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Californie

Nicolas Void

avril 2001

Je m’appelle Jacques et je suis un coucou.

J’ai quinze ans et je vis en Californie.

Ici tout est exactement comme vous vous l’imaginez.

De larges rues quadrillent les allées vertes et bien tondues.

Les maisons spacieuses vivent au rythme de l’été qui ne veut jamais mourir.

Je vis ici, entouré d’arbres et de chaleur. Prisonnier d’une carte postale.

Tout est si lisse hors de ce garage où ma famille d’accueil a aménagé ma chambre.

Petite chambre mal rangée sur laquelle trônent des dieux vivants du rock.

Les effigies de papier m’observent, ils ont le visage rageur, guitariste suicidaire,

ou bien compatissant. Je voudrais tant être l’un d’eux, soleils électriques, pour hurler enfin.

Mais je suis sage.

Je prends mon skateboard et je parcours la ville. Des heures et des heures durant.

Mes longs cheveux blonds s’envolent puis retombent à chaque impulsion que je donne,

à chaque coup de talon qui frappe le goudron chaud.

Je glisse sur ces rivières solides.

Tout est si lisse.

Comme dans un rêve.

Je m’appelle Jacques et je suis un coucou.

C’est difficile de porter ce nom par ici, on me demande sans cesse si mes parents sont français.

Mais je ne connais pas mes parents. Mes souvenirs ne remontent pas si loin.

Je me contente de baisser les yeux et d’incliner la tête pour que mes cheveux forment un rempart solide

contre les regards inquisiteurs et peu compréhensifs. Mon seul ami est un vieil homme, Ethan.

Il aime la solitude et les oiseaux. Quelques fois, après l’école je viens le voir pour qu’il me raconte ses histoires. Je crois qu’il m’aime bien car je suis le seul à qui il ouvre la porte de sa vieille maison délabrée.

Il m’a tout dit sur moi, le coucou. Dans sa bouche les mots évoquent un oiseau mais je sais qu’il parle de moi.

Il suffit juste de comprendre ce qui se cache derrière les voiles fins et translucides, derrière ces rideaux.

Je franchis encore de nouvelles rues, de nouveaux croisements. Je me perds volontairement entre ces avenues

accueillantes, sur les doux battements des arroseurs automatiques, jusqu’à ce que je trouve, enfin.

Les villas défilent devant mes yeux bleus, toutes semblables et pourtant si particulières.

Le soleil harassé d’avoir tant donné prend peu à peu congé de nous, étirant nos ombres sur le pavé, spectres géants. C’est l’heure de la terre, humide elle dispense de nouveaux et enivrants arômes.

C’est dans cet air orange que je la découvre.

Elle est si belle. Je ralentis et pose enfin mes deux pieds au sol.

Bâtisse blanche aux grandes fenêtres, un van dans l’allée ainsi qu’un petit vélo rouge.

Des formes s’agitent, passent et disparaissent devant les baies vitrées. Une pièce s’allume au premier étage.

Immobile contre cet arbre, j’apprends.

Rien de la vie qui habite cette maison ne me sera désormais étranger.

Combien de temps ai-je pu l’observer ainsi ? La nuit est tombée, sa douceur est un délice.

Mon nid m’attend.

Je pose mon skateboard dans un buisson, enlève mes chaussures.

Je passe dans l’herbe molle sans bruit et incline ma tête pour passer sous la porte électrique à moitié ouverte du garage. De la musique country émane d’un petit poste posé sur l’établi allumé. Un homme ponce au papier de verre une planche, alternance de larges gestes, soufflant ensuite sur son œuvre. Dos à moi. Je prends le temps d’observer les outils rangés contre les murs, attachés et ordonnés.

J’ouvre délicatement la porte qui me sépare du cœur de la maison et laisse l’homme à sa tâche si absorbante.

Contact de l’épaisse moquette sur mes pieds nus. Quelle sensation… les odeurs se mêlent, l’excitation, la fatigue de cette journée sous les rayons puissants du soleil. L’espace d’un instant la tête me tourne, je pense que je vais tomber à genoux, basculer dans l’inconscience. Mais je lutte de toutes mes forces et retrouve mes esprits.

