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Derrière la vitre

Paul Kodama

septembre 2005



 j’aiun4x4couleurrubis  
     sur la routejefends l’air
 une maison      
 des actions  je vais les vendre bientôt  j’attends que la bourse se redresse
avant je n’avais pas j’étais inactif  révoltéj’attendais que le monde s’écroule
 le permis      
 de maisonrienc’est une question de volonté nonmaintenant je me fous de la politique  
      qu’ils se démerdent entre euxle monde ne s’est pas écroulé
ce matinau péage tu te bats tu ne te bats pas c’est ton problème pauvres cons 
des enfants se sont collés à la voiture pourme réclamer du fric   mal nourris mains noires
   m’ont regardé comme  un gorille inoffensifdanssa cage
 ils  étaient trop nombreuxsi je baissais la vitre  
 en profiteraient etme piqueraient mes lunettes de soleilalors j’ai refusé  
     giorgino bustamonteun signe du doigtnon
       non
       non
       non


une petite fille a posé son poingcontre la carrosserieelle a feint de la rayer 
      un geste brutalelle ne s’est pas aperçu dudanger
  j’aurais pu sortir et m’énerver mais
mais
non
non
on n’appartient pas au même
j’ai préféré   me calmerallumer le lecteur de cdla musique ne m’a pas apaisémonde
       de la techno
je dois visiter un artisteun type     qui voyage beaucoup
  qui     
ilvit sur la colline surplombe la ville     
s’intéresse
à l’art précolombien
par exemple ilcopie un vase traditionneletajoute un motif étonnantune voiture
un avionune autoroute      
   des trucs urbainseuropéensdes trucs urbains de richesoccidentaux
 pétés de thunesça marche très fort  si tu as une toile de lui  dans ton salon
   c’est  60000 ballesminimum
      
la vache
 
 


  il paraît que     
   quand tu as des actions ça vaut le coup d’investir dansl’art
 comme ça si la bourse se casse la gueuleun jourtu peux toujours vendre ta toile de maître qui elleapris de la valeur
  un peu d’argent à droite   un peu d’argent à gauche 
   oufon l’a échappé belle    
       le type me reçoit en chemise blanche
relax je compte le nombre de domestiques     
 un qui s’occupe du garage un pour le ménage   un cuisinier
    3
 
  pas mal
ilm’invite dans son atelier
 
on discute     
me présente son assistante
 
  xochli uneindienneelle me sourit elle est  
       jolie
    je la regardetravailler la glaise 


   ça me détend ses mains brunes pleines de  terre
puis l’artiste m’invite à prendre un caféon le boitassis dans des chaises longuescontemplant les parterres de fleurs et les perroquets aux ailes coupées  
 on      
   discute    
    un   
     moment  
 puis      
  il se lève  me raccompagne jusqu’à la voiture
putainc’est pas vrai ils m’ont encore piqué les clignotants    
     un jourun jourun jour
je vais devenirfou si ça continueils me volent toutles insignesles rétrosles enjoliveurs
  l’assurance a beau   sceller les accessoires visboulons
 c’est inutile    soudures 
      si quelqu’un s’évanouit dans la rueils embarquent
son jean  ses    
   chaussures   sa chemise
sa montre
 
 à la limiteils lui laissent    
   le slip et les chaussettesetencore
l’artiste dit     il y a tellement d’injustices à dénoncer
   si j’étais écrivainje ferais un roman commeles misérables ici


 j’acquiescehypocrite     
    oui c’est terrible  terrible
    l’artiste répète
 
 
les misérables 2005 il n’ y a pas d’autre mot
 quel con non mais quel con  il m’emmerde avec ses misérables 2005  je ne sais plus si je vais acheter sa croûte
avec des idées pareilles  il va mal vieillirdans dix ans ses toiles ne vaudront plusun kopeck  
  je vais pas investirdu fric surun guignol qui me parle desmisérables 2005  merde
je       
me tireà la maison   maria passe le balai je lui annonce gravement
la nouvelle ils m’ont encore voléles clignotants    
elle ouvre de grands yeux consternésha bonhé oui ellehoche tristement la tête 
 l’autre jourils ont poignardé un gaminpour lui chiper son vélo
 maria  oui    
je vais dormirsi vous pouviez ne pas faire trop de bruit quand vous balayez  bien sûrmonsieur je ne dis rien de plus
lorsque je meréveillerai     
maria m’apportera du thé parfuméet de la coca  
  elle estcoolc’est une mère pour moi avec des biscuits 


