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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Cimes en abîmes

Jean Figerou

septembre 2007

La Première Dernière Balade (2/2)

Oufffhheu ! Je suis refusé d’intelligence et décédé pour la réflexion en montagne. D’habitude en bas dans la vallée je pense tout le temps. Je pense tellement que c’en est une maladie. Mais là-haut aux cimes, je suis libéré de penser mais que c’en est une contamination ! Je me grimpe toute la montagne imbécile ! Si ! Par exemple en vallée je suis très attentif à demain, toujours, je porte mon avenir en devanture et toujours y pense et y ressasse mais là je n’ai pas de demain. Tant je suis vidé de découragement. De coutume je porte l’avenir comme la femme l’enfant. Ça me titille le neurone, m’agace la réflexion et m’active le cervelet. Mais là à hauteur de cime je suis bête, je ne porte pas l’avenir, je ne le sens pas. Je le porte défunt et me porte défunt. C’est ça ! Je suis enceinte de l’épuisement quand je grimpe. Oui. À ne plus penser. Et c’est mortel.

Ça me prostitue la montagne, me prostitue de douleur. J’ai la gorge épluchée vive, comme brûlée par le gel de l’air à ne pas pouvoir mâcher, à ne pas pouvoir manger de quatre jours. C’est cruel la montagne. On se demande vraiment pourquoi on monte si haut pour souffrir le martyre. Faut être maso en démence. Tellement je ahane, j’ai le palais grillé à peler par le glacé de l’air. Je respire la bouche ouverte tellement je suis essoufflé quand je grimpe, la bouche toute grande ouverte en béance en permanence, tout l’air me pénètre et s’engouffre dans ma gorge et la glace à l’arracher. J’ai le palais comme en sang tout écorché de souffrance. À hurler à chaque bouchée. À ne pas pouvoir manger pendant des trois jours d’affilée les trois repas, à ne pas pouvoir les ingurgiter aucun. Je ferais mieux d’arrêter parce que je me consume. Quand on peut même plus manger de fatigue et de douleur, faut mieux arrêter avant de crever définitivement ! On peut pas porter sa fin dans sa gueule, c’est pas décent dans un pays moderne qui est censé ne pas souffrir de la faim. Dans un pays sous-développé en voie de développement c’est envisageable d’accord mais pas dans un pays sur-développé comme les Pyrénées ! D’ailleurs je préfère pas me voir, quand je me vois, je me fais peur. Mais peur à périr ! J’ai la gueule d’un vautour chauve, c’est dire. J’ai déjà la tête d’une charogne tant je suis harassé de grimper. Hein ? On dit un vautour fauve ? Peut-être mais moi j’ai le minois d’un vautour chauve ! Ah mais !

Comment dire ? J’ai la tête en béchamel ou plutôt entre le cassoulet et la béchamel, c’est plus juste-précis dit comme cela ! Je suis tout en vaporeux de vapeur dans la tête. Cumulé de vertiges. Une gaze dans le souffle du vent. J’irai pas loin, je suis déjà envolé. Comme une chute, une chute ralentie, pas encore tombée mais une chute. Chacun de mes pas est trébuché. Parce qu’à ces altitudes-là la grimpe est un escalier. Mais un escalier mal équarri et géant de marches bosselées. Oh douleur ! Elle aura été ma compagne pendant toute cette ascension.



Combien il me reste à grimper ? Dans les 400 mètres facile, facile ! Oh oui ! Au moins ! Au moins. Attends, je vais… ! Non fais pas ça ! Tu vas tomber. Et si tu ne tombes pas, tu vas rencontrer le vertige. Tu es trop fatigué, dès que tu lèves la tête, elle tourne. Non mais juste un peu ? Non, je te dis ! Arrête de comploter ! Même un peu ? Même un peu ! Arrête de revenir à la tentative chaque fois ! Juste un peu, je voudrais bien savoir combien il reste encore à grimper ! Combien de temps encore j’ai encore à souffrir. Tu sais très bien que dès que tu lèves un peu les yeux, tu dois lever aussi la tête pour voir, pour que ta visière ne te cache pas l’avenir et tu perds un peu l’équilibre, ça tourne et chaque fois tu manques de tomber. Et à tomber sur le schiste, tu risques de te briser le ménisque ou je ne sais quoi de particulier au genou ! Si ! À ton âge on ne grimpe plus en montagne comme une chevrette ! 64 ans ça plombe les guiboles et ça vous rétrécit le muscle. Qu’est-ce tu crois ? Que tu peux encore jouer au joli cœur à séduire les marmottes ?