Je suis dans un petit couloir face à la partie la plus haute de l’escalier. A gauche j’aperçois la cuisine.

La faim me tenaille mais un meuble retient mon attention. Petite commode en bois sur laquelle repose un téléphone et des photos encadrées. Belle famille.

Père dont les larges épaules semblent protéger la femme, plus fade. Jolie mais fade.

Mes yeux croisent ceux de la jeune fille, figés sur le papier glacé. Elle ne sourit pas vraiment, reste en retrait.

Le garçonnet, presque encore un bébé, exhibe fièrement l’espace manquant entre ses dents dans une grimace.

Le vélo rouge… quelques années les sépare de cette photo.

La cuisine impeccable s’ouvre sur le salon où la femme, étendue sur le canapé beige, regarde un film que je ne connais pas. J’ouvre le frigo, tend la main vers une cuisse de poulet que je mords avidement. Je termine ce bref repas appuyé contre le bar. J’observe les images sur l’écran mais je ne les comprends pas. Mon cœur bat trop vite et l’afflux régulier de sang, tel un marteau, me rend presque sourd. Mes dents raclent l’os, dénichant chaque morceau de viande encore attaché à lui.

Mes mains aiment la fraîcheur du carrelage de ce bar. Elles le parcourent, le frôlent, le caressent.

La femme émet un petit rire. J’imagine venir me blottir à ses côtés, allongé contre elle, retrouver la chaleur.

Elle me prendrait dans ses bras, embrasserait mon front fiévreux.

Mais je suis un coucou et rien ne me sera donné, je dois tout prendre.

La porte menant au garage s’ouvre, l’homme vient.

Je me déplace souplement dans le salon, passe derrière le sofa, sans bruit, longeant le mur.

La femme interpelle l’homme, sa voix est claire. J’aime sa voix. Comme je monte lentement l’escalier, j’observe son corps se tourner sur lui-même, sa tête penchée vers l’endroit où je me trouvais il y a quelques secondes.

Les dernières marches que je gravis m’offrent une vue plongeante sur ce couple qui s’embrasse tendrement.

Je reste un moment à observer les caresses chastes qu’ils se dispensent et qui réchauffent mon cœur avant de continuer mon ascension.

Je suis plus calme, mes mains ne tremblent plus. Je finis de comprendre, d’appréhender la réalité de ce lieu.

Il m’est si familier.

L’étage est éclairé, j’avance dans la lumière.

Un câble téléphonique file d’une pièce à une autre ; serpent de plastique, dis-moi où est ta tête, où est ta queue ?

Je pousse la première porte. La chambre est vide ; queue de serpent.

Chambre de jeune fille. Bouteilles de parfum, livres de sciences, annotations diverses, vêtements sombres.

Je m’imprègne encore.

Disques classés, photos de vacances à Yellowstone, peluches usée, mots d’amour cachés sous le lit.

Je veux en voir plus. Je retire la fiche de sa prise et rejoins les ténèbres d’un angle mort, au coin de l’armoire et du bureau.

Assis, genoux contre le menton, un manteau hors-saison ramassé non loin sur moi, je ne respire presque plus.

Mon « père » m’emmène chasser. Il m’a appris la patience et l’immobilité.

Elle entre et je vois ses pieds nus. Petits pieds aux ongles fraîchement vernis, les morceaux de coton entre eux en attestent. De ma cachette je ne peux que deviner son visage, mais j’écoute attentivement. Elle rebranche le téléphone après avoir écrasé un juron. Elle rappelle aussitôt. J’écoute toujours.

La conversation est longue. J’écoute chaque mot et laisse mon imagination aller.

Ethan dit que j’ai trop d’imagination, que les dodos n’ont jamais existés, mais ici, dans cette chambre, je deviens elle. C’est moi qui dis ces mots, qui serre le combiné de mes fines mains, mon souffle fait bouger ma poitrine, mes jambes galbées se croisent et se décroisent.

C’est moi qui fume une cigarette nonchalamment à la fenêtre, aspirant chaque bouffée, volutes grises et bleues comme un sortilège. Je passe des heures dans la chambre à rêver. Allongée sur le lit, je me souviens de ce garçon, de l’éclat de son sourire, de la force de son étreinte. Et, finalement, le sommeil m’emporte.