je m’étends dans le hamac on a été obligé de renforcer les liensparce quesouventje 
 du jardin    tombe 
 les feuilles frémissent  c’est bon  m’endorsl’arbre saigne
  je fais un rêve à la conjuan valjuan dérobe les clignotants de ma voiture je cherche à l’empêcher sans y parvenir
 il court trop vite  je m’essouffleje me retrouve au tribunal il est assis sur le banc des accusés
 j’explique au juge je comprends qu’il ait faim mais là  c’est chiant comment je fais après pour tourner
juan valjuan je suis sûr que tu es un type bientu m’as volé n’en parlons plusj’aimerais juste que tu meles restituess’il te plait
      tu crois que je suis très richetu te trompes
je viens d’un pays où beaucoup de gens ont droit à l’éducation    
    à la santéaux clignotants  
alorss’il te plait  arrête tes conneries il m’écoute avec attention  
je sens qu’il ne va pas me les rendre    les mecs affamés sont toujours difficiles
        
 
 
      à convaincre
        


je préfère me réveiller       
 maria arrive voici votre goûteraujourd’hui elle a choisi des petits gâteaux aux miel    
  la vaisselle tinte sur le plateau     
   merci c’est
gentil   
  le soleil  sur le mur   
 je trempe la pâtisserie  dans le thé    
deboutles bras croiséselle me regarde manger    
je       
luidemande      
 alors à votre avis est-ce qu’ils vont encore bloquer les routeshein   
        
   elle réfléchit    
  un instant elle dit   
   oui    
 je crois que oui    
  hier     
   un producteur de bananes a giflé le leader du syndicat
 
il l’a croisé à l’aéroport et    
 vlandeux baffes     
        
        
  tout ça parce qu’il a perdu sa récolteà cause   
     
 
   
     
 
   
    
 
des barrages   
        
        
        
        
        


mais on s’en fiche un peu de ses bananes nousce sont nos enfants que nous voyons mourir tous les jours alors des bananes hein   oui maria vous avez raison
   ça ne fait pas avancer le schmilblickles baffes   
  elle poursuitdemain les routes seront ferméesà nouveau  
    à la circulation   
  mince alors oui monsieur    
        
  de toute façonje m’en fiche j’ai mes réserves  
        
  20 boîtes de thon 20 boîtes de haricot15 tablettes de chocolat40 paquets de spaghettis fruits secs
sirop       
 légumes  purée   
  farinesucre    
       je peux tenir un mois
rangés dans un placard      davantage même
 quand il y a des émeutes   une seule chose m’ennuie c’est  
     de  
 
 
    ne pas pouvoir  sortir


       contempler
        
       derrière la vitre
les mineurs quilancent    
    la dynamite     
baoumbaoum      
  les tirs de mitraillettes  les pneus en flammes les cris
la fouleen colère     enfermé
       chez soi
la télévision      en prison
  les morts à la télévision le sang les crisla télévision
la télévision       
  la mort les coups   
la voixpaniquéedu reporter     
    les indiens   
        
les règlements de compte  les bastons    
  les paysans armésl’arméeles gaz lacrymogènes les cris
   de machettes    
 les autres     défilant
        
  pieds nus     
     tacatacatac  
        
  les barreaux    la prison
jets de pierre   tacatac   
  explosions   
 
 tacatac


vous savez ça n’ira jamais mieux maria    il n’y a pas de rêve
     les gens ne pensent qu’à l’argent  
      ils n’attendent rien d’autreon n’attend rien d’autre
que ça       
avec peut-être un peu de sexe ausside l’argentdu sexeet c’est tout
 