Grimper, grimper, grimper. C’est fastidieux tout de même la montagne. Faut être taré de la conscience pour aller s’esquinter en montagne et friser l’infarctus à chaque pas alors que tu n’as rien à y faire et que rien ne t’y oblige ! Ça tient de la démence, je crois. De la pure folie sénile ! Faut être ravagé des mandibules du haut pour aller à l’agonie ! Ainsi ! Le plus dur, c’est de les compter comme ça. Un pas, un pas, un pas. Un autre pas. C’est une manie, je peux pas m’en empêcher. Alors que ça sert à rien. Sinon à doubler la peine et quintupler l’effort. Ça m’énerve, mais ça m’énerve ! Je ne devrais pas, que je me sens fatigué du cœur en permanence maintenant que la vieillesse des mes artères a rattrapé les incommodités de mon âge. D’ailleurs dans l’incommodité, il y a toujours de l’incivilité, je trouve. Et j’ai le cœur incivil, il sue la faiblesse, il va lâcher. Sûrement. Qu’il ne va pas tarder à lâcher, sûr. Et toujours un pas et un pas et un pas. Que c’est lassant, sûr que je vais partir du cœur. Encore un pas et… Je peux pas m’arrêter de les compter. C’est un vice. Un vice extrême et constant. Tout le temps je compte, toujours sans fin je comptabilise mes pas à croire que toute ma vie j’ai été comptable.

Boudigue ! Je suis liquide. Et même marais comme cette tourbière et me répands comme fontaine tellement que je ahane sous le brûlant de l’air avec ce putain de soleil qui chauffe plus que les bains de vapeur aux thermes de Luchon ! Oullallaah ! Ça va pas ça ! J’ai les tempes qui battent ! Les tempes me démangent derrière la nuque à me faire mal ! À battre tambour en très grand ! T’affole pas ! T’affole pas ! Oui mais ça c’est l’AVC dans la demi-heure ! Lève pas la panique ! Mais je te dis, je sais ce que je dis. Je suis dans le mortel. Allez, lève la tête, jette un œil pour voir combien il te reste à grimper, j’ose pas. Surtout pas immense couillon ! Si tu lèves les yeux, le ciel va t’emporter ! Tu vas basculer et tomber dans le vide, ton cœur ne résistera pas de tant de frayeur, il va décrocher, paniquer et abdiquer et cesser la bataille. Et t’as pas fini de tomber ! Et tu vas terminer mort écrabouillé-déchiqueté 400 mètres plus bas, voilà ! Parce que je sais pas si tu as vu la pente mais elle est sans répit, c’est plus que la chute assurée jusque dans la neste*. C’est pour le coup que j’aurai le plafond bas à vie. Ou à mort plus justement dit. Il battra plus, il battra tout plat même, plus que tout plat même, il battra plus du tout du tout ! Arrête, arrête de te causer malheur, tu te fais monter la tension ! C’est malin ! Avec tes petites peurs mesquines tu viens de te faire monter la pression artérielle, en intense. Bravo ! C’est fin ! Ton cœur bat en tachycardie maintenant. C’est malin ! C’est finaud !



