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La Ronde du monde

Christian Zorka

septembre 2004

Prologue : L’Exode

On a jeté un sort sur le drapier. Celui-ci n’y croit guère : il court nu dans les rues. À son passage, les moineaux poussent des cris perçants comme un monde qui a peur. Le jardinier, lui, parle de malédiction : « On a dû maudire ce pauvre drapier. » Il ne parle même plus que de cela. Il n’en bêche plus tant il s’époumone. Le poissonnier et le matelot eux aussi ont une idée là-dessus. Celui-là n’a plus le temps de vendre ses poissons ; celui-ci y perd le matelotage qu’il fut cinq mois à acquérir. La matelassière, quant à elle, se débrouillait pour remplir de bourre et de crin de grands coussins piqués d’espace en espace. Elle travaillait sur le trottoir devant son commerce où elle s’entretenait avec ses voisins à longueur de journée. Quand le drapier nu passa par là, et qu’il faillit trébucher sur un grand coussin, la matelassière vit dans ses yeux le signe d’un micmac troublant qu’elle ne comprit pas. « Tout ne tourne-t-il pas rond ici-bas ? » Elle cria après le drapier que son mari défunt lui avait appris avant de mourir un remède contre la folie, mais le drapier n’en avait cure. De loin, le jardinier, le poissonnier et bien des autres riverains lui hurlaient de faire attention : sur lui, le drapier, on avait jeté un sort, il allait peut-être patiner ses fruits et souiller son matelas. C’était la troisième fois depuis la messe de dimanche qu’un homme ou une femme « ordinaire » se conduisait de la sorte. On jetait des sorts, on se maudissait les uns les autres. Les plus incisifs imputaient cette folie à l’orateur qui était venu de loin discourir sur la liberté de la presse. D’autres juraient leurs grands dieux qu’il fallait placer le blâme ailleurs : n’avait-on pas mangé des poires pourries ? Et puis, les agriculteurs ne s’étaient-ils pas mis à accoupler des poules avec des veaux pour produire des œufs plus grands mais peut-être dangereux ? D’autres encore indisposaient le maire en lui demandant si ces accès de sorts n’avaient pas été prévus par la charte de la commune. Un jeune garçon sans métier suggérait que le drapier avait peut-être « un ongle entré dans la chair » et que « la folie se serait donc déclarée un beau jour dans son auriculaire ». Enfin, il y avait le plus grand nombre qui ne s’en affectaient guère, et qui, rentrés chez eux, fermaient à double tour. Après tout, nul ne désire voir un drapier courir nu jusque dans sa propre cuisine. Pendant ce temps, le drapier nu poursuivait son chemin vers la plage à l’extrémité du village où il rejoignit les deux autres fous de la semaine. Ils ramassaient coquillages et cailloux à la recherche des plus beaux qu’ils mettaient dans un sac en plastique. Tous les trois jetaient de temps en temps un coup d’œil vers l’horizon pour voir si aucun navire ne passait par là.

Chapitre 1 : Île

C’est au coin d’une mer, le long d’un archipel, en haut d’une plage, qu’on finit par fonder une petite république. Sous un grand drapeau — où était représenté un coquillage appelé « Chicoreus ramosus » — les uns démontaient les cerfs-volants qui avaient servi de voiles sur les radeaux, les autres maniaient des déplantoirs pour planter chrysanthèmes et giroflées devant des cabanes en bois. Au milieu d’une clairière, avant même que sept jours et sept nuits ne se soient écoulés, un ancien jardinier et une ex-coiffeuse, reconvertis en maçons, avaient construit le « Palais » où se réuniraient les membres du Conseil. C’était un bâtiment extravagant : il possédait, par exemple, une porte qui se fermait. Tous les ouvriers (ceux des cabanes, ceux du « Palais ») témoignaient d’une joie triomphante. Ces fondateurs d’une nouvelle nation sifflaient des airs tout en tapotant sur la boue qui servait à rendre le tout étanche. Chacun mettait la main à la pâte. On dut rapidement organiser la première réunion au « Palais ». Les croyances étaient communes car l’on ne quitte pas un pays pour fonder une république sans avoir des croyances communes. On n’eut donc aucun mal à paraphraser le « bon sens » commun à tous afin de le mettre par écrit pour les générations futures. Quoique tout le monde fût déjà d’accord, il fut proclamé — à l’opposé des us et coutumes du pays maudit fui par les ancêtres — qu’il serait interdit de porter un blouson le jeudi, de revêtir des chemises ayant plus de quatre boutons (plus les deux boutons au niveau des manches), et de fumer sa pipe avant 11h du matin et après 23h. Par ailleurs, on ne mangerait pas de crustacés, ceux-ci étant considérés simultanément comme des animaux sacrés et comme de sales bêtes qui animent les mers d’un esprit maléfique. Au retour de la chasse, une fois les cabanes terminées, et pendant deux générations encore, on s’assit le soir sur la plage pour célébrer la république et pour contempler la teinte rose orangée du « Chicoreus ramosus », symbole de liberté et de fraternité.

