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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Fauv

Antoine Brea

mai 2001

2

1Rien ça va, je réponds à Marco qui me jauge bizarre aujourd’hui. 2J’suis un peu fatigué c’est tout. 3Échauffement. 4Tours de piste dans le gymnase qui communique avec la salle de boxe. 5Pas cinq et je suis déjà crevé. 6La course est régulièrement ponctuée par les beuglements de Jean-Claude le nez dans son chronomètre qui invente des mots américains pour nous couper le souffle à force de flexiooooons… extensiooooons sauts carpés tendus pompes parachutées petits pas à la brésilienne petite et grande Question. 7Je n’en peux plus et je doute de mes chances de survie comme d’habitude, je manque de calcium. 8Finalement, contre toute attente, je reste debout et tiens le coup. 9Mais je suis ivre de reconnaissance pour ce saint homme quand Jean-Claude sonne la fin du jogging, et annonce qu’on passe aux étirements tas d’pédés. 10Les nuques, les épaules craquent se tordent et « tout l’monde debout jambes écartées ! » puis « Same positiooooooon !… différent mouvement ! » 11Je sue de grosses gouttes, trempe de sueur le sol ciré et pense que David a quand même eu du cul contre les Benjamites. 12Les autres transpirent manifestement moins ce qui a tendance à me rendre nerveux. 13Une petite flaque se forme décidément entre mes pieds ; j’espère que personne n’a rien vu et qu’on va pas s’imaginer que je me suis pissé dessus. 14Farid et Chopel, les deux jumeaux qui boxent en amateur, débarquent au pas de course dans le gymnase (faut déjà être un ancien pour se permettre d’arriver en retard à l’échauffement) et défilent devant nous, les boxe-loisir, en pleine séance de mouvements gymnasticatoires, sans un regard. 15Je ne suis pas peu fier quand ils ralentissent à mon niveau, l’un derrière l’autre, et tendent le bras pour me saluer ; enserrées dans les bandes les paumes se frôlent sans se saisir puis les poings s’entrechoquent suivant le geste consacré aux origines de l’humanité dans les ghettos du Queens. 16« Alors cousin et ce coquard il en est à quelle couleur ? »

2On passe au ring. 2Après la leçon collective (techniques de poings — jeu de jambes — sac de frappe — poire de vitesse) arrive la phase entraînement au combat. 3Le nombre de rings étant limité, Jean-Claude décide de l’ordre des assauts et désigne lui-même les adversaires. 4Les plus veinards s’en tirent avec Willy en leçon particulière — simple sparring sans danger, de bonne humeur aujourd’hui. 5Je me fais discret, reste à l’écart assis sur le banc derrière un sac et sifflote d’un air dégagé, style de rien, feignant de rajuster les bandages autour de mes poignets et refaisant pour la troisième fois mes lacets. 6Ce fumier de para de Jean-Claude me repère direct et siffle de loin entre ses dents brunies au pastis et à la Gitane-maïs : « ffffffffuiiiit le p’tit en maillot bleu là-bas ! Viens-y donc voir un peu par là ! » 7Hein qui ça moi ben c’est qu’j’aurais préféré pas trop aujourd’hui coach rapport à l’œil au beurre noir bleuâtre qui m’fait encore mal… 8« Quoi l’beurre noir ? » 9Rien à foutre le coach des œillades en technicolor qu’ici on veut pas d’dégonflés geignards. 10« Chausse tes protège-canines et avale ton casque maillot bleu et qu’tu t’dépêches de monter su’l’ring ou qu’c’est moi qui vais v’nir te chercher et là ça s’ra une aut’ chanson !… Bouba tu tapes contre maillot bleu aujourd’hui ! T’y vas mollo mais tu lui fais pas d’cadeaux ! » 11Merde nan pas Bouba coach. 12Boubakar, plus connu en temps de guerre sous le nom de code de Bouba, mesure une tête de plus que moi, la masse volumique et les kilos qui vont avec. 13J’essaie d’expliquer ça à Jean-Claude, les quelques conventions en vigueur sur les droits de l’homme que je connais relatives aux combats strictement par catégories, j’ai envie de lui dire d’être gentil avec moi putain j’suis orphelin merde, mais le coach y veut rien entendre : « ici les règles c’est moi que j’les les rédige maillot bleu y a pas d’catégories à l’entraînement si tes dimensions t’conviennent pas tu t’adresses directement en r’commandé au Créateur éternel qui t’façons pointe aux abonnés absents depuis qu’il nous l’a descendu l’aut’ salope d’Allemand Frédéric Niche sinon té prends tes slips et ta claque et tu tailles la route vite fait jamais pu les blairer moi ces p’tits pédés d’fumeurs de hache ton espèce les repère tout suite moi ceux-là qu’ont pas d’cran. » 14La question est réglée ; qu’on lâche les lions et les Chrétiens.

