais il se doute que leurs vues doivent diverger sur certains sujets, qui d’ailleurs mettent en jeu ces valeurs morales :

  • je dis la vérité quand ça m’arrange,
  • je n’aime pas les homosexuels : ils me dégoûtent,
  • des étrangers ? Point trop n’en faut,
  • je suis favorable à la peine de mort,
  • il faut tuer les pédophiles,
  • Dieu n’existe pas et s’il existe, il n’a pas d’importance.

Il ne connaît pas beaucoup cette personne et peut légitimement se demander si le cœur qui la fait vivre n’est pas rempli de haine et de volonté d’écraser. Il reconnaît que l’individualisme célébré par la société dans laquelle il vit a parfois de bons côtés, en a souvent des mauvais. Outre le bonheur et le plaisir de faire ce qu’il désire, où il veut, quand il veut, avec qui il veut et comme il veut — en le supposant assez riche pour se permettre ces libertés — il y a aussi la peur de l’autre et la peur de manquer.

Il veut évoquer avec elle les effets d’une culture de masse ignominieuse qu’elle a reçue de plein fouet, les paroles d’une opinion publique dont ses pensées profondes ne sont pas le reflet. Il veut évoquer avec elle la liberté dont elle semble user tous les jours mais qu’elle n’a pas.


Ce cœur est en réalité rempli d’amour pour les deux enfants qu’il a conçus, avec l’aide évidemment d’une femme ou d’un homme, par voie naturelle ou in vitro. Agés respectivement de 10 et 12 ans, Julie et Gaétan grandissent sous les yeux bienveillants de leurs parents. Ils rentrent de l’école à 16h45 et commencent aux beaux jours à jouer dans la cour. Puis ils vont goûter dans la cuisine aménagée, et se laver — tour à tour — dans la baignoire, avant d’entamer leurs devoirs, sur la table de la salle à manger. Ils vivent heureux, inconscients du danger. Quel danger ? N’en disons pas plus, pour ne pas les effrayer.


Il est capable de comprendre l’amour filial. Le père ou la mère est capable de comprendre l’amour homosexuel mais de loin, en dehors de la présence des premiers concernés.


Julie et Gaétan ferment leurs cahiers et embrassent leur maman qui vient de les aider à bien multiplier. Ils montent dans leurs chambres en criant qu’ils sont contents ; ils partent jouer au papa et à la maman ; ils se couchent devant leur ordinateur et saisissent les manches en plastique pour tirer sur les gens faux qui bondissent sur l’écran. Dans quelques instants, ils devront les laisser pour retrouver, dans la salle à manger, leurs parents pour le dîner.


Il devine à son air si serein que sa vie affective est fort épanouie : il ou elle mange de bon appétit en lui souriant de temps en temps — et sans dire un seul mot. À ce niveau l’amour unit la plénitude à l’instant.


Les rapports des hommes entre eux manquent de cette innocence qui les verrait reboutonner de temps à autre leurs pantalons. Il le sait, s’en révolte mais s’en accommode pour ne pas tomber, seul et malheureux, dans un sentimentalisme fiévreux, un idéalisme sans rapport aucun avec la réalité. Il ne sait pas où elle se trouve, cette innocence ; entre deux bites érigées, cela semble peu probable ; entre deux cœurs peut-être, mais il n’en est pas sûr.

Il regarde son compagnon ou sa compagne de table en se demandant si la proximité d’un corps et partant d’un cœur révèle réellement la personne à elle-même, comme elle fait sourire le monde autour d’elle. Ah ! Il sera heureux s’il s’en trouve ravivé.


Julie et Gaétan, vers 21h30, se lavent les dents et se couchent aussitôt. Ce sont des enfants sages ; leur maman vient tous les soirs les border, et bien sûr les embrasser.

La maman de Gaétan redescend dans le salon où la télévision est allumée. Le papa de Julie est assis dans le canapé, il a l’air fatigué. Il regarde le téléviseur d’un œil vide, seule lumière dans la pièce. La mère vient se blottir contre le père ; a-t-elle froid ? Non, elle a envie de baiser. Le père, évidemment, commence à réagir : son œil se rallume, sa queue remue.