Non mais là, non mais là, attends ! Je suis mort. J’ai jamais connu ça. Il galope, il a jamais battu aussi fort. Que je croyais même que c’était pas diable possible ! J’entends que ça. Il se chevauche même ! Mes deux artères de l’occiput qui battent à éclater. Elles me gangrènent la migraine. L’heure est misère pour moi. Quelle idée j’ai eu de gravir le Sacroux ? Comment peut-on être aussi bête ? Que ça sert à rien. Comment peut-on vivre en étant aussi bête ? Oh t’inquiète pas, tu ne vas pas vivre très longtemps maintenant avec tout le surhumain que tu lui imposes à ton pauvre cœur qui n’en peut plus mais ! Oh mais qu’est-ce qu’il cogne, il va me défoncer le thoracique ! Pourquoi faut-il toujours que j’aille à l’inhumain ? Pourquoi faut-il toujours que j’aille grimper ? C’est de l’incontinence, pardon, de l’inconscience à mon âge vu dans quel état de compote la grimpette met mon cœur ! C’est plus du sport, c’est de la pathologie, cela relève du psy ! Je suis pas encore contaminé par la maladie mais à la vitesse et à la fréquence où je grimpe ça ne saurait tarder ! Je ne comprends pas comment je peux encore aligner un pied devant l’autre ? C’est plus de l’automatisme, c’est de l’abandon, du suicide programmé. Purée, c’est pas possible ! Comment peut-on avoir autant d’eau dans le corps, j’ai déjà dû écluser 8 litres de sueur ? Au moins ! Au moins ! Je ponds plus d’eau qu’un chameau ! Et je sue plus qu’un sauna. Allez, arrête de berguigner dans ta tête, tu vas te fatiguer pour rien à tourner à vide dans ta tête, tu ferais mieux de marcher sans penser, tu souffrirais moins ! Que tu te gaspilles à te tresser toujours la complainte, ça t’allégerait ! Au moins la tête ! Et pour ce à qui à quoi que ça sert ? Ohlala ! Il me reste au moins, au moins encore 350 mètres ! Au moins ! Je n’ose pas regarder. Et puis ça pourrait me renverser la tête ! Je suis en nage de fatigue. Il monte encore en pression. Badaboum et badaboum badamboubou boub boum ! Oh ça déraille ! Je décroche ! Oula, avec ce cœur qui dégringole dans le rythme emballé, je me lis l’avenir sombre ! Il aurait dû les faire moins hauts les sommets le Bon Dieu ? Ne serait-ce que par charité chrétienne. Parce que quand même quand on grimpe pour rien avec tant de souffrance, le plaisir est plus que réduit, il est même négatif d’être calvaire et ça c’est mesquin de la part de Dieu. Ça fait très ladre ! On ne grimpe qu’avec le plaisir du malheur dans ce cas-là. Pourquoi faut-il qu’il nous bouffe la vie au malheur alors qu’on était parti chaque fois pour une petite excursion de bonheur ? Y a des fois même je me demande si… surtout en montagne, si Dieu n’est pas jaloux des hommes. Je me le demande même tout le temps en montagne. Et pas qu’en montagne ! On a même l’impression que si le Pic du Sacroux il faisait 10.000 mètres de haut, Dieu il aurait l’impression d’être plus grand ! C’est un orgueilleux Dieu. Et il a toujours manqué de modestie. Et moi qui continue à grimper comme un imbécile que je suis. Je suis en angoisse cardiaque, je suis tellement en fatigue avec mon corps.

Je ne devrais plus monter, j’ai atteint mon âge. À quoi ça rime ? Surtout que quand on fatigue comme moi, y a plus de bonheur à grimper la montagne. On craint l’infarctus à chaque pas. Alors pourquoi poursuivre ? Pour jouer au jeune homme ? Se faire accroire qu’on est encore en vie, dans le coup ? Sans doute. C’est vain de grimper quand le plaisir s’est enfui, j’ai jamais été si usé, je ne me suis jamais senti aussi usagé. Pourquoi je m’obstine ? Pour ne pas tout à fait mourir. Quand on est vieux, on est comme cette raillère, tout en éboulis et constellé d’éclats de ruines, tout raviné comme la pierre nue, jetée de cailloux et de cailloux en déchets aigus, tout en sillons de grimaces en chaos, écorché de pierres. On n’arrête pas de se raviner la pente avec un petit goût de mort entre les dents. On n’est plus qu’un éboulis éboulé de vie. Et que j’ai mal et que je suis fatigue ohyaillheaye ! C’est la dernière fois que je grimpe, sûr et certain. Faut savoir s’arrêter, je suis ruine et au bord de l’infarctus. C’est tout pagaille dans ma tête, je ne peux plus penser. Si j’ai jamais pensé d’ailleurs ! Si ! Ça vous flétrit la tête la montagne. C’est ça que je devrais faire au lieu de m’épuiser, je devrais m’étendre sous cette quèbe* là qui me tend son ombre là et attendre la mort, tout simplement. Je serais bien là tout dorloté par son ombre en train de m’éteindre, tout doucement, gentiment, un brin de trèfle mâchouillé dans la bouche. Je serais bien plus heureux qu’à courir comme une chèvre et à souffler comme un paresseux ! Ohlala ! Je suis aussi érodé que cette raillère ! Ebé, j’ai plus beaucoup d’espoir de vie alors ! Non.



