Littérature     Essais 

Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

Présentation    Textes    Livres    Presse    Archives    Proposer    Contact

Del loco

Hervé Chesnais

mars 2000

C’était à cent et mille et plus des limites aimées. Eye-liner à la main, la chiquita cheap cernait les heures sur le visage des hommes, un matin de bordel, de guipures sales et d’embrocation, nuisette de satin synthétique et ronflements de péons repus. En face, sur le mur de l’église de la mission, l’ombre du prêtre prêchait le silence sur le mur de soleil. En vain. Quand tombe le bras du christ de plâtre et qu’il saigne, que son sang ne signifie rien, tant sa mort est consommée, il faut partir, dans le grand fracas des portes de la campagne, la cloche fêlée du campanile, tandis que les preachers jurent tous les saints qu’Il est là, qu’Il nous voit, qu’Il nous aime et nous pardonne, du moment que nous regardons adventist channel.

J’avais perdu mon pneuma. C’est donc dépucelé que je me suis levé et que j’ai dit : je ne fuis pas je quitte, que le père a répondu : si tu quittes, no way back, pas de veau gras, si tu quittes tu es mort à mes yeux, et ta chienne de mère, je lui interdirai de te pleurer, si tu quittes ton nom disparaîtra du registre de l’église, et même de celui de Salt Lake City, nul ne te reconnaîtra plus, si tu quittes, laisse là ton nom et pars sans naissance. Je n’ai rien ajouté, mais pris ma vieille moto italienne dont j’aimais l’échappement bleu, l’odeur d’huile brûlée. J’avais envie de routes, de pannes, d’étapes et de détours. Je cherchais la maison sous la mer. La maison sous la mer, c’est ce que je me suis dit. Ca prendrait du temps. J’avais tout le temps. Le bras du christ pouvait bien saigner maintenant, fuck ! j’ai pensé, mais je n’ai rien ajouté.

Avant, j’avais rêvé le rêve des autres hommes, une ferme cossue, mon nom sur le porche et les murs chaulés deux fois l’an. J’y aurais bu des verres de tequila. Un patio pour un peu de fraîcheur. Pour me servir, une veuve à mantille. Ma femme ne serait jamais sortie de sa chambre. Moi seul j’en aurais eu la clé et calla te, niña, mon foutre pour ton ventre, une tribu d’enfants, ton bassin élargi. La veuve au manteau d’araignée, duègne idéale, t’aurait accouchée sans mot dire, puis m’aurait huché au hamac, ivre et fier de ma queue de cuivre, aveugle devant ma face répétée sur le visage de mes fils, la promesse de ma mort. Mais le bras du christ est tombé, c’était à l’église de la Mission, il a saigné sur le bois de l’autel, sans la moindre signification. Ce bras n’indiquait plus rien, il fallait partir : je me suis levé et j’ai dit : je ne fuis pas je quitte, d’un seul souffle. Je cherchais la maison sous la mer.

J’ai voyagé longtemps. Loin. J’ai connu les pannes et les étapes. On m’a volé ma moto, j’ai volé des voitures, des ânes, des chevaux, j’ai marché, j’ai dormi sous des arbres, dans des wagons de planches. J’ai traversé des contrées sans filles, bordées d’océans bruissant de laminaires dont les langues douces font monter le plaisir. Mais déjà loin des frontières connues, rien pour me dire si la maison était, si mon plaisir aux algues procédait d’intuition. Des Apaches aux longs foulards de soie se riaient à m’entendre. J’étais fou qui cherchait le sel et le sel était rare par les mesas brûlées dont eux seuls découvraient les ombres secrètes, les herbes cachées. Ils riaient en disant : J’en sais un assez divin pour aller se noyer ! J’étais plus près de l’Esprit que le Contraire, mais encore loin de la maison sous la mer. Et ils disparaissaient après m’avoir donné de l’alcool et des champignons.

