Frédéric Moitel, juin 2004
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Je suis au centre d’un jeu, qui se poursuit sans moi, quand mon corps reste là, assommé par la faim, le froid, et les pensées qui étouffent dans mon corps qui se tend face aux images violentes, aux paroles insensées, aux femmes offertes dans les publicités.
Je suis un appareil d’yeux, d’oreilles, de nez, de langue, et de peau et de mains pour toucher, pour goûter, pour sentir, pour entendre et pour voir. Je suis un homme, je suis une femme, je suis un corps doté d’un esprit, un esprit accouplé à un corps qui se meurt. Un corps qui vieillit après avoir été jeune, beau, belle, désiré, désirée. Ce corps qui se meurt, c’est moi, c’est lui, c’est elle, le je de mes pensées, le il et le elle de ceux et de celles que j’aperçois dans la rue.
Je suis ce corps que je touche, que je sens, que j’entends quand son cur se met à battre, et que je vois quand je regarde les mains qui partent de mon corps et le prolongent vers les autres.
Je suis ce corps que je porte sur la Terre qui abrite la vie dans l’espace sans vie. Je suis ce corps et cet esprit, qui se sont assemblés pour me donner la vie et pour la protéger.
La vie, on l’a portée pour moi, durant ces quelques mois, dans un corps qui n’était pas le mien, mais que j’ai reconnu comme celui que j’aimais.
Je me suis découvert jeune et vivant plein d’espoirs, heureux de respirer l’air de la maison que mon père a bâtie pour protéger ma vie et mes nuits du froid étranger à ma joie.
Je me suis découvert entouré de personnes qui m’adoraient et qui composaient cette famille où les souffrances faisaient partie de la vie. J’ai compris mon corps et mon esprit comme sources et réceptacles des souffrances de la vie.
Je me suis compris comme animal au sang chaud dont le sang appelle le sang, la douleur enfante la douleur : j’ai réveillé en moi les instincts les plus bestiaux, les paroles animées par la brutalité, les gestes pour blesser et respirer la souffrance que j’infligeais. J’ai découvert le malheur d’avoir à l’esprit l’animal que je suis.
Je saisis ma vie dans l’élan de sa douleur et la fragilité de mon corps. Chaque nuit je sens la mort s’épanouir en moi et mon corps qui se meurt.
En attendant la fin, je vis doué d’un corps qui se meut et d’un esprit qui s’exprime par mes sens et l’intelligence de mes pensées. Je, individu, entre en communication avec l’ensemble des gens et des événements du monde au moyen des sens dont mon corps et mon esprit sont dotés ; je suis le centre d’une réflexion active et d’un mouvement de vie, je suis le lieu où se conçoivent la liberté et la compréhension de ses limites.
J’ai un corps qui se meurt et ses besoins me semblent éternels : il faut que je mange, que je dorme, il faut que je regarde le ciel. Il me faut de l’air pur et le sentiment du bonheur ou de la plénitude. Il faut mes oreilles bercer de musique ou d’amour pour effacer l’ennui et le poids de mes jours.
Je suis un individu dont les gestes et les pensées limitent le rayon d’action. Autrement dit, je peux tout espérer.
Pour satisfaire mes besoins quotidiens, je laisse entrer mon corps et mon esprit dans l’arène du monde de la Relation : me voilà pieds et poings liés et regard tourné vers l’Evénement que déclenche mon entrée, l’offre du corps de l’Autre chargé de provisions qu’il faudra payer pour me nourrir.
Je suis un être humain dans un supermarché et je bénis les Dieux s’ils existent de m’avoir laissé entrer au cur de la Relation Commerciale. J’ai dans ma poche quelques billets qui me tiendront chaud au ventre lorsqu’ils se seront transformés en jambon, purée.
Je dois manger pour vivre. Je dois acheter de la nourriture pour manger. Je dois boire pour vivre. Je dois acheter de l’eau pour boire. Je dois me vêtir pour vivre. Je dois acheter des vêtements pour me vêtir. Je dois me soigner lorsque je suis malade. Je dois m’abriter pour ne pas avoir froid. Je dois acheter des médicaments et une maison pour survivre.