Oh l’harassement ! Un pas et puis un pas et puis un pas et puis un autre, toujours un pas. C’est pas fastidieux, c’est lassant de répétitions. Et chaque pas qui vous dévaste. Et le cœur qui bat chamade sans fin comme si on lui demandait quelque chose à celui-là ! Je le sens comme confit dans mon thoracique. Oh il va pas taper longtemps celui-là ! Je trouve qu’il sent la fin et que la fin est proche. Je gambaderai plus très longtemps au mont, j’ai bien peur. Je monterai plus, même en automate. Et encore deux pas, rien ne ressemble plus à un pas qu’un autre pas, surtout quand il est rompu de lassitude et que le cœur flanche en même temps. Je ne comprends pas comment mon cœur tient encore alors qu’il n’en finit pas de s’essouffler de mes poumons et de hurler mes côtes ! Et encore trois pas qui se suivent comme on s’abandonne, de plus en plus mort mais la machine continue. C’est pas croyable ! Je ne sais pas comment le genou arrive encore à se plier et puis à se lever, je suis tellement élimé. D’ailleurs il me fait mal le genou. Ebé dis donc s’il te fait déjà mal à l’aller qu’est-ce que ça va être à la descente ? Ebé ! Tu t’ouvres la voie du calvaire là ! Je préfère ne pas y penser. Rien que de le savoir j’ai déjà mal, c’est dire, c’est dire ! C’est curieux ça ? Pourquoi les genoux font toujours plus mal à la descente qu’à la montée. Question de morphologie sûrement ? Oui. Allez, marche au lieu de penser ! C’est dans les muscles que tu as besoin de sang frais, pas dans la cervelle quand tu marches. Un pas, un pas, encore un pas, encore un pas, je marche, toujours un pas, le même pas. Quelle fatigue ! J’en peux plus d’en peut plus. Chaque pas est un miracle et me crée un peu plus ruine. Je suis tout en dommage. Comment peut-on avoir du plaisir à gravir la montagne ? Tous ces pas que je collectionne en file indienne à quoi ça rime ? Je marche et je marche et je marche à me décomposer. C’est que mécanique tous ces pas qui se suivent en tonneau des Danaïdes de Sisyphe. J’ai la tête tout en crachats. Un vrai melting-pot, c’est tout mélangé dans mon bol crânien. Et le souffle qui s’absente ! Je suis repu de montagne. À chaque pas le souffle me manque. Je suis obèse d’abattement et tout abîmé de pas. Je suis déjà dans demain et même dans après-demain tant je suis vieux, moulu et râpé, consommé.



Tiens, je vais boire un petit coup, histoire de me stopper l’essoufflement ! Je vais pouvoir gambader à l’arrêt avec un air tout neuf dans le poitrail ! Que ça va me délasser et me porter le calme dans la poitrine et me reposer le souffle. C’est tout bon venu tout ça. Parce que on boit pas assez. Je bois pas assez. On boit jamais assez en montagne, c’est connu. D’où la venue de la tendinite par inadvertance de négligence. Et la tendinite est indésirable. On met des mois d’années à s’en remettre après. D’ailleurs on ne s’en remet jamais. Elle revient toujours sournoisement au plus dur de l’effort toujours la tendinite après. Comme si elle était guidée par le hasard l’insidieuse ! Elle agit toujours dissimulée. D’ailleurs, je m’étonne, je m’étonne qu’elle ne soit pas encore venue ? Je m’étonne ! Elle a dû aller gambader sur d’autres mollets. Je me demande qui c’est qui va être la victime dans le groupe ? Qui c’est qui va avoir le plaisir de passer le week-end avec la crampe ou la tendinite ? Je me demande. Elle s’est pas encore prononcée. Elle a pas encore choisi son corps à escalader mais ça ne saurait tarder. Oh c’est sûr ! C’est sûr. C’est sûr que c’est certain ! Avec ma chance habituelle c’est sûr moi que ça va tomber plus sûr que certain ! D’évidence. La varice à la jambe, la crampe à la cuisse et la tendinite au mollet, c’est sûr que c’est moi qui va me la gober ! Sûr de certain certain ! Je la sens déjà, c’est simple. Ça me pétrifie le membre. Rien que d’y penser je la sens monter. Alors. Là voilà, tèh la voilà ! Ah ! Non c’était qu’une mouche qui me gratouille le retour interne du pectiné dans la suée. Ohlala c’est plus un ventre que j’ai mais un tonneau de flotte ! Hé faut que j’y aille modé ! En garder pour le repas ! Ma gourde est presque vide déjà ! Modère-toi le goulu ! Arrête de te rincer les amygdales ! Il t’en faut pour grignoter ! Ohlala et le vent qui se lève en plus à décoiffer la neige ! Manquait plus que ça. C’est plus la crampe que je crains mais l’engelure et la gelure ! On n’a pas de chance. On se débrouille pour partir avec un soleil en fête en bas, un soleil de canicule et l’on se retrouve au pôle nord congelé, enfoui sous la neige au sommet que c’est pas croyable ! Le temps est sale d’être si froid en l’espace d’un quart de huitième de demi-seconde. Et dire qu’il va falloir manger dans ce froid ? Que l’heure est déjà passée d’un quart d’heure ! Que j’ai la faim plus bas que les talons ! Ouh on va pas s’attarder dans le graillou avec ce froid ! Il va vite être lessivé le repas, c’est dommage. Que c’est le moment le plus agréable de la montée quand on s’arrête, qu’il y a plus à grimper. Que le cœur est au calme, le souffle repose et la plaisanterie fuse de la langue. Que d’habitude c’est le moment de rencontre à copiner, à se chambrer dans le chaud de la bonne humeur, la collation au sommet. Et que là ça va être calvaire vu le froid. Vraiment c’est pas beaucoup de chance ! Vraiment. Que les doigts c’est comme des os tant durs ils sont. C’est simple, j’ai même les mots qui gèlent dans la tête ! C’est vous dire, c’est vous dire le froid de vautour qu’il y fait au haut du haut là-haut ! Oui. Putain ! Mais il va s’arrêter ce putain de vent ? Il va pas nous réciter tout le chapelet en rosaire ? Et le nuage qui s’y met maintenant ! Qu’il nous bouffe toute la vue ! Vraiment pourquoi qu’on l’a franchi ce sommet si c’est pour rien voir. C’est pas juste ! Sûr qu’on n’est pas assez innocent. Ça doit être ça ! Il y en a un de nous qui a dû fauter. Et fauter gravement méchamment vu le froid qui fait et le paysage aveugle qu’il nous fait le nuage ! On expie sa faute, sûr. Mais qui ? Va savoir. On est tous un peu pécheur. Non mais il a fallu un très gros là, un obèse pour lever un tel mauvais temps ! Faudrait qu’il expie avant que la tourmente ne nous emporte tous dans la bourrasque. Je suis pas superstitieux mais… ? Enfin c’est tout comme ! Qui ? Va savoir. Ah le nuage repart tant mieux ! Il fait moins froid quand on voit le panorama. Ça occupe les yeux et la tête se vide du froid. Ouh, je suis ensanglanté par la faim ! Ils s’assoient ? Ils sont assis ? Qu’est-ce qui…