3Le Numide Boubakar a faim, me regarde comme un pot-au-feu ; s’y prendrait pas autrement s’il allait me déjeuner. 2Je sirote un dernier coup de flotte sans conviction et crache dans le seau d’eau pendant que Marco finit d’attacher mes gantelets et pose mon heaume. 3Il m’engueule parce que je l’ai arrosé d’un jet de salive. 4Il me regarde confusément et sort en me souhaitant bonne chance. 5Je serre bien les dents dans le bout de plastoc et attends le signal, récitant des Te Deum dans une langue morte. 6Cette fois c’est décidé j’arrête mes conneries : demain si je survis c’en est fini de la boxe. 7Je songe à m’inscrire à la G.R.S. ou au petit séminaire.

4TIME ! hurle Jean-Claude. 2On part tout plastronné de la tête les battoirs emmaillotés et c’est vrai qu’on se sent tout de suite un peu plus en sécurité dans cet appareil. 3On doit pas pouvoir se faire bien mal qu’on se dit. 4S’agit de la jouer fine vu le gabarit va pas falloir chercher à se frotter comme un palefrenier ivre à l’écurie la boxe c’est un sport d’intellectuels comme il dit Jean-Claude le mental avant tout Jean-Claude le mental et la stratégie y a pas d’secret et avec ça doit bien y avoir moyen d’lui faire la peau et d’lui goudronner les plumes. 5L’ennemi est lourd, pesant, lent. 6Il a du mal à bouger et fatigue vite. 7Après brève analyse, s’agit de le harceler comme une hyène un taon tourner autour lui secouer la viande en passant lui révéler la crudité de l’existence.

5… M’y efforce. 2Et n’en reviens pas mes yeux de presque le tenir au bout d’un moment. 3Il est pas tranquille, sue beaucoup. 4Je sautille en tous sens, le martèle de directs du gauche, courts, secs. 5Je rentre dans sa garde, crochets au foie, uppercut pour sortir et m’en vais, passe dans son dos, il souffre, panique un peu comme un chat devant une balle rebondissante, il s’inquiète. 6Jean-Claude va même jusqu’à l’encourager lui maintenant : « allez Bouba ! tire ta droite ! remue un peu ton lard cogne bon sang ! » 7Je suis à l’aise, dans le bain, technique et redoutable. 8Les gars se massent autour du ring peu à peu pour voir. 9Ca meugle et prend parti pour l’un, pour l’autre, vas-y maillot bleu rentre dans lui, fais-lui montrer c’que t’as dans l’ventre ! 10Willy lui-même vieux lion fatigué s’appuie aux cordes regarde un brin blasé et commente en créole. 11Je fais un peu trop attention à ce qui se passe autour, trop de théâtre, j’essuie une narine à petits coups de revers du pouce comme il fait Bruce Lee et j’aurais presque envie de chercher la caméra histoire d’offrir mon bon profil. 12J’essaie les figures de style, les vieux enchaînements scientifiques « école de boxe » appris la semaine passée tandis que l’Esprit Saint m’explique qu’il est avec moi y a pas d’souci mais faut quand même pas déconner et là j’ferais bien d’me barrer vite fait. 13D’ailleurs ça manque pas : je me laisse emporter, me découvre beaucoup trop et une droite sèche, brutale, finit par m’arrêter net. 14Mon casque tourne sur lui-même et je ne vois plus que d’un œil. 15Se ferme définitivement à l’approche du deuxième solide direct de Bouba me décroche mâchoire faisant voler protège-dents… propulse me dans cordes… finalement au tapis. 16Reste terre un peu lâcheté un peu grosse fatigue. 17Rideau.

6… Reviens moi Jean-Claude dessus fout paires claques réveiller. 2Je stoppe bras et lui prie instamment arrêter. 3Bave un peu remuant mandibules craque os semble fêlé pendant Jean-Claude soupire sourire doux approbateur félicite premier k.o. ça y est un homme maillot bleu ! 4On aide relever me l’impression pisser cellules corticales par les oreilles et songe je mes désormais capacités intellectuelles plus jamais les mêmes tout à fait.

7Dans les vestiaires qui sentent la sueur et l’ammoniac je défais mes bandes en silence. 2Deux gladiateurs antillais sortent des douches à poil, en tongs, et s’essuient les dessous-de-bras en devisant tranquillement.