Continue ! me disaient les nuages dont les figures coulaient comme fleurs d’eau sous le givre, Continue ! poussière dans un vent de poussière sale entre deux rues désertes, j’ai continué, go on, go west, go anywhere but go c’était une seule parole par toutes les contrées, anywhere far from this hell, please leave and tell what you have seen and what we have become, please go and tell. J’ai promis et j’ai continué, sans autres détours que ceux du chemin, j’étais sans être, me retrouvant à sourire à des serveuses blondes qui ne me disaient rien, dans des chambres louées cher pour une demi-heure de draps douteux et d’eau de violette, ne sachant rien de ma dérive, ni de l’orée. Je demandais à la fantaisie des lits visités quelque amer au cercle noir d’où j’aurais pu pointer la maison sous la mer.

Je savais le ciel sans étoile, et les étoiles nues dans le gouffre de ma mémoire, sans nom, sans être ni figure, sans naissance. J’aimais les parcours sans espoir, sans omettre d’espérer de mes pas, et ma voix n’était que questions aux compagnes d’un soir, les lentes femmes aux gestes sûrs les matins blancs, les mains tendres sur ma peau comme à l’offre du café, toujours un peu brûlé. Leur douceur sans tristesse ne liait rien en moi, leurs lèvres n’attachaient pas, leurs langues n’étaient qu’adieux sans regrets ni désirs. Leurs yeux attendaient déjà le prochain voyageur, déjà j’étais un souvenir, et mes rêves vains leur revenaient comme un sourire. Les métisses dont les songes sont brassés me demandaient de leur écrire l’issue. Je promettais, ne m’engageant à rien. Je les quittais à l’aube et leurs enfants pouilleux m’indiquaient un chemin avant d’aller creuser des galeries de mines dans les veines argentifères. Ils ne trouvaient rien qui puisse leur appartenir, et poitrinaires ils mouraient à dix ans plus vieux qu’on ne saurait être, poussiéreux pour toujours, avec des rêves de poneys enfouis en eux. Je le savais, j’avais eu les mêmes.

Rien ne m’arrêtait, ni la carte de Golconde, ni l’œil du vieux lama, ni les loco ! murmurés au passage de ma monture en fatigue, ni les crachats sur mon blason aux trois gemmes sodées sur ciel ultramarin, qui gondolaient le carton et brouillaient le dessin. Parfois une putain tiède parlait du sexe, sifflant des mots mous comme des bouts de viande, m’insultant et m’encourageant ensemble : Va, disait-elle, venge-moi des salauds aux verges-lances, va féconder la mer et engendrer mes sœurs vengeresses, va me tuer un peu plus, va violer les méduses et faire des enfants bleus aux chairs translucides dont les baisers de bâtards me combleront d’urticaire et enchanteront mon vagin mort d’un dernier orgasme chaud, chaud, chaud !

Mes mains n’étaient qu’ampoules et mes joues crevasses. J’étais monde même au monde, de douleur, de souffrance, et mon seul onguent résonnait d’échos pleins, aquatiques, salins. Un seul hôpital pour ma paix, fuck ! (maintenant j’osais le dire), alors je repartais, dépliant ma vieille carcasse, peinant à enfourcher une vieille carne pourtant pas bien vive, ne pensant plus que par éclipses, désormais si abîmé que je n’attirais plus les voleurs, et que les filles ne croyaient pas que je puisse les payer. Mais jamais je n’avais tiré si juste, et j’aurais pu me faire craindre ou aimer. J’ai tué des renards et des ours, j’ai vendu des fourrures et des esclaves, j’ai joué aux dés j’ai tout perdu, j’ai tué les joueurs mais pas retrouvé mon or. Fuck ! j’ai dit (maintenant je le disais souvent) et je suis reparti.

Il y avait des vergers dans les déserts, des faux edens tracés comme au compas autour des rampes d’irrigation. Je survivais d’oranges dérobées et dieu ne m’était rien. Moïse sans magie, je le méprisais face à face, lui disant que rien, même lui, surtout lui, ne me montrerait la maison où loger, qui je devrais aimer. J’ai laissé ses anges aux duvets d’éphèbes nordiques louanger leur seigneur rogue et brandir leurs anathèmes aux cuivres pâles sur mes pas poussiéreux : d’aucun monde, pas même de celui que ma marche essayait de tracer, ils pouvaient disparaître, comme s’évanouissent les ombres au crépuscule, et leur dieu continuer de mourir en leur compagnie d’ectoplasmes. Il faut désespérer des illusions sans beauté. Je cherchais la maison sous la mer.