 
 
  
il n’y aura jamais une société juste  c’est un leurremaria 
   très bien alors je vous laisse il faut que je nettoie  les carreaux
maria s’en vaelle n’aime pas quand je tiens des discoursdéfaitistes      
de dépitje croqueun bout de lejia enfournequelques feuilles de coca dansma bouche
      et songe à la chemise
 que je vais mettre ce soir pour les 20 ansdu journal la prensa 
    pas facile de se décider  la noire peut-être


peu à peumêlés à la salive les végétaux anesthésientma gencive 
   et me procurent une légère excitation
 
 très agréable 
    comme le café   
je flotte     j’en ai besoin pour lutter
contre une certaine indolence naturelle bien sûronleur interditaussi
 
de cultiverça
       alors que c’est très bon
 vraiment  la feuille   
ce geste ancestralet aristocratique  la mastication est méprisé 
   lacoca   
    cocaïne est excellente
ici
du moins
c’est ce que m’a confiéun gars  que j’ai récupéréà l’hôpital psychiatrique
 
 l’autre jour
   il s’est retrouvé à moitié nu au milieu de la rue  en pleine crise mystique 
    avant de perdre connaissance  
elle esttrès pure      
 le problème c’est quej’en ai trop pris  et puisje n’ai rien mangédepuis quarante jours 
à peine coupéepas chère     quelques dollarsune dizaine de grammes
c’est pour cette raison qu’on en ramasse de temps en tempsdes jeunes occidentaux hagards avides
     de bonheurartériel 
ils ne restent paslongtemps  c’estque leur voyage s’achève  


j’appelle un taxi        
 que j’attendsdehors    
    dans le parc   
une voiture japonaise   au gazdéboule
je monte à l’arrière  le chauffeur a envie de parlerc’esttoujours les mêmes questions  
   vous vivez ici depuis longtemps  et pourquoi êtes-vous parti  de votre pays
sous-entendu      qu’est-ce que vous foutez ici
   alors que vous pouvez marcher dans les rues de new york sans être illégal new york
paris
berlin
tokyo
marseille
disneyland
 
       trifouilly-les-oies
saint-glinglin
fricolandia
tous ces mondes merveilleux où l’on s’enrichit
 
     l’occidentavec un grand o
 rien qu’en respirant      
alorsje leur explique       
  ça n’est pas si bien que çavous savezil y a des problèmes aussi  faut pas croire


     des attentats terroristesdu chômagedes pauvres
des problèmes beaucoup de problèmesje ne les convaincs pas du tout mais vousqu’est-ce que vous faites ici  vous travaillez
je réponds       
 n’importe quelle conneriequi les occupeet me distraiede l’ennui d’être vivant
je travaille pour totalla multinationale qui achète vos hydrocarbures je fais des investigations sur le jus d’orange  je suis un historien sur les traces du che guevaraje suis malade
 à un prix dérisoire un marché juteuxils me croient toujourset eux ils se racontent aussi complètement
il y en a un qui a passé la frontière      malade
 traté de trabajar en estados unidospero esos hijos de putasme agarraron y me expulsaronesposas en mano  
 
 
 
   un autre sa fiancée est en espagnefemme de ménage il voudrait bien la rejoindre un jour
un autre est retraitéil met du beurre dans les épinardsen travaillant    
 un autre et puis un autre encoredes millierscomme ça  
qui aimeraient partir      
  revenirles poches bourréesde dollars   
acheterune petite maison les études du gosse    
       la voiture


on arrive à l’hôtel le portier me salue      
  bonsoir m. le consul   il y a du monde déjà 
   bonsoir    
    je suis un peu en retard   
    je m’approche du baroù reposele vin 
      tant mieux 
tous les notables de la ville sont làen rang d’oignon    
fonctionnairesmilitairespoliciers     
 hauts- gradéschefs d’entreprise     
je serre des pognes   absorbés par le discours   
     du directeur du journal
     qui parle de la guerre civile
   le mondeles droits de l’hommela pressela démocratie l’éthique
  vingt ansd’informationsau service du citoyen
c’est très chiant  ilremercie le chef de la policed’être venu
ainsi que le généralmachin    
 