3… tu ’igoles moi quand j’baise ça fait tellement d’boucan que les flics m’emba’quent pou’ tapage noctu’ne !

4Ah ouais ? Ben moi quand j’mets une monte y a des gars de San And’ea ils viennent me noter su’ l’échelle de ’ichte’ y a des mouvements de panique et je ’eçois des coups de fil des Témoins de Jéhovah qui demandent si ça y est c’est maintenant l’A’maggedon !…

8Merveille de fraîcheur, naïveté primitive ; ça sent la nature, l’animisme et on se croirait dans un arbre. 2En dépit de l’indigence de la conversation, cependant, je ne peux douter de la sincérité de mes congénères : ils continuent de discuter comme si j’étais pas là prenant garde d’enfiler un slip et nom de Dieu je sais pas trop comment dire mais ils ont des queues stupéfiantes… 3Je reste médusé devant cette paire de trompes noires et m’attends sous peu à les voir tremper dans le lavabo pour étancher leur soif. 4Devient gênant… 5J’hésite un instant à me déshabiller, réfléchis et décide que non ; je prendrai ma douche à la maison en fait.



1Je prends une douche vite fait à la maison en rentrant de la fac, m’asperge un coup de sent-bon, tâche de me faire beau et me mets en dimanche, je file chez Perrine à cette petite fête qu’elle organise. 2Les maxillaires font encore un peu mal mais le coquard a presque disparu. 3Reste juste comme un trait de charbon au coin de l’œil ou comme un type qu’aurait tenté de regarder dans un pot d’échappement. 4Elle avait dit 19 heures 30 mais j’y vais pour 8 heures parce que je n’aime pas trop arriver dans les premiers. 58 heures c’est bien je me dis.

2Chaussées larges et bâtiments en pierre de maille. 2S’emmerde pas la Perrine, fraîchement émoulue des champs de colza et des chemins de tourbe communaux de sa province natale. 3Je suis contraint de ralentir la marche en raison de l’encombrement du trafic sur les trottoirs. 4Quelques vieilles envisonnées, le cheveu bleu, conduisent nonchalamment des attelages mordorés de yorkshires, la main molle et gantée de beurre frais. 5La lune luit d’une blancheur calculée, se cherche des reflets sophistiqués et tâche de faire face à la concurrence perfide du capot d’une Rolls au radiateur d’argent flanqué d’une vénus damasquinée comme une lame fine. 7Les autochtones traînent du cor au pied devant les vitrines, tirant sur les rennes pour calmer la levrette qui piaffe d’impatience et s’étrangle. 8On me bouscule et on ne me demande pas pardon. 9On me menace d’une canne parce que j’ai manqué d’écraser la patte aux ongles faits d’un des chiens de traîneau. 10Je sens une foultitude de regards aigres et septuagénaires braqués sur mes cervicales. 11Une vague incertitude me gagne ; je presse le pas pour arriver sans tarder à l’adresse indiquée.

3Je suis devant l’immeuble. 2Pour passer la porte, je me faufile derrière un cabas écossais rehaussé d’un manteau en renard gris. 3Le renard — le poil rare et peroxydé — s’arrête, me bloque la route et me toise de derrière une paire de bésicles Dior à carreaux épais.

4Oui c’est pour quoi ?

5Un brin surpris par la question. 6Très calme :

7C’est pour baiser une copine qu’habite au quatrième et vous c’est pour quoi ?

8La vieille reste bouche bée d’abord, rassemble tout son mépris et déguerpit en vociférant de sa voix aigrelette :

— Quel culot !… Y a vraiment des malades hein ! Attendez que j’prévienne la concierge z’allez voir !…

4Je m’éloigne sous une pluie de noms d’oiseaux et grimpe vite fait au troisième. 2« Perrine Ducasse » annonce l’étiquette collée à la plinthe. 3Il est 20 heures 13 et ça m’a l’air d’être là. 4Je m’étonne de ne pas entendre de musique à travers la porte. 5Avant de sonner j’écoute un peu… 6Rien. 7Pas de rires, nul éclat de voix, la soirée point trop rock’n’roll de toute évidence. 8Bon tant pis je sonne.

5… Personne… 2Ben merde c’est pourtant bien là… 3Deuxième coup de sonnette un peu plus accusé… 4Des bruits de pas se font sentir enfin, se rapprochent en faisant grincer le parquet et on est rassuré. 5La porte s’entrouvre et Perrine apparaît en peignoir une serviette roulée en turban sur la tête, succube languide aux yeux interrogateurs.