Ah, très bien, très bien ! On bouffe maintenant ! Pas trop tôt ! C’est marrant la force de la pensée. Je pense de manière très aiguë à manger, je suis tout dilaté-imprégné par la faim, j’y pense très fort dans mon corps, à défaillir. Et comme par hasard on s’est arrêtés pour manger. Ah la force des mots nourris d’une pensée intense ouvre les choses ! C’est de la magie ? Non, la force de la pensée. De la télépathie affamée. Hihi ! Bien où que je vais me poser le séant pour grailler ? Je vais me poser le cul à côté de René. Pour partager peut-être. On sait jamais. Et au moins pour se réchauffer. À se coller le froid peut moins se glisser. René c’est un plan d’excellence. Généralement il a un bon pâté. Une merveille. Mi-sanglier, mi-porc noir, porc gascon. Et il en distribue facile d’habitude à tout un chacun. Et un peu de son pâté ça serait pas pour me déplaire. Ça serait pas de refus. Je vais m’y introduire à côté de lui maintenant qu’il a tout déballé ! Ça va être ma joie son pâté après toute cette fatigue à escalader cette putain de montagne de mort. Mais y a pas le pâté. Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est curieux ? C’est bien la première fois qu’il manque à son pâté. Tèh ! Bon c’est pas la peine de quémander, si y a rien à glaner ! Je suis bête, j’ai misé le mauvais cheval, j’aurais dû me poser à côté de Grégory si y a pas à manger là. Mais maintenant c’est trop tard, c’aurait l’air de quoi si je me changeais la place. Ça ferait injure à René si je me mouvais. Je peux pas décemment ! Hé non ? Hé non ! Quoique ? Hé non, ne commence pas ! Tu peux pas, tu vas vexer ! T’as compris ? Hein ? Bon ! On revient pas là-dessus ou je me méprise ! Compris ? Mais j’aurais mieux fait de me poser près des Houstalet qui amènent toujours un gâteau. Ils le distribuent toujours avec parcimonie mais avec un peu de chance si je me positionne bien à côté d’eux à les toucher mais sans trop les gêner, j’aurais peut-être les miettes, c’est toujours ça. Non trop tard, ça a pas d’air de changer de place maintenant. Ça fait celui qui quémande. Tant pis pour toi, tu t’es trompé de bourriche, tu t’es trompé de bourriche! On va pas revenir là-dessus ! Pourtant ils s’appellent Houstalet ? Et Houstalet ça vient d’hôtel, d’hospitalité. Ça devrait être généreux, ample en hospitalité, c’est écrit dans leur nom ? Mais pas cela ils sont généreux minimum, juste ce qu’il faut pour vivre en société, pas une miette de plus. C’est comme ça, c’est comme ça. De toute façon je crains que tu perdrais ton temps à côté d’eux. Aujourd’hui ils ont pas la main ouverte on dirait. Ils ont pas le tempérament à partager, on dirait. Alors je suis aussi bien là finalement. J’ai bien peur qu’aujourd’hui tu ne puisses pas jouer au pique-assiette ni glorieux ni honteux. Le temps ne s’y prête pas. Les caractères se sont refermés avec ce froid qui mord si fort et la générosité s’est ratatinée du coup. Y en a même pas qui aient amené un peu de vin ! Parce que j’aurais bien pris un petit coup de rouge pour me réchauffer et me remonter le moral. J’amène jamais de bouteille parce qu’une bouteille ça fait un kilo et un kilo de plus en montagne c’est lourd, c’est trop pour moi. C’est pour ça que je l’emmène pas. Un kilo pour moi qui suis si usagé, c’est énorme. Ça m’est banni. Mais ça me manque ! Ça, je dis pas, mais ça me manque en excès même.