Les industriels fabriquent ma nourriture, mes vêtements, mes médicaments, ma maison. Ils sont les premiers à me venir en aide, dans le système de la Relation par l’argent qui les sert, les fait vivre et leur sert.
Mes besoins fondamentaux sont soumis aux règles de la Consommation. L’argent est un médium entre moi et le monde. Dans mes tentatives de communication, cette puissance se révèle être un frein. L’argent se substitue à mes yeux. Mes mains prennent la couleur de l’argent. L’odeur que je sens n’est que celle de l’argent. Il s’agit du premier obstacle que la société met sur mon chemin.
Je ne suis pas seul à vouloir manger, dormir dans un lit qui serait dans une maison chauffée, et me sentir propre et parfumé, en beauté et bonne santé. Je suis un homme et une femme et une ville et un pays dans lequel vivent des gens qui pour se nourrir ont rassemblé leurs forces pour cultiver la terre, ont ouvert des commerces, ont construit des usines. Ces éléments de l’économie ont établi entre moi et le monde une nouvelle médiation. Ils interviennent en premier lieu pour satisfaire mes besoins. Ils dictent au temps les lois qui régissent mes actions et dominent mon corps à travers ses exigences les plus fondamentales. C’est une perte de liberté que j’assume avec lucidité.
J’aime leurs corps et leurs esprits dans cette domination.
L’argent s’acquiert par le travail rémunéré. Je suis le corps et l’esprit, qui travaillent pour gagner de l’argent. Il s’agit de gagner sa vie ou mourir dans le plus complet dénuement. L’argent est la substance vitale de mon corps. Il est la source de vitalité pour mon esprit. Ma vie s’en trouve libérée.
Je suis la machine qui travaille au renouvellement de l’argent dans la société qui est fondée sur lui. Je consomme ma vie dans ses bras pour me nourrir et nourrir l’animal doré qui me fait vivre. Je consomme sous toutes les formes que l’homme, la femme, la ville ou le pays invente pour moi, que j’invente pour l’homme, la femme, la ville ou le pays que je suis en partie. Je suis la part présente de la consommation pour moi-même et le monde.
Je pars dans le faisceau de lumière qui me mène vers le rayon du supermarché où je consomme. Je consomme la réalité par morceaux parce que je ne veux pas qu’elle m’échappe ; je fais partie de la réalité, je ne veux pas me perdre. Je consomme la réalité riche produite par l’homme, la femme, la ville et le pays où se développe la société qui permet la production de la richesse réelle que je consomme.
Je suis le rouage fondamental du système qui me fait vivre et sans moi il est nu ; et sans lui je suis nu.
L’argent a toutes les formes possibles entre moi et le monde : c’est une pièce, un billet, un morceau de papier. C’est un accès en plastique à un guichet en plastique et en électronique. C’est un homme qui me demande l’argent que je n’ai pas sur moi, c’est l’État qui régit la société dans laquelle il me prend de l’argent pour survivre et faire vivre la société dans laquelle je vis.
La consommation qui me poursuit et que je suis enrichit les liens qui m’unissent aux hommes, femmes, villes et pays de la planète : dans la ronde que nous formons, nous consommons la peau même de nos mains que nous unissons en formant cette ronde. Je produis le système qui sert aux autres hommes, femmes, villes et pays qui consomment. Je ne suis pas l’homme qui ne boit pas, qui ne mange pas.
La consommation est le principal mode sur lequel j’appréhende la réalité. Dans ce contexte épineux, le monde est à la portée de ma main d’homme puissant.
J’investis de mon corps les lieux naturels et les lieux artificiels pour trouver la technique qui vit et qui sévit dans les produits à la vente, à l’achat.