La nuit est avancée quand je me réveille enfin. La maison est silencieuse. Je me lève et vais remercier la jeune fille pour ce qu’elle m’a donné, précieux moments de sa vie devenue mienne. Sa peau est fine, ses cheveux noirs étalés sur son oreiller. Je me penche et mes lèvres goûtent à sa joue. Baiser volé.

Le jeune garçon repose dans la pièce qui fait face. J’entre et n’y reste qu’un instant. Les jouets éparpillés sur le sol m’empêchent d’avancer à mon aise, librement, et de toucher du bout des doigts les murs décorés de mille dessins différents.

Je le sens se contenir, il ne dort pas. Il me sait présent tout près de lui mais n’ose bouger. Debout dans l’encablure de la porte ouverte je le vois feindre le sommeil, les yeux trop fermés. La peur de contempler l’inconnu le retient, paralysant ses muscles. Prisonnier d’un demi-sommeil rempli d’hallucinations, il doit croire que je suis un de ces monstres enfermés dans les livres, se nourrissant de ténèbres et de cauchemars. Mais je ne suis qu’un coucou et à dix, lorsque l’adrénaline submergera son corps, lorsque son courage aura vaincu ses hantises, j’aurai déjà refermé la porte derrière moi, le laissant seul à son soulagement.

J’avance maintenant dans la chambre de ce couple, par la grande fenêtre la lune pleine illumine l’endroit d’une pâleur douce.

J’écarte à peine les rideaux pour la saluer, lui rendre la politesse qu’elle m’accorde ce soir en éclairant mon chemin sinueux et me tourne vers ce lit blanc. Il m’est déjà arrivé de m’étendre, dans d’autres nids, contre d’autres personnes, mais la place manque ici.

Pas de place pour moi, nulle part.

La salle de bain adjacente offre à mes sens un spectacle de choix, uniquement éclairé par la veilleuse de la pharmacie.

Jasmin, éther, savon, mon odorat expérimente la routine de ces deux personnes et envoie à mon esprit de fascinantes images de matins frais et de soirées voluptueuses.

Mousse, rouge à lèvres, serviette fraîche, ma peau est parcourue d’autres vies, de couleurs inédites.

L’heure passée dans cette salle blanche, ce petit laboratoire intime, me déboussole totalement. Je perds peu à peu conscience de mon existence, abandonnant ma peau comme une mue invisible, je me dissous dans l’air de cette maison et en rejoins les murs.

J’habite ici, depuis toujours, avec eux, en eux.

Fils, fille, père, mère, mon sang se mélange au leur, l’amour coule, chaud fumet carmin.

Je ne me rappelle plus mon nom, mais eux le connaissent, ils me l’ont donné. Oui, je me souviens, pour ses cinq ans je lui ai offert un vélo rouge vif pour descendre les allées. Ne t’inquiète pas, je jetterai un œil sur lui de temps en temps, je veillerai sur lui. Oui, veille sur moi, ne m’abandonne jamais, reste près de moi, aime moi.

Je t’aime. Je veux t’épouser. Je t’aime.

Nous sommes unis, ce soir.

Kaléidoscope mental, le passé me brûle et me soigne. Il me fait vivre par les raisons qu’il trouve à mon existence, suite logique, je vis par le désir d’avoir vécu cet amour.

Recroquevillé sur le sol au pied du lit, j’ai du mal à ne pas hurler.

Mais je suis sage.

Progressivement je me recompose, mon corps redevient le corps jeune mais vide de sens qu’il était hier. J’aurai voulu rester ici pour toujours comme j’en ai fait la promesse mais les instants sont fugaces, et je dois, d’après les vérifications effectuées sur chacun des réveils matins, déjà partir. Le soleil prend ma place dans la chambre.

Je quitte l’étage sans pleurer cette fois.

Lorsque j’ouvre la baie vitrée, l’air déjà chaud de ce pays magnifique emplit mes poumons et calme ma détresse, apaise ma peine. Je récupère dans les fourrés mon skateboard et, en laçant mes chaussures, j’aperçois la lumière électrique à l’étage. Je ne m’attarde pas, les rues sont si belles en été.

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Paysage 178 : Lac de Sils, Grisons, Suisse (2006)