6Ah c’est toi… Mais t’es déjà là ?

7Ben comment ça ?… Il est 8 heures et quart…

8Mais j’avais dit 21 heures 30.

9Ben nan t’avais dit 19 heures 30 !

10Bon ben rentre maint’nant qu’t’es là.

6Vaguement gêné. 2Si j’m’attendais. 3En même temps je reste persuadé qu’elle avait dit 19 heures 30 et pas 21…

4Tu m’excuses hein mais j’suis pas du tout prête… J’m’attendais pas à c’que quelqu’un arrive si tôt, insiste-t-elle en s’éloignant vers la salle de bains.

5Oh bah c’est pas grave t’as qu’à faire comme si j’étais pas là j’vais m’servir un drink en attendant.

6C’est ça fais comme chez toi.

7Coup d’œil circulaire dans le salon. 2L’intérieur est coquet et ça m’a toujours un petit peu excité ce genre de gynécées pour jeunes filles à l’éducation anglaise. 3Je lustre mes godasses contre le velours du canapé. 4Elles se mettent à briller et je suis content.

5Tu peux v’nir me donner un coup d’main ? miaule-t-elle depuis la salle d’eau.

8C’est là que mes ennuis ont commencé. 2La porte est ouverte, la lumière crue. 3J’arrive par derrière elle mais Perrine me voit et moi aussi je la vois grâce au miroir qui occupe le mur carrelé à blanc. 4Les lèvres pincées et les mains dans le dos elle s’escrime contre la fine fermeture à glissière de sa petite robe de pute qu’elle n’arrive pas à remonter. 5Je m’approche et tâche de faire coulisser le zip doucement sans la pincer. 6Effectivement il résiste. 7Je change de position, grimace, fais glisser mes doigts sur son échine et soudain je renifle cette odeur de sexe un peu fauve qui s’échappe de ses cuisses et la traînée tiède qu’elle laisse au passage. 8Perrine se retourne et me perce de son regard vert et vipérin. 9Vipérine Perrine aux lèvres purpurines. 10Elle a les yeux quelque peu globuleux, aquatiques, j’avais pas fait gaffe. 11Des yeux de crocodile ou de poisson-chat. 11Elle sent les algues et les détergents. 12Elle me sourit mais elle n’a pas un beau sourire. 13Tout tordu ; on dirait qu’elle a honte de ses dents. 14Elle m’embrasse sur la bouche, me mord et me lèche en fermant les yeux. 15Je garde les miens bien ouverts, pour être sûr… 16Ses cheveux lavés et humides mouillent ma chemise. 17Elle attrape mes mains sur ses hanches et les fait descendre sur ses fesses. 18Elle colle son bassin au mien, engouffre sa langue entre mes lèvres, touche mon sexe. 19Elle s’agenouille, dégrafe mon pantalon et suce.

9Dans la salle de bains ça sent bon la lessive et le pin des landes. 2Perrine est ridicule accoudée comme ça au lavabo, une main accrochée à la tuyauterie, la robe retroussée, le cul à l’air. 3Je pense à son appareil génital soigneusement épilé, tout rose comme celui d’une gamine, et à ses poils désunis, myriades de pattes d’araignées nageant dans un fond d’eau au creux de la baignoire. 4Je sais gré à Perrine d’avoir eu cette attention ainsi que de s’être lavée avant que je n’arrive ; Perrine est un peu sale d’ordinaire, en témoignent ses ongles gris sous les enduits. 5Elle est rouge pendant que je la baise elle suffoque et crie les traits tirés et on dirait qu’elle a mal. 6J’enfonce un doigt dans son cul et elle hurle plus fort. 7Je me dis qu’elle va rameuter tout le quartier et lui demande de fermer sa gueule. 8Pour la punir je l’encule. 9Je me fais mal et il y a du sang. 10J’éjacule dans le cul de Perrine. 11Perrine est trempée.

10Pendant qu’elle se nettoie je me rajuste et finis de ramasser mes affaires dans le salon.

2T’es de quel signe au fait ? s’enquiert-elle depuis les lieux d’aisance.

3Astrologique tu veux dire ?… Je refais mes lacets et enfile mon pull…

4Ben ouais !

5Lion.

6Oh c’est marrant moi mon signe chinois c’est tigre !

7Ouais c’est super marrant Perrine.

11Je passe mon manteau et me tire sur la pointe des pieds tandis que Perrine restée seule soliloque. 2En bas des escaliers, devant la loge de la gardienne de laquelle s’échappe une forte fumée de morue en grillade, la vieille de tout à l’heure renarde et semble présenter ses plus vives doléances à une collaboratrice — en tablier celle-ci — appuyée sur le manche d’un balai et qui l’écoute en hochant la tête d’un air docte, sévère, mais approbateur.