Chapitre 2 : Rimes

Un soir qu’il faisait froid et que le peuple était usé, il se trouva qu’un vieil homme était d’humeur à chantonner. Tout seul et à moitié soûl, dans un fauteuil en bois sur le lopin de terre juste devant sa cabane, il chantait pour lui-même et pour les passereaux nicheurs et nomades. L’air qu’il chantait racontait l’histoire de sa vie. Le chanteur ponctuait les strophes d’un refrain enjoué : « Tous mes habits rentreront-ils dans une boîte à allumettes ? …dans une boîte à allumettes ? » avant de conclure à la fin de la chanson que « Je suis rentré dans la cuisine, j’ai pris les allumettes et j’ai allumé mon cigare » reprenant ainsi les rimes en « ar » (« bar », « taulard » et « déchard ») qui donnaient à la chanson son unité. Allègre. Mélancolique. Bientôt, tout un pan de la société faisait leur propre mercuriale suave et mélodieuse, surtout dans un quartier où vivaient ceux dont les parents ou les grands-parents avaient perdu un bras ou une jambe dans la traversée de l’océan, membres qui en général s’étaient laissé manger par un serpent de mer. Du temps était passé, mais on n’en arrivait pas moins à distinguer les Pélamistes (c’est ainsi qu’on dénommait les descendants des estropiés) des autres. Pour être pélamiste, on pouvait le naître, épouser un ou une Pélamiste de souche ou — ce qui se faisait de plus en plus fréquemment — se convertir (la cérémonie était simple). Très bientôt d’autres s’inspiraient de ce premier air pour créer des chansons où revenaient les sons « ai » (« regret », « fraiseraie », « wagonnet »), « o » (« escabeau », « nabot », « flambeau ») et bien d’autres encore. Ces nouvelles chansons, dont le style n’avait pas existé là-bas où les drapiers avaient couru nus, étaient comme un souffle de révolte, l’un des premiers signes que tout n’allait pas bien dans la nouvelle république.

Chapitre 3 : La Montagne

C’est la boulangère qui la première donna l’alarme. Un matin, sortie très tôt chercher de la farine, elle perçut un bruit de têtes qui se cachaient derrière une haie et d’un âne qui refusait qu’on le cache. Pendant les générations qui séparaient le moment où l’on s’était mis à chanter des chansons gentillettes et celui où la boulangère donna l’alarme, on avait inventé la cravache et attaché un nouveau cadenas à la porte du « Palais ». Plus ou moins à la même époque, le drapier, le coiffeur, les chasseurs, les porteurs de coches, et jusqu’aux rémistes et chômeurs, avaient pris d’étranges habitudes. Peu à peu certains d’entre eux avaient dompté la montagne, y installant des camps où l’on disait son in manus d’une manière quelque peu différente, et ils s’en trouvaient soulagés. On entendait également le refrain « Tous mes habits rentreront-ils dans une boîte à allumettes ? » et d’autres airs célèbres. La boulangère fut la première à soupçonner l’existence de ce maquis peuplé de Pelamistes mais aussi — à en juger par ce que vit la boulangère quand les têtes ne purent plus se cacher sous la haie — de jeunes venus des quatre coins de l’île. Ça grondait. L’époque où l’on ne parlait que pâtisseries était révolue. La boulangère, dont le mari siégeait au Conseil, chuchota à son chéri qu’il devrait expliquer au Conseil que tout ne tournait pas rond sur l’île, qu’on était sur le point de voir courir nu dans la rue les petits-enfants, de les voir élire domicile dans une caverne sur la plage avant de s’embarquer pour une île nouvelle et vierge.