Qu’est-ce que je vais me manger là ? La misère ! Une misère oui. Vu que les autres ne veulent pas m’ouvrir leur garde-manger aujourd’hui ! Parce que qu’est-ce que j’ai dans le sac. Que du remords de repas ! De la honte de nourriture ! De l’avare de la joie. Un repas fallacieux avec la tranche de jambon qui traîne en solitaire, trois tomates cerises. Et le sandwich à gueule anglaise que c’est une infamie au lieu d’un vrai repas de plaine, un petit repas délicieux et coquet au Faisan Doré. Avec une bonne vieille soupe à garbure pour caler la fatigue après le guignolet kirsch qui met l’appétit en appétit en entrée. Et puis après l’entrée qui varie l’hors-d’œuvre de variétés diverses ou un friand garni saucisses à pâte très feuilletée, qu’elle est plus délicieuse à défeuilleter que corset de femme. C’est dire le bonheur sur la langue ! Et puis après, avant le grand plat vient la grosse salade très verte, très aillée, très épaisse comme je raffole qu’on peut engloutir avec le plat du milieu qui est central et très copieux de part, qui est le… le… le mardi c’est coquelet ! Oui coquelet en daube de civet. Que c’est délice et délice, qu’il ruisselle de sauce avec ce qu’il faut de chocolat fondu caché pour faire l’onctueux du salmis. Une merveille culinaire que je dis. Surtout qu’il est piperadé. Vraiment une tempête de saveurs sur les papilles. Pour le calcium et la senteur de pâturage après on vous sert le fromage de la montagne que y a rien à y redire, tant il est affiné six mois comme il faut. Et puis vient la pâtisserie. Ça c’est un grand moment la pâtisserie. Parce que moi j’adore la pâtisserie. Alors il y a dans le choix du dix mille feuilles ou un éclair au café ou un baba très au rhum ou le gâteau basque à la crème de cerise parce que le patron il est basque. Puis vient le café et l’armagnac pour accompagner le café. C’est dense, généreux, bon et bon marché, ce qui ne gâte rien. On en sort la panse toute pansue. Que demande de plus le peuple ? Attention, attention, tu vas t’attraper l’indigestion rien que d’en parler, tellement ça te fait saliver à te le raconter le repas putatif ! Tu vas te gangrener la santé rien qu’avec des mots et des souvenirs ! Putain que n’y bouffais-je aujourd’hui au lieu de m’enfourner une tranche de jambon, sale à goût de carton sans pâte ? Que ça frise l’horreur ! Parce qu’en plus, en plus au Faisan Doré tout est compris dans le repas, tout. Et le tout servi avec la carafe de vin pour chacun. Oui, la carafe par personne, entière, oui ! C’est profus, c’est profus ! C’est Capoue en Délices. Et là que je me les gèle entre deux sandwichs mités qui ont le goût de même pas rien. C’est même pas que ce soit une bouffe de radin, c’est au-delà de pingre ! Enfin même si je suis d’abstinence, ça me réchauffe rien que d’y penser au milieu de tout ce froid de montagne qui me transit de malaise. Parce que on a beau dire mais parler bouffe c’est déjà manger. Y a pas mieux comme apéritif je trouve ! J’en suis tout chaud.