3Tenez Madame Pereira ! C’est lui ! C’est lui que j’vous disais le maniaque qu’est rentré dans l’immeuble ! J’viens pour heum heum… une jeune fille qu’habite au quatrième qu’il disait ! ’vous rendez compte ? Faut appeler la police il est peut-être armé…

4Dis-dôc qu’c’é qu’vôs zêtes vôs Môchieu ? fô pas dirre les chôches cômme cha qu’la Madame Wôberr l’a failli avoirr um malèse ! Z’êtes pas dl’immôble faut d’gager tôt d’chouite dé là qué chinô j’ôppelle mô marri va vôs cacher ta chale gueule à coups d’carrabine !

5Pardon je m’suis trompé tout à l’heure, passé-je sans m’arrêter, c’est au troisième que je venais pour heum heum une copine.

12Je marche sous la pluie, le fracas des voitures sur ma gauche, évitant les flaques, les pattes de chiens et les excréments de leurs frêles esclaves centenaires, spectres sans ombres aux odeurs surettes, tronqués de leurs époques et poursuivant une grève forcenée de la mort. 2Impur, je décide demain de jeûner jusqu’au soir. 3La déprime se pointe. 4Celle des mauvais jours ou celle qui suit l’accouplement forcé des bêtes captives. 5Une tristesse de jardin zoologique.



1C’est très très triste un jardin zoologique j’explique à mon Eurydice. 2Mais non tu vas voir c’est génial qu’elle réplique en rabattant mon bonnet sur mes yeux pour s’amuser, et puis c’est un endroit très calme et parfait quand on a des choses à se dire. 3Ses yeux se voilent, elle donne l’argent à la caissière qui délivre nos billets. 4Mes Clarks à semelle de crêpe épaisse crissent sur le gravier et se couvrent de poussière. 5Ça m’agace prodigieusement mais il n’y a rien à faire. 6On cherche le panneau indiquant la fauverie. 7On marche en silence vers les grands prédateurs et je commence à flairer le parfum âpre des cages : progressive puanteur de paille pourrie, de viande en décomposition et de fourrure parasitée.

2J’ai six ans et j’aime les tigres. 2Maman m’emmène souvent au zoo les voir en vrai les tigres quand elle a le temps. 3Ils sont beaux mais ils bougent pas tellement et ils ont l’air bien abattu. 4Je leur jette des miettes de mon pain au chocolat en faisant attention parce que je n’ai pas le droit normalement. 5L’un d’eux me comble de ravissement en daignant s’approcher mollement. 6Il lape un des bouts qui jonchent le sol en éteule de la cage puis vient vers moi en me regardant fixement de ses yeux jaunes. 7Sans prévenir il frappe cruellement les barreaux d’acier de ses énormes pattes griffues et rugit très fort. 8Je recule vite vite et je me sauve en courant vers maman parce que j’ai eu très peur. 9Maman est assise sur un banc non loin et frotte ses yeux. 10Je saute sur ses genoux en riant et lui raconte le tigre. 11Maman sourit mais elle pleure je m’en aperçois alors je lui fais un câlin. 12Elle m’embrasse et me serre elle essuie mon nez. 13Le soleil luit d’une lumière pâle dans les allées du jardin.

14Mammina pourquoi il est parti papà ?

15Tornera… Tornera prestissimo non ti preoccupare tesoro mio…

16Est-ce que c’est à cause de moi qu’il est parti ?

3Non répond maman sys-té-ma-ti-que-ment mais depuis longtemps je sais bien que si et que c’est pour ça que maman pleure presque toujours quand on est que tous les deux. 2Je suis un gentil petit garçon qui aime beaucoup sa maman. 3Maman m’aime beaucoup aussi c’est sûr mais elle travaille tout le temps alors elle n’a pas tellement le temps. 4Pendant que maman travaille je joue. 5J’attends que maman ait terminé de travailler et qu’elle vienne me chercher et en attendant je joue. 6Je joue tout seul chez la nourrice ses deux morveux à la peau rousse et plus vieux que moi qui viennent m’embêter des fois me pincer. 7Pourquoi qu’il cause pas celui-là ? 8Je parle pas beaucoup c’est vrai. 9Souvent on me parle et je ne réponds pas et pour faire plaisir à maman on dit qu’est-ce qu’il est saaaaaaage ce petit garçon. 10Des fois je ne vais pas chez la nourrice. 11Je vais chercher maman directement à son travail et je joue dans l’arrière-salle en attendant qu’elle ait terminé. 12Je joue tout seul. 13Tout le temps. 14Et à l’école je n’ai pas tellement de copains. 15De toutes façons ça m’embête de parler avec eux parce que je ne me rappelle pas très bien de mon papa et eux ils posent toujours un tas de questions. 16Une fois maman est venue me chercher dans le bureau de la directrice parce que j’avais cassé le bras de Jérôme qui disait que je n’avais pas de papa. 17Maman s’est excusée auprès de la directrice et des parents du petit enculé. 18Ce soir-là on a beaucoup pleuré avec maman dans les bras l’un de l’autre et puis elle m’a dit ce que je savais déjà depuis longtemps que papa ne reviendrait pas.