Je ne l’imaginais pas. Je la savais lointaine et peuplée d’enfants qui se nourriraient, bleus, des lueurs ultramarines. J’attendais des amours médusées dont les saillies brûlantes me seraient plus nécessaires que le plaisir. Par légions, j’entendais repeupler l’océan de mes créatures. J’aurais baigné dans les laitances, plongé dans le spermaceti des plus grands cétacés, déchiré l’hymen tenu des hydres. Assoiffé, je rêvais de rivages et d’écailles, de coquillages ouverts et d’hippocampes étonnés.

Sueño de loco, ânonnaient les bigotes aux chapelets d’ivoire, à chaque passage de canine entre leurs doigts parcheminés, avant l’incisive je-vous-salue-marie et la molaire notre-père. Les dents brillaient, que la peau nicotinée des doigts astiquait, mécanique, de ce geste échappé d’une autre ère, d’avant la mort de ces vieilles qui se croyaient vivantes alors qu’elles puaient la charogne. Leurs corsages noirs, deuil de leur deuil, se secouaient avec mépris à mon passage, dispersant au vent des cendres de mauvais cigare. Elles crachaient en mâcheuses de chiques de longs jets marron de salive qui retombaient entre leurs jambes. Le sable immédiatement, redevenait blanc comme leur rage à me maudire. Elles en appelaient au peuple, à la race, au clan, à tous les saints qui dorment par leurs cimetières, sans réveiller grand monde. Je ne faisais pourtant que passer, laissant parfois un bâtard à leur fille, une balle dans le ventre des fils arrogants. Je cherchais la maison sous la mer.

Je rêvais de brûler les étapes. J’ai beaucoup brûlé de bois au bivouac, quelques cervelles aussi, par nécessité plus que par conviction. Mais aucun détour ne me fut épargné, ni aucune épreuve. Qu’on lise si l’on veut les tatouages sur ma poitrine, les traits scarifiés sur mes traits. Ils attestent que je n’ai jamais fui ni dévié, quand bien même mon errance pouvait le justifier. J’ai crié sous les brandons, mordu ma ceinture quand le poinçon m’a percé l’arcade… Mes pas n’ont pas tremblé lorsque j’ai voulu savoir si la souffrance ressemblait au chemin. J’ai même aimé sentir les flèches de Géronimo éprouver ma folie : je croyais qu’elles m’indiquaient une voie dérobée. Mais elles restaient indéchiffrables.

Mes dents sont tombées une à une dans mon sommeil, mes cheveux par touffes sous mon chapeau rongé de sueur. Je suis devenu presque aveugle, au point que je ne puis viser avec ma vieille carabine, que je tire au jugé, sans même me repérer aux bruits : je n’ai jamais bien entendu. Je ne me lève plus qu’avec peine et l’on ne me craint plus quand j’entre en ville frapper au bureau de l’aide sociale. Il y a là une jeune femme très propre qui se force à me sourire, qui m’appelle « señor », et soupire en regardant mon dossier. Elle remplit pour moi les papiers nécessaires pour l’allocation logement et le remboursement de mon râtelier. Bientôt, j’aurai des lunettes. J’ai déjà un bon pour entrer aux bains municipaux. On ne me veut que du bien. On fait comme si tout allait bien, était normal. Moi aussi. Très poli avec la dame, je lui souris avec mes dents neuves qui sentent bon le spray riclès. Moi aussi je fais semblant. J’attends que l’aide sociale me répare, pour repartir. Je cherche toujours la maison sous la mer.

Del loco : « à propos du fou »
Sueño de loco : « rêve de fou »

du même auteur chez Hache:
précédent | suivant

Imprimer ce texte

PDF à imprimer

 

© Hache et les auteurs sauf mention contraire
Paysage 816 : Balagne, Corse (2009)