Je trouve mon pain, ma viande, mon lait dans un endroit où d’autres gens trouvent la même chose et je suis obligé d’acheter mon pain, ma viande, mon lait parce que je ne les produis pas ; le nom du lieu est moderne ou ancien, le lieu est vaste ou exigu, le prix de la nourriture est élevé ou bas, la nourriture est de bonne qualité ou d’une qualité moyenne ; cependant mon acte ne change pas, et je suis toujours possédé par le besoin d’acheter pour vivre.
Je me vêts comme je le peux, selon mes moyens et mes goûts, la saison et sa mode, mais j’achète évidemment ma vie dans tous les magasins. Mon avenir découle de leur prospérité.
J’habite un appartement où j’ai chaud lorsqu’il fait froid. Je suis bien dans ces murs, je suis bien dans ce lieu, et j’ai payé le droit d’y habiter. Mon avenir dépend de mon pouvoir d’achat.
Je suis au monde de la consommation parce que le développement de la technique a permis le développement de la consommation. La technique est l’élément médiateur numéro 2 entre moi et le monde. Elle est le sang du système auquel j’imprime le mouvement. Nous sommes ensemble les piliers de la société qui me fait vivre.
La technique investit ma nourriture, mon eau, mes vêtements, ma maison, ma santé. Elle est le cur de tout ce qui me fait fonctionner.
La technique est une arme, un fusil, un poison, une bombe, un remède en trop forte proportion : elle est l’essence de tout ce qui peut me tuer.
Je suis sûr que la technique est une arme qui ne fonctionne pas seule ; il lui faut une main, un visage, une loi pour dominer l’homme que je suis et qui ne sait rien.
Mon corps et mon esprit sont seuls, isolés au centre du monde d’où partent mes pensées et mes actes déçus : je regarde le monde sur lequel je n’ai aucune prise.
Je suis un être humain lié à un poteau planté profondément dans le désert brûlant : la sueur défigure mon visage et les vautours attendent que la mort leur dévoile ma transfiguration. Mon petit corps est maigre mais intéresse les aigles qui n’attaquent que les animaux faibles et vivants. Je suis l’homme, la femme, la ville ou le pays qui est au centre de la sphère économique comme un cadavre annoncé par les cris des prédateurs auxquels il est lié.
J’ai placé ma sphère individuelle au cur du monde lorsque je suis né. La naissance m’a lié le corps au monde par l’air et les besoins vitaux, que sont la nourriture et l’eau.
Apparu dans cette sphère, mon premier acte est la respiration, mon second est la consommation : l’utilisation du monde par le biais de la technique et de l’argent. Mes actes sont séparés de ma propre volonté par l’obligation de consommation que le rapport au monde instaure et par l’habitude que les jours élaborent.
Le monde économique introduit dans ma sphère des qualités qui ne me sont pas naturelles. Il développe autour de moi le luxe comme le signe infaillible de ma richesse personnelle ; il assure la perte de mon logement par l’accumulation de difficultés financières qui me conduisent à l’exclusion de sa sphère. La pauvreté est alors l’élément nouveau, développé sur moi comme le signe évident de l’échec de ma vie. Où je suis pauvre, ma faiblesse devient innée ; où le luxe grimace, je suis le centre et mon regard se pose sur la réalité avec un faux détachement.
Je suis un homme, une femme, une ville et un pays qui joue dans le pré vert et sec par endroits du domaine économique aux barrières ornées de barbelés. Ma sphère individuelle s’écorche à tous ses bords ; le jeu de la consommation m’épuise et m’invite à mourir un peu plus loin.
Ma sphère est légère dans le brouillard de ce pays. Elle grimpe jusqu’au firmament du plafond bleu qui limite sa liberté. Elle s’abaisse jusqu’au sol du billet vert qui exerce sans d’autres moyens que l’homme, la femme, la ville ou le pays, la violence technique qui la rend libre en la brûlant.
