Je suis un être de vie
et non pas d’ordre
Je suis un être d’envie
et non pas au bout d’une corde
Je suis sur la table grise un peu éraflée un peu gribouillée
on dirait qu’ils ne me voient pas
je marche sur les tables au milieu des trousses des feuilles des étuis à lunettes
parfois je saute même sur une de leurs têtes penchées sur les feuilles
mes deux pattes effilées claquent sur la table
je pousse doucement une trousse du bec
je tourne la tête d’un côté et je fixe de mon il droit et brillant un de ces étudiants studieux
je suis frappé
elle ressemble à une perruche avec sa bouche charnue pincée méprisante et peinturlurée de carmin
un bec mou et carmin
un bec à dents blanches
ses yeux me passent au travers
c’est une petite salle vétuste
le plafond est fait de carrés posés les uns à côté des autres des carrés sales aux jointures jaunâtres et aux stries grisâtres
les murs sont des contreplaqués gris tranchés par des plinthes ayant sûrement été blanches un jour passé
sur la gauche trois grandes et larges fenêtres
fermées
je vois mon ciel plein de nuages compressés en vagues grises je vois mon saule qui s’agite sous le vent je vois mon herbe qui tressaille je devine même mes vers qui doivent ramper…
mais je suis dedans
et je vois au bas de ces fenêtres qu’il faudrait basculer pour ouvrir trois radiateurs bleu-marine massifs anciens des tuyaux ajourés
il y a aussi incongrus de chaque côté de la salle plutôt au fond un poteau bordeaux sombre ourlé d’écaillures beigeasses
cinq rangées de tables grises sur lesquelles je sautille bout à bout avec leurs chaises jaune-plastique et beige-de-bois
la porte à droite unique morceau de mur jaune blessant
face au fond de la salle sur le mur opposé le long tableau vert foncé nuageux des passages de craies effacés le néon énorme qui le surplombe porté par deux tiges ancrées au gris plafond
je revolette au plafond
les six plaques de néons qui y sont fixées m’agressent de leur blafardise et puis sur la gauche de ce plafond deux choses étranges qui m’intriguent
j’y toque du bec et ça résonne : ferraille… emboîtement de ferrailles… des aérations mais pas d’air
ils sont tous assis
sauf un
une femelle aux cheveux jaunes avec une voix qui module l’air et des mains qui s’agitent
le professeur
de temps en temps elle se tourne et trace des traits sur le tableau
sa voix monte et descend monotonement
j’entends aussi un chant un chur qui semble venir du bâtiment d’à côté comme un chant d’église une chorale de voix aiguës mais douces un air de piano
soudain une voix grave qui coupe le chant et la fille aux cheveux jaunes qui continue
sa voix s’emboîte dans ces chants étranges qui viennent de dehors
un froissement
un bruissement continu qui vient des rangées de gens assis sur les chaises bois-plastique et le crissement d’un crayon le tic-tac d’une gâchette
je sautille à perdre haleine
je pique de mon bec les mains qui écrivent
je griffe les cahiers étalés sur les tables
mais rien les yeux sont vides et les mains courent
et ils ne sentent rien ils ne sentent pas mon bec ni mes serres
je veux leur crever leurs yeux mais je me cogne à une paroi ferme alors que mon bec devrait s’enfoncer dans leurs orbites
je vais tirer les cheveux de la fille debout qui gesticule mais rien
je ne suis rien je piaille et je volette et je tape du bec contre les fenêtres et je bats des ailes contre le plafond et le bruissement des élèves assis est plus fort et la voix de la fille debout est plus sourde et mes yeux brillent et tournent et rien
je me cogne dans un des poteaux bordeaux
je tombe
je vois des forêts de jambes de pieds de chaussures
par terre des carreaux
marrons avec des stries blanchâtres des vieux chewing-gums des mégots des boulettes de papier de la poussière des cheveux
je me traîne
mes ailes noircissent au sol
je me hisse sur une table ma tête repose sur la table je vois toujours le ciel par la fenêtre les nuages en vagues qui m’appellent les paquets serrés de teintes différentes cotonneuses nuageuses blanchonneuses liberteuses envoleuses le saule solitaire aux branches tombantes qui me pleure à travers la vitre et le chant saint des humains d’à côté le piano sacré tout s’agite avec l’air et le vent et je retrouve un peu d’énergie
et je m’envole à nouveau
et je cogne de mon bec contre la vitre et je griffe la fenêtre et le verre grince mais la fenêtre est close et je suis dedans et le brouhaha continue plus fort les élèves se lèvent et les chaises jaune-plastique se renversent avec fracas sur le sol et les élèves humains aux pieds lourds tournent en rond dans la salle avec toujours rien dans les yeux et leur bruissement de tout à l’heure s’est changé en cris rauques et scandés
ils courent en rond
ils ont renversés les tables et les chaises ils scandent et hurlent et crient et jettent leurs bras en l’air et la fille debout du début a entrepris de desceller le tableau vert foncé du mur elle l’arrache et le plante dans le sol elle fait craquer les carreaux de par terre à grands coups de tableau elle fait gicler la poussière et les boulettes de papier
autour d’elle les élèves ont fait cercle ils crient en tapant des pieds sur place et la poussière monte et devient opaque et solide et elle tourne dans l’air de la salle et je tente de monter je tape du bec contre le plafond je me cogne dans les néons et les aérations et la poussière monte grise et opaque et solide et tournoyante des vagues grises et fortes et menaçantes les mégots déformés me frappent un vieux capuchon de stylo mordillé acéré se plante dans mon aile gauche je perds du sang je m’aplatis contre le plafond les bruits continuent de plus en plus fort le plafond les murs la salle tremblent sous les pieds qui frappent j’étouffe la poussière le mur de poussière m’accule et m’écrase
tout s’arrête
l’oiseau tombe sur le sol en faisant « floc »
et ça résonne avec un goût amer