Ah mais si ? Tu vois ! La chance me sourit ! Désespère pas ! Désespère pas ! Y a du bon monde. La chance tourne vers le soleil. La collation va être plus riante. Y a les Sarrat* qui m’ouvrent leur cambuse. Merci, merci. Avec eux c’est le pâté de cerf maison en terrine. Mi-cerf, mi-cochon avec abats de porc pour le moelleux. Parce que si y a que du cerf c’est trop sec, faut l’attendrir au porc la viande. Il adore chasser, pas pour chasser pour manger et il y a du résultat chaque fois. Il gibiète beaucoup. C’est un vrai garde-manger que cet homme et ce couple. Et quand ils viennent en montagne, c’est un double garde-manger. Et puis en plus ils glissent des pistaches dans la terrine comme on fait en Bourgogne, des pistaches et des noisettes. Et ça les pistaches j’adore ! Je vais m’en empiffrer une jolie petite lichée puisqu’on me l’offre. Faudrait être couillon au four pour refuser vu que ça m’est offert ! Etèh pardis ! Ouh ça je rechigne jamais sur le pâté moi. Surtout quand il est aussi délice que ça. On sent le cerf sous la dent mais pas trop, juste ce qu’il faut. Il est bien équilibré par le foie de porc et la ventrèche douce. Il y a du génie dans cette terrine. Vraiment. Je vais m’en barbouiller une autre tartine tiens ! Je vais pas me faire prier. Que ça serait dommage de le laisser, de le gâcher alors qu’il a un grand goût de revoyure. Hé si ? Allez ! Bon allez ça suffit ! Te goinfre pas à la terrine ! Tu vas inaugurer l’indigestion ! Tu vas tellement gonfler du ventre que tu seras crevé, tu pourras pas le porter et tu mourras asphyxié de trop plein. Ebé tu seras tellement obèse de bouffe que tu pourras plus marcher ! Que tu vas le rendre même. Oh non ! Que ce serait crime de vomir si belle nourriture ! Crime et blasphème ! Non, t’es assez repu maintenant ! Va falloir que je restreigne le manger, que si j’empiffre encore, ils me laisseront sur place. C’est pas qu’ils me feront honte, non, ils sont fiers-contents qu’on honore leur mangeaille mais c’est qu’avec autant d’abus mon estomac il ne tiendra pas, il va péter et il me porte la mort de pas pouvoir. Quel dommage ! C’est comme quand tu es dans les bras d’une jolie fille et que tu ne peux pas parce que t’es trop vieux… C’est tout comme. Tout tout comme.

Putain mais maintenant c’est pas l’excellence ! Le froid s’aggrave à cailler mort ! Qu’est-ce que je fous en montagne à grignoter la misère et peler le froid ? Pourquoi je ne suis pas resté dans la plaine ? Quel con confit je fais ! J’y serais si bien tout jeune encore. Au lieu de cracher mes poumons sur les cimes. Dans la plaine on y est doux et le frais est blond et chaud. Le temps coule comme un robinet. C’est toujours l’heure du chaud et de l’affectueux, j’aime beaucoup. Parce que le temps en haut il n’a pas le même poids, c’est pas qu’il soit plus léger, c’est surtout qu’il est plus dense. L’air n’a pas le même grain en bas, il est plus humide, même en plein été. Et puis le grain du temps est vert en montagne. Ou s’il est pas vraiment vert, il est comme s’il l’était. Surtout le soir du matin. Avec de l’or dans les yeux du temps. En bas il y a le jour, le soleil, la lumière. Quoi de plus normal mais au sommet on touche la lumière. Et mieux encore on la lève, on la vit dans son corps. Elle vous traverse. Non c’est pas ça, c’est qu’en haut de la montagne la lumière est un mouvement, ce n’est pas seulement un fluide, un liquide de clarté, c’est un geste. Le vent souffle plus clair en montagne. Comme un appel ébloui qui verse la lumière à aveugler le cœur et porte le soleil et son rire au plus chaud. La montagne lève le jour et je me regarde dans les yeux du lac.



Je regarde. C’est beau. C’est beau quand même. Je respire plus haut. Je regarde et je m’épanouis. Je regarde et je m’extasie. En montagne la lumière ce n’est pas de l’or qui coule et dilate l’air, c’est du vent qui court sur le temps. C’est ça qu’il faut dire pour le comprendre l’air de la montagne dans son chant de vent. Oui. C’est le mystère des vapeurs évaporées et des substances la montagne. Comme le corps de l’étoffe qui bat en sa matière spirituelle. Les objets ont une âme en montagne. Toujours ça élève la montagne, même lorsqu’on descend. Oui. La montagne ça éblouit le ciel et ça le titille, le taquine et l’agace avec son sommet qui pique le ciel comme une aiguille. Mais il aime, il aime beaucoup. Il a l’impression de vivre sous l’aiguillon du pic. La preuve que le ciel est très attaché à la montagne ? Regardez l’air, les nuages de l’air, ils restent attachés des heures et des heures au sommet des montagnes ! C’est dire. C’est tout dire même. Il y a du plaisir là-dedans. Y a rien à ajouter. Tiens, il neige au cœur d’Août ! Ebé ! C’est dire si le temps est peu gracieux. Je sentais aussi le froid me monter entre les os et me mordre les doigts assis à l’arrêt. On va pas faire de vieux os en haut s’il neige. Va falloir rétrograder en catastrophe vite bien fait ! J’aime bien la neige. Je suis plus grand quand il y a la neige. La neige c’est les étoiles de l’air comme les étoiles sont les étoiles du ciel. C’est bien que l’on marche tout de même en montagne malgré l’harassement et l’éreintement épuisé. La montagne est plus haute, elle est plus pleine quand un homme la ressent, la vit, la raconte. Elle existe plus. Elle est plus profonde. Ça lui donne relief et douceur. Elle est plus grande d’être dessinée par les yeux des hommes. Elle est plus grande d’être humaine. Contrairement à ce que l’on croit. Dieu est comme une erreur, au sommet d’une montagne, il y est en un peu en trop. Il n’y a plus que le cosmos et l’âme de l’éther au sommet. Dieu c’est pas un cadeau quand on est en haut du ciel en fait.