Je suis un homme transformé par la violence et la réalité indépassable du monde dans lequel je suis né. Le monde économique établit des limites à mon corps que je touche lorsque je n’ai plus les moyens d’avoir un toit, de l’eau, de la nourriture, une bonne santé. Ma mission dans ce pays est d’écourter la vie pauvre sous peine d’atteindre ces limites.
Ma sphère est cette bulle collée à la vôtre. Transparente, elle se livre à vous pour mieux se faire accepter ; elle ne comprend rien du monde économique, et pour un peu se ferait éclater.
Je suis un homme qui possède la lecture pour lire les publicités. Je saisis les pages du journal et je lis les publicités. Je saisis le volant de ma voiture et je lis ou j’écoute les publicités. Je m’assieds un peu partout et je lis malgré moi les publicités. Les publicités sont le visage des entreprises qui produisent la nourriture dont j’ai besoin pour vivre. Elles sont la voix que j’écoute pour me guider dans le supermarché. Je suis un homme, une femme, une ville ou un pays gangrené par le besoin vital de lire des publicités pour se diriger dans la vie. Mon corps et celui de la société dans laquelle je vis portent les cicatrices des piquets qui soutiennent les panneaux d’affichage à la sortie des agglomérations. Ma bulle est la vôtre qui éclate à chaque nouvelle marque.
L’entreprise est Circé, je suis Ulysse exilé, à la recherche de lui-même.
Je suis le cur, le centre et l’on m’attaque, et l’on m’atteint sans plus d’explications ; je suis la cible d’une guerre qui a commencé lorsque je n’étais pas en vie.
La publicité est le visage de la technique que l’entreprise a maquillé pour séduire le consommateur que je suis et qui meurt.
Les jours passent et mon visage livide s’étale sur les pages de la publicité. Je suis le consommateur que l’entreprise consomme pour me faire consommer. J’accepte avec humilité cet emploi qui me fait vivre.
Les fonctions limitées de mon corps trouvent sur les affiches où j’apparais, homme, femme, symbole, le prolongement de leurs possibilités, sous la forme d’une universalisation artificielle. Je suis celui qui regarde l’affiche et je dévore des yeux les yeux de l’homme dont le sens est perdu.
Je suis l’homme dont le visage maquillé a perdu sa beauté originelle.
La publicité est un support médiatique qui me transmet son savoir. Ce savoir n’a aucune valeur en lui-même. Il est la vérité ou le mensonge que veut m’inculquer l’entreprise pour que j’achète son produit. La marque est le nom du produit. Elle tend à devenir sa vérité. Elle est pour moi le mensonge auquel je me fie pour acheter. Je suis l’homme berné par le non-sens objectif de son achat. Je suis l’homme dont les repères qu’il a posés pour acheter sont les bornes qu’on a profondément enfoncées dans la terre meuble de son comportement pour lui donner une raison connue d’acheter.
Je suis une sphère individuelle perdue dans les nuages délétères du monde médiatique où ma vie est entrée depuis son accès à la raison libéré. Ma sphère se heurte aux écrans, aux affiches, aux slogans. Le visage blême de l’Industrie a des mots qui dirigent nos pensées vers son sourire. Mon cur se soulève à la vue répétée de toutes les publicités ; mon cur se soulève pour venir l’embrasser.
Je suis l’individu placé devant les publicités pour qu’il achète. Les images élèvent un mur de silence autour de moi, elles tapissent ma sphère de leurs dernières volontés. Elles enchevêtrent leurs souhaits à mes résolutions ; elles font de mes actes des prolongements de leurs décisions. Je suis au centre d’un jeu qui se poursuit sans moi, sans mon corps qui ne m’appartient plus ; il n’est que la réalisation de leurs plans, qui ont provoqué la mort surnaturelle de mon jugement.
J’achète les supports des images (écrans, journaux et magazines) pour mieux intégrer mes pensées aux concepts qui les ont fait naître. Je suis né pour abdiquer ma puissance dans le système qui l’utilise pour dépenser mon corps, mon argent, et mon esprit.
