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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Méduses

Antoine Brea

octobre 2005

9

Elle est arrivée un lundi sans valises et c’était un lundi. Alors, elle est venue sans les valises ; après, elle a ramené son attirail. Mais peut-être était-ce un mercredi. Au début c’est exact, je ne pouvais pas l’encadrer. Heureusement, je ne m’amenais pas souvent. Heureusement ça s’est arrangé après. C’est des raisons qui m’appartiennent, sur lesquelles je ne souhaite pas revenir. J’étais sorti du mausolée, reconstitué d’après les escarbilles ; j’étais monté dans un métro n’importe lequel je voulais simplement rentrer mais dedans, une pauvreté d’Albanais dans les loques habituelles chantaient de la rap et faisaient le break dans leur langue impossible en s’accompagnant de musique traditionnelle réfugiée. J’avais changé de wagon ventre à terre, pour pas me garrotter de rire devant tout le monde, pour pas me brûler les tympans déjà fragilisés, et je m’étais retrouvé assis dans ce cercle ancien des suppliciations, installé sur la roue à quatre places — deux travestis aux épaules d’athlètes me faisaient face qui ne bronchaient mot dans la douleur. « Les travestis sont pareils à des sphinx, avais-je réfléchi, aux larges cuisses gainées de bas noirs. » Sur la gauche, un type dans la vitre à la même chemise trop grande que moi m’envoyait des regards spéculaires, remuant en vain sa paire de lèvres, très certainement un habitant des miroirs. Les choses d’évidence s’étaient peu modifiées durant ma mort ; et j’avais ressenti très soudain combien malgré les ravalements à l’extérieur, je restais pour l’instant emmuré dans mon corps, ondoyant sous la viande autour de l’axe vertébral, parcourant les terrains retirés du dos. J’allais bien. Pas si mal. Les spécialistes disaient que j’étais soigné. Rectifié, étrillé, psychanalysé. Révisées les écritures. Or voici qu’arrivé réossé et défroidi à la maison on me regarde de haut en bas et on me fait les yeux blancs et on me barre l’entrée comme aux revenants-de-mort-horrible-rescapés-des-noyades pour des motifs spécieux. Et ce n’était pas gentil. Mais j’étais ivre, peut-être, complètement défoncé au cyanure. Et je devine ce qu’on dira, que ça me regardait pas, que qui étais-je pour m’exprimer ainsi moi qui n’étais personne, un gratuit de l’existence, ravalé au rang d’anonyme dans cette maison-parpaings mangée de mongolisme, aux plafonds infléchis sous des trombes d’escaliers en zigzag, aux maçonneries qui penchent et aux ombres saisies vivantes dans les rainures. Ma mère, je ne sais expliquer ce qui m’était obscène, pourquoi le fait brut de la savoir là et là me délabrait la géométrie. Elle s’est installée peu à peu, tout à coup elle fut partout, chaque lieu chaque objet envahi de présence. Pour ma part, je rendais énormément. Ma mère, tu lui avais confié la clé, la clé sur le lacet qu’enfant petit j’accrochais à mon cou ; désormais elle régnait dans ma chambre, mon ancienne chambre mais pas seulement, son odeur persistait alentour. Ma mère, tu avais accouché en définitive, d’une parole illégitime qui tord-boyait l’estomac. Tu m’avais narré tout plus le reste, rentrée dans les broutilles. La peinture sur les murs, mes dépouilles d’enfant aux ordures, tout. L’incursion de la Bête naturelle, son urine infiltrée dans les angles. J’avais été servi moi qui voulais savoir. Quant à mon père, tu nous l’avais soigneusement réorganisé pour l’occasion. Tu l’avais parfumé, rasé de frais, refrisé ; tu lui avais coupé les ongles en deuil, astiqué son fauteuil et même changé les sous-vêtements. On aurait dit un vrai paralytique, rien que d’ordinaire, allure triste mais potable. Invalide pour les bonnes raisons. Tu lui avais fait passer la race infirme, chassé la rigidité du fond de l’œil ; tu lui avais retiré ses saletés-manies de perclus de maladie inconvenante ; tu l’avais pu atteindre dans son trou plein qui lui poissait au milieu froid du visage. À part ça, tu avais fait la maison belle et propre, désormais elle pouvait survenir. Elle est arrivée un lundi sans affaires et c’était un lundi. Sur le moment, la pluie s’est affolée, qui a cessé brusquement. Soudain ma mère chez toi il a fait grand soleil — bizarre dans tes terrains marneux où par tous temps il déluge. On se serait dit en août. Juin minimum. Ce ne pouvait être en mai, saison contraire où j’étais emporté par une épidémie de suicide. Avril non plus, où je vivais un mois au seuil de la démence. En février, je dégringolais amoureux, me brisais l’os, restais sur le carreau nombré parmi les morts. Ma mère, je me rappelle que le soleil s’est pris d’un coup à reluire ; et que les taons dans les arbres se déchaînaient sans raison. Quelque chose de nouveau se préparait, la nature le sentait, en plus tu me l’avais dit, à moins que j’eusse tout deviné, ou que l’on m’eût tiré les brèmes.