4Maman travaillait dur pour que j’ai une belle vie, que je sois heureux et français plus tard. 2Un jour elle est devenue très maigre, elle a perdu ses cheveux et j’ai dû aller vivre chez grand-mère. 3Quelques temps après on nous a appelés de l’hôpital en nous demandant de venir. 4Maman était livide, étendue sur un lit métallique dans une pièce nue. 5J’ai baisé ses lèvres blanchies et je lui ai dit au revoir j’ai ramené mon bouquet et mamie l’a mis dans un vase.

5On nous avait envoyé le père Marchesini pour enterrer maman, celui-là même qui m’avait baptisé et qui sait dire les messes en italien ; on nous l’avait envoyé parce qu’il avait fait des études pour être capable de demander au Seigneur le Tout-Puissant de bien vouloir faire rentrer maman au Ciel et j’espérais vivement qu’il allait pas déconner çui-là et qu’il accepterait parce qu’elle l’avait bien mérité et que y avait vraiment pas de quoi être fier de ce qu’il avait fait ce pôv con. 2Un homme en costume corbeau était là aussi, un peu à l’écart, que je ne connaissais pas. 3Me disait vaguement quelque chose tout de même et nos regards se croisaient de temps en temps. 4Il avait l’air de ces Italiens beaux et supérieurs dans la misère qu’on pouvait regarder sur les photos de mamie, celles du temps où on était encore que des métèques. 5À la fin de l’office il est venu me voir et m’a bredouillé quelques phrases de condoléances avec son accent. 6Il a hésité un instant, puis renoncé. 7M’a tendu une enveloppe et s’est éloigné.

6Après j’ai été faire un tour au zoo. 2Je me suis assis dans une allée déserte, près de la fosse aux hippopotames, j’ai décacheté l’enveloppe. 3À l’intérieur : un chèque et une carte de visite. 4Le nom sur la carte était le même que le mien. 5 Mais pas le prénom bien sûr. 6Ai soigneusement déchiqueté tout le et jeté morceaux menus jeté dans fosse. 7Vertement suis fait tancé et me reconduire la sortie par du gardien un du zoo.

7On s’assoit sur un banc au détour d’une allée, entourés par les cyprès. 2Besoin de parler à Eurydice. 3Lui raconte mon rêve de cette nuit. Un rêve de glace, désaccordé, accablant. 4Je ne sais pas trop comment m’y prendre, c’est un peu confus, j’ai peur qu’elle ne comprenne pas ou qu’elle ne comprenne que trop, peur d’oublier les choses, d’inventer. 5Je voudrais bien savoir dépasser les mots pour la pénétrer de l’essence du rêve, que je démêle hélas moi-même péniblement. 6Dans ce vestige de mes désirs de mes angoisses, cette nuit, je suis parti avec mon père ma mère et ma sœur en vacances à la montagne. 7C’est étonnant car je n’ai pas de sœur en principe. 8Je n’ai pas vraiment de père non plus du reste. 9J’aimais infiniment ma sœur dans le rêve quoiqu’elle n’eût pas de visage. 10Nous étions heureux, tous, de partir ensemble. 11Oublier, se rassembler, constituer une vraie famille. 12Et puis en arrivant sur les hauts plateaux s’abattaient des tombereaux de neige, il faisait froid, le climat et l’environnement hostiles devenaient ternes à crever. 13Les aiguilles bleutées des glaciers au loin nous jetaient des regards de fièvre en soupirant. 14Seul papa du haut de sa stature de montagnard des Abruzzes filait un bonheur bien équarri, fortifié par les vents vifs et secs. 15Pour nous les frimas des hauteurs refroidissaient nos cœurs et réfrigéraient nos âmes au rythme des Dermophile indien16Alors à la fin du premier jour ma sœur décide de s’en aller. 17Ma sœur sans visage que j’aime tendrement. 18Je ne peux pas la laisser rentrer seule, je dis que je pars aussi. 19Maman supplie et chiale. 20Père a des yeux de dieu fou consommant la graisse indigeste de ses victimes, des yeux sombres, hagards. 21La voix blanche il demande juste si on veut pas attendre un peu, au moins jusqu’à demain. 22Non on part tout de suite. 23Je souris à Père, le contemple avec délectation, lui trouve des laideurs et des traits grossiers de simple géniteur. 24Il dit qu’il comprend.