Je suis un homme qui n’a plus conscience du pouvoir qu’il a entre les mains. J’ai le choix de réagir pour que ma sphère reste légère ou de sombrer pour liquider dans des mains inconnues le principe qui soutient ma vie, depuis le début.
Le pouvoir évident est dans les mains des gens qui dirigent les usines et fabriquent les publicités. La puissance avérée est dans les mains de ceux qui diffusent les images que je reçois sur mon écran, dans le journal ou sur le mur. Mon il se soumet à la transmission de l’information fausse ou déformée par la transmission ; ma parole meurt devant l’image parce que les murs ne lui parlent pas.
Je suis seul et sans défense devant toutes ces représentations. Les flux se font intenses et permanents ; ils sont partout présents. Je ne sais plus dans quelle direction regarder pour vivre dans la tranquillité. L’accumulation d’une information déformée dénature mon regard sur le monde et façonne mon jugement selon les vues des diffuseurs d’opinion. Je n’ai que l’obligation d’applaudir par mon achat devant tous ces spectacles.
Ma parole est transmise et déformée par les enquêtes d’opinion. Ma parole est agglomérée ou confondue à celle d’un homme, d’une femme, d’une ville ou d’un pays ; les faiseurs d’opinion disent le peuple souverain ; je n’ai que le sentiment d’être manipulé.
Ma sphère a éclaté en se cognant aux murs, aux images, aux slogans. La télévision s’est assurée que je dormais avant de me faire mourir. Les journaux se sont avisés de ma crédulité avant de diffuser les mensonges. Les murs remplis d’affiches ne se sont jamais salis. Je suis resté devant cette puissance qui finira par me représenter. Je l’espérais presque, pour retrouver un peu de sens.
Je suis affamé de programmes télévisés. Ils m’offrent la bêtise que je rêve d’avoir. Ils élaborent en moi des réponses négatives. Je ne peux réussir à leurs jeux. Je capte les voix de personnes inconnues. Je vois le monde et je pleure mon impuissance. Je souris à l’apparition d’un visage familier sur l’écran : c’est l’animateur dont les mensonges me remplissent de bonheur et de divertissement.
Le monde aujourd’hui évolue sans ma force, ni mon consentement.
J’ai dans les mains le pouvoir incompris de la consommation engagée. J’ai la possibilité de réduire à néant le pouvoir négligent des gens qui m’informent et me nourrissent. Je n’ai pas besoin de leur consentement pour les assassiner : il ne me faut que la raison ramassée sur elle-même, comme un corps qui aurait soudainement retrouvé son esprit.
La sphère médiatique augmente ses revenus à mon détriment. La désinformation qu’elle produit gave mon estomac de décisions annoncées. Je connais les techniques qu’elle utilise pour me manipuler. J’ai ces habitudes dans le fond de mon esprit, et l’influence digérée n’est pas un médicament ; c’est un couteau dans le corps, une vis dans l’il, la révélation du bien par l’absence de douleurs.
J’écoute la radio, je surfe sur l’Internet — je regarde la télévision, je lis les journaux. Je fais avec mes livres une pile sur laquelle je monte pour accéder aux journaux que j’ai placés dans ma bibliothèque au plus haut.
Je ne saurai jamais comment les choses se passent réellement, je serai pour toujours seul face à moi-même et au reflet de mon visage et de mon esprit dans l’image déformée de la télévision.
Hommes, femmes, villes ou pays ! Aidez-moi, aidons-nous les uns les autres, pour survivre à l’effondrement qui s’annonce ! Écartons les obstacles qui nous empêchent de nous comprendre ! Journaux, radios, télévisions.
Je suis sûr que j’ai tort, que je suis un individu ingrat qui ne connaît pas sa chance ; je suis sûr que j’ai honte de vouloir trouver des coupables à l’état mental qui est le mien aujourd’hui. J’ai la connaissance par l’Internet, la radio, la presse et la télévision. J’ai appris la technique grâce à elle, j’ai compris ma force grâce à l’information.