Ma mère, je ne t’ai pas posé de questions ma mère, qui n’est pas dans mes règles. Seulement, quand je suis débarqué, tu es passée aux aveux. Dans un premier temps tu ne t’es pas laissé faire, tu m’as donné des fils à retordre ; mais au final par crainte des coups, tu t’es mise à baver. Tu as parlé dès l’abord de ce rêve que tu faisais, qui revenait, t’obsédait, te faisait peur de dormir : le retour de ta propre mère séquestrée dans une boîte sous la terre. Tu as dit maintes choses encore sous le couteau — désirs, hantises, atterations et masochismes. En vrai, une fois qu’on t’a eu démarrée, on pouvait plus t’arrêter, tes muscles étaient partis, t’aurais lâché n’importe quoi. Il a fallu te calmer avant que tu nous inventes des Juifs de guerre planqués plein les penderies. Par la suite tu t’es tue, tu t’es reposé la langue. On s’est chacun décontracté. Aussi, fallait voir l’expression drôle que t’avais, tenue la tête sous l’eau. Par bonheur, je n’ai presque pas eu à te caresser les côtes du bout de ma semelle, quelle qu’en fût ma gourmandise. Tu as craché tout le morceau sur la table d’un seul trait ; ensuite on a fini d’en discourir. J’ai eu à peine besoin de te tabasser dans la gueule ; de ton côté tu n’as pas eu à en terminer de respirer. Tu as laissé tomber les sinuosités, tu as dit tout tout de suite et tout le monde est resté entier, plus personne n’a souffert. À moi, bien sûr, ça m’a fait chier. Ça m’a fait de la peine. Ma mère, au départ franchement, tu m’as fait de la peine.

Oh je sais plus moi ça, j’ai les troubles mémoriels. C’est un problème connu en psychologie — ç’a rapport avec l’anus. Je ne vois pas bien qui elle était de son métier, ni sa raison sociale, mais tu l’avais recrutée dans les Pages jaunes. Mon corps se souvient pas, les organes en sont abîmés. Ma mère, je me revois te laisser cent trente-treize messages et toi, tu ne rappelles pas, jamais. Ton fils te crie au téléphone et toi, tu ne réponds pas, en plus tu ne rappelles pas. Difficile à avaler, hein, et pourtant. Tu sais, si un jour faut payer, l’ardoise est lourde, sans vouloir t’inquiéter. Mais bon au bout du compte comme j’insistais, je parviens à t’avoir. Ma mère, je te le demande, puis-je faire confiance encore à mes sens lorsqu’ils prétendent t’avoir entendue dire non, non pas ce soir chéri, tu ne devrais pas venir. Est-ce ta voix rose vraiment qui prononça ces paroles sans y penser, comme on débite ses prières-pour-la-Vierge. Ou bien alors est-ce que je me fais des idées concrètement. J’avais le téléphone comme ceci, tout contre mon oreille, et toi de m’expliquer la gorge basse et avachie que dorénavant il y a quelqu’un, que ce n’est plus pareil, ce le sera plus jamais, qu’il y a celle-là enfin que depuis tout le temps tu poireautais. T’avais fini par décrocher. Non pas ce soir chéri, on ne mélange pas les poignards et les fourchettes. Tu te criais sauvée, prise de trémulations pythiques, tu faisais de l’eau avec tes yeux tu criaillais ça y est c’est v’nu le Jour ! Je suis débarqué le soir même. Je me suis précipité sans crier gare mais c’est elle qu’a ouvert. Ce jour-là il faisait embelli niveau temps mais ça n’a pas duré. J’ai sonné à la porte et elle a dit qui est là et j’ai dit c’est moi-même en personne. C’était elle la créature souterrainement qui façonnait mon hécatombe ; elle la funèbre dont tu louais les services à bas taux. Elle m’a dit tire la chevillette et la bobinette cherra ; alors j’ai tiré la chevillette pour que la porte chût. Ma mère, j’étais revenu, heureux que tu aies pu trouver enfin quelqu’un pour me succéder, te prêter assistance, se répartir mon père. Elle était aide à domicile, du moins c’était ce qu’elle prétendait, et elle était à vendre. Je ne sais pas trop d’où tu l’avais tirée — certainement dégottée dans un trottoir hissée rincée du caniveau. Elle s’était présentée nippée en infirmière, t’avait dit des paroles, elle t’avait exhibé ses faux brevets, sur quoi vous vous étiez entendues. À moi, elle ne m’inspirait rien qui vaille, sans bas ni sa culotte sous sa blouse. Elle assurait à qui voulait l’entendre faire ses recettes en répondant à des annonces ; c’est comme ça qu’elle t’avait abouchée, disait-elle, mais toi tu ne jurais de rien. Par la suite, il a été permis de vérifier : elle était bel et bien inscrite sur les registres de la chambre des métiers ; sur les listes, un patronyme comme le sien figurait ; un numéro était attribué au titre d’