8C’est débile hein ? 2Je regarde voir si elle réalise. 3C’est difficile à expliquer. 4Feinte de rire mais je m’étrangle et je ne sais pas bien pourquoi je me mets dans des états pareils. 5Eurydice ne dit rien, c’est mieux comme ça. 6Elle me caresse les cheveux. 7C’est sec au coin de mes yeux ; ça ne veut pas couler. 8J’enrage de perdre ma dignité comme ça, de ne pas être de taille. 9Eurydice m’encourage laisse-toi aller. 10Je cache ma tête dans mes mains j’ai froid. 11Eurydice pleure silencieusement, me demande pardon, je sais pas trop pourquoi.

9Il commence à pleuvoir. 2On reste sans rien dire, sans chercher à rompre la quiétude de l’instant. 3J’écoute les gouttes s’écraser sur les feuilles, glisser dans mon cou, sur mes mains, détremper la poussière du sol. 4Les animaux braient, s’agitent à l’envi. 5Eurydice, sa voix tremble, me demande où on en est tous les deux… 6Faut que j’te dise j’ai baisé avec Perrine y a pas longtemps. 7Eurydice baisse les yeux, presse mes doigts : « quand ? » 8Je sais plus très bien c’est pas important… 9Elle blêmit, sa mâchoire trépide, elle demande pourquoi j’ai fait ça. 10Je n’ai pas d’explication. 11Un masque grec, irréel, la défigure. 12Eurydice se lève, s’en va lentement, sans se retourner. 13L’orage éclate. 14Je ne dis rien. 15Je sais bien qu’il faudrait, je vais regretter, mais je n’ai jamais su les formules tragiques, pas appris à dire je t’aime moi. 16Je reste là à imprimer sombrement ces souvenirs malpropres dans les tréfonds de ma mémoire et je regarde grossir les flaques, éparses. 17L’une d’entre elles à mes pieds mouille mes chaussures, renvoie un reflet déformé par la boue et les eaux stagnantes. 18L’impression d’avoir les yeux crevés. 19Eurydice je… t’aime. 20Pourquoi j’y arrive pas ? 21Ma poitrine et mes os me font un mal de chien et pour la première fois je prends conscience que mon existence ne peut pas conserver tout son sens si elle n’est plus là. 22Je repense à Platon parlant d’Aristophane et je me dis que les Grâces cherchant un temple qui ne dût jamais périr s’installèrent probablement dans l’âme d’Eurydice ; qu’elle est le rêve d’une vie meilleure, la promesse d’un monde amendé. 23Gelé, trempé jusqu’aux organes, je repasse devant les arbres et arbustes rares, puis devant les cages aux fauves. 24Ceux-ci se tiennent cois, indifférents aux éléments qui grondent ; ils se passent la langue sur les dents qu’ils ont pointues et je pense que c’est la journée la plus triste de ma vie. 25Vers la sortie, un gamin en k-way s’émerveille devant les oiseaux exotiques qui pataugent dans les flaques. 26Il détache vite vite des bouts de son goûter et les jette à travers le grillage. 27Sa maman attend un peu plus loin qui lui demande de se dépêcher parce qu’il pleut très fort et le zoo va bientôt fermer. 28Je hurle parce que c’est interdit de donner à manger aux animaux : tu veux qu’ils meurent, tu veux les tuer hein c’est ça qu’tu veux ! 29Le gamin décampe à toute vitesse se réfugie dans les jambes de sa maman.