Pourquoi me plaindrais-je d’avoir la connaissance ? Pourquoi déchaînerais-je ma colère contre les gens qui m’informent et nourrissent mon esprit ?
Ma sphère individuelle entre en contact avec les autres sphères individuelles par l’intermédiaire des supports de l’information. Ma connaissance du monde et des autres grandit par ce biais ; ma joie déborde quand je vois s’approcher de moi une sphère individuelle, un journal à la main.
Je ne suis pas un journaliste : je n’ai pas le pouvoir d’écrire des mensonges pour qu’ils soient lus et répétés. Je ne suis pas un animateur d’émission télévisée : je ne peux apparaître à l’écran et y rester pour que l’on m’admire ou que l’on m’aime. J’ai comme les mains liées par une impuissance inconnue, un fait rentré dans le corps comme une écharde qui aurait trouvé sa place. Ma chair autour d’elle a durci, mes pensées s’émeuvent de moins en moins de la perte de moyens intellectuels qui me caractérise.
Les parois de ma sphère individuelle s’amincissent ; les parois des sphères techniques et médiatiques s’épaississent et s’opacifient.
Dès lors je tente d’émettre les pensées les plus claires, les plus précises ; j’essaie de discerner la composition du brouillard qui m’empêche de voir autre chose que mon ombre et mes mains qui avancent ; je tente la pénétration du monde par l’esprit. Je pourrais, un jour et par inadvertance, pénétrer d’une parole de couteau un homme ou une femme qui ne m’a rien fait. Je pourrais déclarer la guerre à la ville ou au pays par l’effet de la simple méconnaissance sur mon cerveau rapetissé.
Si j’ai dans la main ce couteau pour tuer l’homme, la femme, la ville ou le pays qui m’a nourri et abrité, alors je deviens homme coupable des déviances morales inspirées par l’influence des sphères techniques, économiques et médiatiques. Si elles touchent à ma forme, à ma poitrine qui se soulève et s’abaisse comme pour respirer, je me meus en homme capable des pires atrocités ; la morale philosophique qui me porte est un fantôme en lambeaux qui s’effondre derrière moi, alors que je me déplace, l’arme en avant.
Je suis le centre d’un monde qui se limite à mon corps et au monde que je connais pour l’avoir vu ou touché. J’appartiens à la race de ceux qui marchent debout. Je regarde le monde et je marche sans douleur, alors que les mailles d’un filet s’enroulent autour de mes jambes et me font tomber.
Je n’ai pas les moyens d’acheter. J’ai les poches vides. Je n’ai pas le droit d’acheter sans argent. Je suis un citoyen d’une ville et d’un pays qui a été dépossédé du droit de vivre comme les hommes et les femmes de la ville et du pays ; je n’ai pas d’argent, je n’ai pas le laisser-passer pour entrer dans le supermarché. Une part de mon langage est morte avec mon dernier centime, et mon visage en est défiguré ; ma main peu à peu s’est tendue, ma joie s’est affaissée, tel mon regard ; j’ai limité mes déplacements à ceux que la mendicité exigeait. La foule m’est devenue hostile. Ils voient mon corps comme une énigme, ils s’étonnent de la vivacité de mon esprit. Sans argent, je suis leur accident de parcours, leur anomalie de langage, une brèche dans la communication ouverte qu’ils réclament de leurs yeux fermés.
Le médium qui me permet de m’adresser à eux, d’égal à égal, me manque. Le médium que produisent les médias et les gens me manque. Le médium que les autres possèdent et que je vois s’étaler sur les corps, dans les vitrines, à la télévision. Je ne peux que réagir violemment, contre moi-même ou les gens, pour réduire l’inégalité dont je suis victime.
Je ne suis plus comme eux, c’est terminé. J’ai trop changé, on ne me reconnaît plus. Je ne sais plus parler, l’argent me manque tant. Je ne sais plus quoi faire pour retourner dans le monde d’où je viens. La faim et le froid m’empêchent de réfléchir ; j’ai perdu mes clés.