Accompagnatrice médicale — Spécialiste en personnes mortes

Au départ, ç’avait été pas plus compliqué que ça : elle avait sonné, pleuré, elle avait nulle part où aller ; là-dessus vous vous étiez assises, elle t’avait dit ses prétentions et vous aviez cocontracté. Elle avait débardé un beau jour sans prévenir, comme sainte Rita à qui on avait rien demandé, larmoyant la tristesse chaude et tiède. À moi, personne ne m’avait consulté. On ne m’avait pas sonné l’oracle. Ça s’était décidé très vite : tu te paierais ses prestations ; en échange de quoi, il était stipulé au contrat que tu fournirais la pension. En tête-à-tête, vous aviez levé vos verres, vous aviez descendu un litre de gin et la messe était dite. Vous vous étiez signées. Tu avais apposé les croix. Tu gaspillais mon héritage. Ma mère, tu semblais comme hypnotisée, c’est là que j’ai commencé de comprendre. À renifler la mort experte déborder de ses nouveaux vêtements.

Avec le temps, je suis repassé de plus en plus. Ma mère, mon père, je vous ai envoyé des écritures précisant mes sentiments, mon désir de renouer prochainement votre attache, dans un ultime effort avant que tout finisse. Mon père, ma mère, faut dire que j’avais pas le droit d’être lâche, j’avais beaucoup de travail en retard et des tas de prophéties à accomplir. Avec le temps donc, je suis revenu tant et mieux — mais je m’en méfiais de l’autre, et je me suis dépêché de mettre au point une série de mouvements et de prises et de contres pour assassiner sa magie ; j’ai avalé un stock de poudres et d’onguents-la-langue-noire que je m’étais constitué en prévision des samedis douze et des vendredis treize ; j’ai développé toute une dureté d’attaques rapides et de techniques de jambes et c’est vrai que j’étais plus tranquille après ça. Toi, ma mère, qu’avais pourtant la tête sur les omoplates, tu n’avais pas l’air de te rendre compte. Décidée à tout ignorer de la science de mort pratiquée sous ton toit. Bref, j’ai recommencé à calculer les jours pour reprendre régulières mes visites du dimanche. J’étais prudent. Au matin, j’appelais, disais une heure, puis j’arrivais en décalage exprès chaque fois pour être pas pris de surprise. J’avais peur, mais j’étais préparé. J’avais respiré toute une malfaisance d’encens yuza-yuza et je m’étais fait claquemurer des nuits exprès dans une église de hameau millénaire pour apprêter tranquille mes venins-tue-la-mort et immoler des boucs. De toute façon malgré les risques, j’avais pas le choix il fallait que je vienne : je pouvais pas laisser mon père sa tête désaffectée pendre entre de telles mains. À certains signes, j’ai vite fait repéré que ta pensionnaire ma mère elle s’en crachait pas mal de mon père ; j’ai vivement soupçonné qu’elle s’en occuperait pas du vieux, qu’elle le laisserait traîner pour le faire mourir aux courants d’air et puis qu’en prime ça serait ma faute. En vérité c’est moi qu’elle étudiait, sur quoi elle renseignait, fouinant mes affaires sales dès que j’avais le dos tourné. J’ai démêlé proprement ses projets, les pouvoirs antifaméliques qu’elle dirigeait, ses saloperies pour tôt ou tard me faire subir un rendement de rapports bestiaux. Ma mère, je te savais complice sans y voir clair ; et je cernais dans ton esprit laissé vacant les traces