 
 
  
  garants tousdeuxde la liberté  d’expression
   tout le monde applaudit  
 
avec conviction
  
on peut enfin picoler       


  j’attaquele vin rouge  un verre 
    vous n’allez pas recommencer   
     dit une vieille peau habillée à la mode 1900  
elle me plante làtout seul au milieu de lafoulecomme personne ne vient jamais dans leur trou
       ils sortent les mêmes vieilles pelures d’antan
    qui font chic ici   
      des machins miteux de la foufoune partout
 un barbum’accoste c’est vous qui bossez pour total  
     hanon pas du tout
     vous devez confondre avec un autre qui me ressemble
 il est surprispourtantj’étais persuadé que on m’avait dit  
      hé bien on s’est trompé voilàtout


  pfffffff      
le vin est mon ami dans ces cas-là   tiensj’en prends encore un verre
 juan     encore un autre
arrive  je suis soulagéqué milagro abrazos 
   de le voir nous commençons à boire tous les deux  
   lui aussi  juan est cadreur 
pour la télévision    s’il était américainpeut-être qu’il travaillerait à hollywoodou cnn
 maisnonil bosse pour la télé locale les multinationales s’intéressent assez peu à nous  
on vit  en dehors du monde   on est ailleurs 
je ne sais pas si c’est bien  cette solitude non je ne sais pas  
 c’est peut-être bien loin du monde perdu  
    les enfants faméliques la junglela poussière 
allumer laradioet entendre sur la station pie XII   
    l’animateurvanter l’exercice de la prière
 la prière     maintenant 
     le désert les collines de sable
le vent qui  souffle le démon   
     dieu  


juan me tape sur l’épauleviens sortons      
  on va ailleurs il faut profiter del’abondance parce que bientôt
on va manquerde touteaugazpainspaghettitu as fait des réservesoui
   on prend un autre taxi    
 il y a des femmes en hauts talons shorts sur le trottoir  on ne voit pas leur visage
  le taxi roule la vitre ouverte     
        
 on s’arrête      
    des bandes de jeunespicolent 
        
 adossés à      
  leurs voitures customisées  éclairées par des néons bleus
 on entre dans le bowling juan me demandeon joue aux dominos   
      ouaissi tu veux
un étudiant nous interrompt c’est toi qui recueillesdes témoignages sur le che
 hein      
juan rigole on commandedeux  cuba libre 
    on joue   
on discuteil me ditj’ ai encore changé de fiancée     
   rien à voir avec l’autre moins bobonneelle ne cherche pas forcément à se marier
ou à avoir des enfants tant mieux je te la présenterai un jour d’accord


     0je 
 5660 02
  1  0  
21 15544
  1     
22661133
0       
perds     je perds toujours   
à ce jeu-là  on boit encore  puis on se quitte 
       bourrés
   a la prochaineguey   
 
 
dehors      
 un gamin accroupi      
    sous un réverbèreéteint  vend des cigarettes
       à un peso
   je lui en achèteune   
     il me l’allume à l’aide d’un briquet spécial
gracias  hijo    
     je m’enfonce loin 
      plus loin 
      dans 
       la nuit
      les rues sales 
   il n’y aplus personne   
        
le solest jonché de sacs plastiqueséventrés  
      par leschiens
       errants
   épluchures    
    bouteilles videspapiers grascanettes de coca
       ordures

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L’Amérique latine, la coexistence de la pauvreté et de la prospérité, dans une composition tabulaire très originale.

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© Hache et les auteurs sauf mention contraire
Paysage 425 : Vent sur la mer, après-midi, presqu'île de Sicié (2005)