La morale que je représente s’estompe comme mon langage ; je n’ai plus aucune valeur à défendre. Mon esprit ne connaît plus qu’un mot : « respire ». J’ai régressé au niveau de la lutte quotidienne pour la survie. J’assimile le bien à un morceau de pain, et sa découverte au contentement de mon appétit. L’absence de l’argent m’a réduit à l’animal porteur du seul instinct.
De ce côté, je ne suis plus en sécurité dans la société, dont le dessein ultime est pourtant le respect de mon intégrité et la recherche de mon bonheur. Je suis de ce côté la preuve vivante que la société a failli. La communauté d’hommes et de femmes qui ont construit les villes et le pays, s’est dissoute dans la réalité imposée par la sphère économique, entretenue par la sphère médiatique et permise par la sphère technique. Mon corps et mon esprit sont donnés en pâture aux animaux calculateurs.
Je suis un esprit qui voit sa morale revenir à la raison et y creuser son tombeau. Mon corps suit ma raison dans la fosse habitée d’animaux qui me dévoreront pour que je disparaisse.
Je suis un homme devenu riche à force de travail ou bien par simple chance. Je n’ai reculé devant aucune compromission pour m’enrichir ; je n’ai pas cessé de mentir, de voler, de tuer, pour augmenter le nombre de mes maisons. J’ai souffert au travail et parié gros sur ma santé pour augmenter le nombre de pièces de monnaie que je pouvais compter. L’argent s’est approprié ma sérénité, m’a acculé à la difficulté de faire mieux pour lui-même à travers moi. Je retourne peu à peu contre moi les armes que je fabrique. Je suis certain pourtant que l’argent mène à l’amour, sur le chemin des cadavres encore frais, des pendus idéaux aux platanes écorchés.
La pénétration de ma sphère dans la sphère financière a perverti la morale qui me protégeait, que je fusse pauvre, que je fusse riche. Je souffre lors de toute pénétration semblable. La victime de cette souffrance est mon cur, mon corps, et mon esprit. Je suis au centre d’une sphère de laquelle j’établis des rapports au monde déformés par cette proximité.
Les piliers de la morale de la communauté s’affaiblissent sous le poids écrasant des hommes et des femmes dont les rapports sont pervertis par l’argent. L’inconscience de l’habitude semble avoir livré le pays aux démons de la facilité et de la soumission.
Le but ultime de la société dans laquelle je vis n’est plus le bonheur de ma vie. Le but ultime est la survie des sphères qui me dominent de leur perversité. La communauté s’est déplacée des piliers de la morale universelle aux coussins moelleux des ambitions opaques.
Je suis devenu l’homme, la femme, la ville ou le pays qui ne saisit plus les mouvements qui le dominent ; venu à m’en féliciter, je glisse au fond du lit glacé où des démons m’attendent. Je suis un homme insuffisant pour constater l’échec retentissant que le monde dissimule ; j’ai perdu la lucidité que m’avait conférée la morale de la communauté dans laquelle je vivais.
Je subis les affres de ces transformations dès le matin jusqu’à la nuit ; mon quotidien faiblit sous les coups répétés des difficultés de vivre.
Ma vie quotidienne est remplie de désordre et d’amour. Je travaille, je vis, je fais l’amour. Je suis sur un nuage élevé par les bras puissants de la consommation du tout. Mon corps est au cur de la beauté des altitudes, mon esprit de douceur abreuvé par le sein de la mère qui me berce.
Je suis livré à moi-même dans les plus simples occasions. Je ne sais plus parler, manger et jouir. J’ai perdu les notions fondamentales de mon être.
La consommation livre mon corps et mon esprit à ses fantasmes ; j’appartiens en totalité à cette sphère magique. Mon corps passe en entier dans la relation médiatique ; mon esprit se perd dans les dédales qu’on a créés pour qu’il confonde bonheur et opacité du monde. Mon cur se rêve devant les amoureux qui jouent dans le poste de télévision.