de ses manutentions vaudoues. Elle t’avait convaincue qu’elle était la bonne — bonne à me marier, à me faire procréer, revenir à l’envi en visite les dimanches des semaines. C’était là votre accord : elle devait effectuer le ménage, pratiquer des lavements, faire défundre mon père et aussi s’allonger sur moi. De ton côté, tu n’en finissais pas de plaider sa cause. Tu alléguais qu’à son âge encore jeune c’était humain pour les raisons sanitaires qu’on imagine ; c’était harassant ses corvées toute la sainte journée, se coltiner un grabataire la cervelle en camelote, le laver, l’installer sur le siège, l’arroser d’eau cochonne et l’enduire de saints chrêmes ; c’était difficile et il fallait avoir le droit de compenser le soir avec un homme, se frictionner à sa peau, à ses nerfs, à ses veines, et exiger de boire ensuite dans ses substances peccamineuses. Ma mère, vous ne vous étiez pas trouvées pour rien toutes les deux ; j’ai détecté dare-dare vos combines et clins d’œil astucieux. Ma mère, brusquement tu avais redécouvert le sourire, tu te disais heureuse d’avoir une compagnie et puis qu’en plus je repassasse si fréquemment. De concert, vous riiez de mon père, son air béat ses manières coites, son plafond décollé à la sainte Barbe. Pour ma part, je me débrouillais pour faire au mieux : être là le dimanche ; chaque semaine, griller un peu d’essence ; en profiter pour me taper le beffroi, le soir à dîner, usurpant la place nette de mon père. Pour surgir, sauver les apparences malgré tout, j’invoquais de temps à autre les salutations nécessaires à mon père — mon père handicapé tant qu’il y avait du temps. D’autres fois, j’arguais de ce besoin si humain, immense, d’accomplir au jardin mes dévotions, mes holocaustes du quantième, m’étendre un instant ventre au ciel sur le sépulcre vide de mon frère. Ma mère, dans ces cas-là tu mettais ton doigt dans ma bouche, tu disais chut, chut, la paix, tu montais sur tes grandes épingles. Tu disais chut, non, tais-toi, ne raconte rien ou je lâcherai sur toi mes chiens de traque sans muselière. Dans mon cou, je les sentais déjà tes carognes, je les sentais les horreurs se précipiter bêlant des lunes pleines. Ma mère, tu me rendais nerveux, tu disais que c’était folie que tout moi. Je t’ai parlé de choix mais tu n’as pas compris. De fait, on ne revient pas en arrière. Cependant sur la fin, comme je prenais congé, je t’entendais derrière la porte plaisanter-harceler la pensionnaire amoureuse. Je devinais celle-ci collée à toi dans les rideaux observer mortement l’éloignement de son objet d’envies intestinales. Je la sentais lorgner jusqu’à la fois d’après étourdissant des déchirances magnifiques. Moi, je sortais sous la pluie sans me retourner. J’enfonçais ma peau vive dans la carcasse de ma voiture. Je m’écartais pour toujours jusqu’au dimanche d’après. Sous le volant, quand je vissais la clé, le moteur explosait.



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Glauque, toxique, informe, saisissant de lumière filtrée colorée et de pure beauté, Méduses met en scène un narrateur aux prises avec des femmes, un ami d’enfance mal en point, une mère qui se dérobe. Un texte puissamment ouvragé, drôle, grandiose et incomplet.

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