1… et je sais pas ce qu’elle a été lui raconter mais maintenant le gamin décampe et se jette dans les jambes de sa mère dès que j’essaie de l’embrasser ! Il refuse de me parler… 2Wittgenstein dit qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter, que c’est une réaction parfaitement normale après le traumatisme causé par un divorce. 3Il faut lui laisser un peu de temps c’est tout. 4Evidemment j’aimerais l’y voir lui… 5Mais parlez-moi plutôt de la boxe. 6Hazve shalom z’êtes plutôt costaud, peut-être deux-trois kilos à perdre mais vous avez l’air encore en forme pour votre âge (pour mon âge je lui rappelle quand même que je n’ai que 45 ans comme lui). 7Et alors vous aviez atteint un bon niveau ? pourquoi vous avez arrêté ? Qu’est-ce qui vous plaisait au départ dans la boxe ? c’est pas fréquent de voir un professeur de droit émérite qu’a naguère mis les gants comme on dit…

2Parlez-moi d’la boxe parlez-moi d’la boxe on dirait que y a qu’ça qui l’intéresse il essaie de m’faire dire quoi là au juste hein ? l’affrontement de mâle à mâle la sueur et l’odeur d’homme que c’était ça qui m’excitait… 2Wittgenstein adopte un ton de plus en plus libre avec moi ça commence à me plaire et si il continue pourrait bien lui arriver des bricoles. 3En même temps je ne peux pas ne pas noter avec quel entrain je me rends maintenant à chaque rendez-vous. 4Et puis je n’ai plus retouché à la cocaïne. 5À l’hôpital, tout le monde est très fier de moi et l’on me félicite après chaque analyse d’urine : « bah vous voyez quand on veut on peut ! » 6C’est ça et ma main tu la peux dans la gueule ?

3Il reste que je ne connais pas grand-chose de plus humiliant que de donner un bol de sa pisse au petit matin à l’infirmière dépoilée sous sa blouse qu’attend derrière la porte : la difficulté à uriner parce que merde je suis pas un clébard je pisse pas sur commande, l’appréhension diffuse même si on sait qu’on est clean, que y a pas de raison de s’en faire, vérifier que ça a pas coulé sur les bords aussi pour éviter que cette connasse s’en foute plein les doigts.



1Je tire la chasse et lave mes mains, me passe le visage sous la flotte. 2Gerbé tout ce que je pouvais, constate que j’ai réussi à m’en foutre plein la chemise aussi. 3J’en enfile une autre et décide de sortir prendre l’air me changer les idées. 4Je pourrais passer chez l’Anglais… 5Un peu forcé sur la grappa et le speed ; c’est toujours la même chose à cette période de l’année : les vieux démons qui se mettent à hurler sous la nappe… 6Y a tout juste trois ans, Marco est mort. 7Marco mon cousin. 8Seul et unique véritable ami qui m’ait été donné… puis repris.

2« Allô ouais c’est Marco ça va tu viens à la boxe aujourd’hui ché ti spac’ il muso j’passe te prendre en bas d’chez toi à 6 heures… » 2Nan pas ce soir j’suis fatigué Marco et pis j’ai trop d’boulot pour demain là. 3« Ouais O.K. comme d’hab’ quoi bon ben tant pis c’est con tu sais que Jean-Claude il va pas être content si tu rates encore la séance. » 4Jean-Claude j’l’encule moi c’vieux porc tu lui diras quand tu l’vois j’suis prêt à lui faire la peau s’il la ramène de trop l’a pas intérêt à m’chercher çui-là !… Non bon sérieusement c’est promis la semaine prochaine sans faute… et pis tu déconnes avec Jean-Claude tu lui expliques que j’suis malade probablement une leucémie enfin tu trouves un truc valable quoi.

3Ce soir-là Marco se fait renverser en scooter par un camion à deux pas du complexe sportif et se brise la nuque après avoir égaré son visage sur la route. 2Décédé quelques minutes plus tard et z’en voudront même pas aux urgences. 3J’essaie de terminer ma thèse de doctorat en droit et je ne serai jamais boxeur pro, ni même amateur, sans regret pour personne semble-t-il. 4Manque d’aptitudes tant su’l’plan physique que du mental d’après Jean-Claude. 5« Tu dois avoi’ la ’age ! » selon Willy, « tu dois penser et bouger comme le fauve dans la savane mon f’è’e ! Un fauve… su’ le ’ing comme dans la vie ! C’est toute une philosophie… Tiens toi qui fait tes études, tu connais la peintu’e ? Matisse et B’aque… Moi j’ai vu une émission su’ A’te la semaine de’niè’e ça s’appelait L’a’ des Fauves ; ben ça c’est mo’tel tu vois… » 6J’acquiesce, pas la peine de préciser que si on les a appelés les Fauves, c’était avant tout par dérision.

4Prof de droit, donc. 2Pas boxeur. 3Fauve ?… je sais pas trop.

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Fait de blocs en format biblique, ce récit oppose l’équilibre de la composition à la déroute vitale de son narrateur, avocat déchu dans un nouvel ordre mondial improbable, fauve bancal.

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Paysage 240 : Feu du 1er août, Genthod, Suisse (2006)