De son côté, il continue sa consommation journalière de visages anonymes et maculés de sperme. Il admet sans fard qu’il s’en satisfait le plus souvent, mais il se dit parfois, à voix basse et dans l’oreiller, que l’époque dans laquelle il vit depuis sa naissance (rappelons-nous, 1974-1975-1976) est une époque de folie sexuelle. Il pourrait attendre l’amour en se masturbant, mais il se dit aussi, en pensée cette fois-ci, qu’il est assez frustré comme cela.

22. Une certaine idée de son comportement

Il est ici question de morale, des principes qu’il se fixe dans l’action et des critères qui définissent selon lui la frontière entre le bien et le mal.


Dans la quête de l’amour, de la femme ou de l’homme idéal — une personne capable de le combler physiquement et intellectuellement — il agit par intérêt personnel. Dans cette démarche, il adopte l’attitude ordinaire de chacun : il fait ce qui lui semble bien, d’abord pour lui, et ensuite pour les autres ; il ne se sent pas responsable des souffrances qu’il inflige ; il entretient son plaisir et se met à l’abri ; il est injuste et agit sans prudence ; il n’assume que sa conscience du jeu.


Il se convainc du bien-fondé de ses habitudes. Il ne voit pas d’autres possibilités d’agir et d’endiguer, jour après jour, la marée montante de son pessimisme naturel.


Il agit selon son cœur et son cul. Parfois la libido l’amène aux portes de l’indécence et de l’immoralité, définis par les critères moraux de la communauté dans laquelle il vit. Il ne voit pas les choses de cette façon — il regarde l’homme s’activer derrière lui, et n’observe qu’un plaisir partagé.

Il arrive cependant qu’il ait le sentiment de salir son âme : s’abaisser à des actes indignes de son intelligence, de sa sensibilité, de son cœur qui recherche l’amour — la tendresse et l’affection — et non ces incessantes parties de sexes dressés, inutiles et dénuées de sens.

Les passades sentimentales et sexuelles caractérisent un homme indéfiniment partagé entre le désir de faire et celui d’espérer. Entre la morale de l’absence de principes et la morale de l’absolu.


Il lui arrive d’entrer dans une pièce, des hommes sont assis dans des fauteuils profonds et regardent un film pornographique, il s’assied entre deux de ces hommes, abaisse le slip qui retient sa virilité et commence à se masturber. Il sait qu’on le regarde, cela l’excite incroyablement, il exhibe avec fierté son membre dur et long de 18,5 cm. Ce n’est pas qu’il soit particulièrement long, c’est surtout qu’il le prend dans sa main gauche, le décalotte et écartant bien les jambes, le laisse, seul, se dresser, à quelques centimètres seulement des mains-têtes chercheuses des hommes à ses côtés. Le film est mauvais — les hommes sont épilés de partout et ne mettent même pas la langue dans la bouche lorsqu’ils s’embrassent — mais soudain il n’est pas le seul dans cette pièce à exhiber son sexe, et la plupart des hommes ont abaissé leur slip ou enlevé la serviette qui enserrait leurs hanches. Une odeur virile se dégage des corps en sueur et des sexes dressés. Homosexuels et hétérosexuels se mélangent dans cette pièce, les corps, les mains, puis les mains sur les sexes, les corps sur les autres corps à l’envers, les têtes renversées, les bouches pleines. Il aime se masturber avec d’autres hommes, c’est pour lui un plaisir indescriptible.


Il sait pourtant la différence entre l’amour et la relation sexuelle, la poignée de main et le baiser ; il sait dire bonjour ou pardon, désolé. Le respect de l’autre est pour lui une seconde nature, il est cordial et toujours très gentil.


Il agit selon son idée, différente selon l’heure du jour et de la nuit ; les rapports humains avec lui sont difficiles parce qu’il ne sait pas comment agir : il a de son image une idée très troublée, et les choses se compliquent lorsqu’il est timide, effacé, lorsqu’il ne parle pas aux personnes qu’il voudrait connaître. Il se demande, dans les réunions, pourquoi les gens discutent entre eux et restent loin de lui, alors qu’ils devraient, éblouis par sa beauté, venir spontanément lui parler. Il se retrouve seul, souvent, un verre à la main, regardant à la ronde, les gens qui s’amusent loin de lui.