Chapitre 4 : La Fourrure

Le maquis allait son petit train. En même temps, le Conseil de l’île se rabibochait avec le Conseil de l’ancienne patrie : les hauts responsables des deux pays devenaient pour ainsi dire des amis. Sur l’île, on avait des peaux à en revendre, des peaux reluisantes qu’il serait opportun d’envoyer là-bas à bord d’un canot. Pour porter les fourrures là-bas, on n’enverrait que les plus hardis et les plus nantis des matelots, ceux qui en principe n’avaient aucune raison de vouloir y rester. Fraterniser et s’acagnarder, tels n’étaient pas les buts de la mission. On avait très bien vécu sur l’île sans que l’ancienne culture vienne s’en mêler : on voulait faire des affaires. Comme cela, les gens du maquis n’auraient plus à se plaindre : il y aurait une nouvelle prospérité, on inventerait des chansons plus gaies. Sur le plan linguistique, il y eut quelques difficultés. On ne fonde pas une nouvelle civilisation sans changer le sens de quelques-uns des mots dont on hérite. À chaque traversée, les matelots passaient une nuit dans un hôtel du port. Le soir, ils se perdaient dans les restaurants de leurs ancêtres. On reconnaissait facilement ces matelots étrangers, ils faisaient partie des « pèlerins » qui avaient déserté la mère-patrie voilà des décennies et des siècles. Dans les cafés, les matelots demandaient des « culs de baleine » et des « grosses caisses » (un grand repas savoureux accompagné d’un grand bock de bière) et on les regardait de travers. Certains matelots s’aventurèrent jusque dans les maisons closes et il naquit même un ou deux enfants métisses, suscitant une polémique qu’on ne manqua pas d’étouffer en deux temps trois mouvements. Sur l’île, les chasseurs revenus de la chasse déposaient les peaux en guise d’impôts chez les notables du Conseil. En contrepartie, à chaque chasseur on apportait le jour de l’an une bouteille de whisky venue de l’ancien pays. Peu à peu, on devint dépendant du whisky et de la fourrure. Là-bas, il faisait terriblement froid en hiver, et même en automne, tandis qu’ici le climat était autrement tempéré. Les peaux allaient donc là où on en avait besoin. C’est tout naturel : tout le monde y gagne. Certains des matelots, devenus alcooliques et bourlingueurs, rejoignaient le maquis dont les membres étaient presque prêts à partir. Ils avaient déjà un nouveau drapeau : on y voit une montagne. D’autres matelots rejoignaient le Conseil où le whisky coulait à flot.

Épilogue : La Ronde

Et c’est ainsi que depuis un tantinet plus que toujours on habite ensemble, ou presque. De temps à autre, on prend ses maravédis et l’on s’en va. On claque la porte, ou pas. Et tout recommence, ou presque. On court nu dans la rue, on chante des refrains, et tout recommence. Dans la rue, les matelassières regardent les drapiers. Les filles du drapier épousent des baladins loin de leur rivage natal. Ou alors, elles épousent les fils du fabricant de poulaillers. Ou encore elles font leur baluchon pour partir toutes seules sur un radeau sous le soleil. Ou pas. On habite ensemble, ou presque. Les enfants de nos enfants nous haïront, ou pas. Et toujours, de temps à autre, quelqu’un commence à chanter : « Tous mes habits rentreront-ils dans une boîte à allumettes ? »

Un texte bref et agile, qui revient sur quelques événements majeurs.

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Paysage 876 : Corse (2009)