Dans ses attentes il agit n’importe comment : seul et habitué à combattre, il se fait du mal, il blesse involontairement les gens qu’il aime ou ne connaît pas.

Parfois la peur s’empare de son cœur gros qui va casser contre la méchanceté d’autrui, la peur aussi de faire du mal, la peur de ses propres paroles. Il a peur que personne ne l’écoute, il a peur de manquer un sourire, un bonheur ; il a peur des autres et de leurs humeurs incontrôlables. Il est déchiré entre les douleurs que son égoïsme distribue et la fragilité d’un égocentrisme que personne n’assouvit.


Il ressent parfois le besoin d’expériences extrêmes qu’il ne tente jamais ; la peur de la mort ou de la dépendance le retient loin d’un dépassement de soi qui lui serait fatal. Contre toute attente, la raison dirige ses actions avec force, et sa volonté se plie facilement à la prudence. Le courage de se battre ne lui manque pas — le courage d’agir pour protéger ses intérêts non plus ; il ressent simplement le désir de se reposer sur une épaule qui n’est pas la sienne, celle d’une inconnue qui lui a souri dans la rue.

Un jour amoureux, l’autre lucide ; rompu à tous les artifices, généralement abattu par sa propre méchanceté. Il lance haut les flèches qui le tuent, les paroles qui lui donnent l’air mauvais. Il manipule le cynisme avec délectation.

En d’autres occasions il retrouve le bruit singulier de son cœur, son chemin difficile et étroit : il se refuse à rompre en provoquant la souffrance, les reproches et les pleurs.


Il joue sur ce que l’on peut appeler le clavier du hasard moral, fort et maladroitement ; le morceau plein d’arythmie révèle son incompétence dans le crime — autrement dit son bon fond : il ne sait pas faire de mal et d’ailleurs se le refuse ; il agit contre lui-même dans ces actes immoraux. Le manque de respect est pour lui la plus lourde des croix.


Il aimerait, par exemple, aller droit vers lui ou vers elle, lui demander dans un souffle quelle image avez-vous de moi : il aurait eu des surprises qui l’auraient fait pleurer ou rire ; des vérités ou des déformations inspirées de son comportement. En retour il aurait su comment poursuivre les relations avec lui ou avec elle, il y aurait eu un peu de franchise, et qui sait de compréhension mutuelle — un peu d’amour par-dessus tout, car il faut bien essayer.


Désespéré, dans l’attente du seul rapport qui importe.


Ce qu’il déteste, une fois de plus, est endosser le rôle infâme de l’être immoral au service de la société. Une contradiction entre les hautes exigences de sa morale personnelle et les critères inférieurs de la société se révèle au grand jour. Les emplois imbéciles sont divers, et réussissent à le diminuer : il faut être hypocrite et suivre les comportements de la race à laquelle on appartient, il faut fuir pour faire souffrir, se protéger, il faut mentir pour vivre heureux et avoir du succès en affaires (la concurrence au travail et en amour est un écheveau de forfaitures), il faut se soumettre aux conditions inhumaines du travail aliénant, sacrifier sa parole et supprimer son poids ; la flexibilité est la souplesse de celui qui consent à subir la force, la flexibilité a une limite qui est la rupture du corps et de l’esprit dans l’adaptation à la violence.


Le théâtre est un jeu difficile où le plus beau rôle est celui du souffleur. L’auteur, qui connaît la fin, est aussi bien placé. L’acteur est un être inconstant, solitaire il oublie ses répliques, avec une actrice il joue mal, avec un accessoire il se blesse — ou crève l’œil de son partenaire. L’attente en coulisses est très longue, les bravos sont très courts et c’est un miracle s’il y en a ; l’acteur face au public ou à lui-même, souvent ne mérite rien, que de rentrer une nouvelle fois sur scène.


Il se place, de temps en temps, exactement là où la société l’attend.

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Dans sa première partie, ce texte évoque la journée d’un personnage paradigmatique, dans ce qu’elle a de plus concret en même temps que dans ses tenants et aboutissants socio-existentiels. La deuxième partie, rompant avec ce fil, est analytique et lyrique. Simplicité, pureté, sensibilité, hauteur.

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Paysage 178 : Lac de Sils, Grisons, Suisse (2006)