Qu’est-ce qui me prend ? Je suis contaminé par le mal des montagnes, j’ai bien peur! Je dois avoir le malaise d’altitude pour m’évaporer ainsi avec la langue dans les hautes sphères mégaphysiques. Je me demande si ça a du sens ce que je dis. J’ai pas envie d’avoir la tête dans la queue mais je crains que ce soit le cas en entier dans ma tête. J’ai la tête en basse-cour. Ça caquette à l’infini des inepties en bouilloire. Oui. J’ai la tête fragile, voilà que c’est plus le cœur maintenant, c’est la tête ! J’ai le neurone collant et encollé. Quand avant j’avais le cœur parasité. Quoique je peux avoir les deux en patraque maintenant. Oui. L’un ne cache pas l’autre ! Bon, on va pas s’achalander trois quarts d’heure d’une demi-heure sur mes états d’âme de santé ! Hein ? Bien. Fais pas l’omnibus de la cervelle dans l’inventaire de tous tes maux, je te prie ! Je te prie. En tous les cas depuis un petit quart d’heure et un grand cinq minutes je déraille dans l’halluciné. Oui. Je m’embrouille dans la tête, ma compréhension fuit comme passoire. C’est comme avec ma femme avant le divorce, elle me compostait tellement la cervelle de remontrances que j’étais tout fol dans le neurone et tout vicié du jugement. Elle m’avait englouti la vie. Mais là je me suis si bien scié la baraque tout seul que j’en ai chuté dans la cave. Ça grenouille en ruine à tresser des couronnes funéraires dans mes synapses. On ne s’entendait pas avec ma femme. D’abord c’était une femme toxique, elle fumait. Et moi je ne supporte pas, je ne vois pas pourquoi il faudrait mourir du vice des autres. Y a pas de raison raisonnable à ça. Elle nous enfumait comme cochon fumé tout le jour et je ne vois pas pourquoi je devrais mourir du cancer du poumon à sa place, rien que pour lui faire plaisir. En sus elle était un peu bouilloire ma femme et très popote à casseroles. Elle s’était enrôlée dans l’humeur mauvaise et acrimonieuse en permanence. Elle s’emportait avant même qu’arrive le motif de sa colère. Elle était pas soupe au lait mais laitage à embrouilles. C’était plus supportable. Alors on a quitté. On a bien fait. J’aurais fini la tête en cataplasme ou en bouillie, au choix. Je ne regrette pas. L’algarade comme mode de vie très peu pour moi, je suis pas du genre commando, j’ai jamais eu envie de prendre à l’assaut mon ménage. C’est pas ma nature à l’état statique. J’en vois pas l’utilité et j’en vois la futilité. C’était une femme éléphant aussi, enfin du genre éléphant. C’est pas la trompe qui gênait, c’était plutôt ses bras. Non, c’est pas tant qu’elle trompait mais elle prenait trop de place à la maison. Ses bras étaient plus gros que de grosses cuisses de grosses femmes, voyez le genre ? Ça fait mauvais genre. On ne peut pas vivre avec une femme éléphant, non. Elle prend trop de poids. Déjà qu’elle prenait toute la place avec les mots qu’elle crachait tout le temps, non ! Avec elle j’étais comme un travesti de la vie et toujours dans les coins à la maison, je me sentais pédé ! Qu’est-ce que je dis moi ? Je me demande si ma pensée respire encore ? Elle a dû se tromper d’étage. C’est sa faute, je parle liquide lorsqu’elle est là ou que je parle d’elle. Elle me bûcheronne toute la journée. Elle me hante le bocal encore, vous vous rendez compte ? Non non, vous ne vous rendez pas compte. Il faut avoir vécu mon calvaire ménager pour le comprendre et le vivre à mourir. Absolument. Absolument ! Je suis docile à la petite bonté moi, je ne me délaie pas au marécage de la haine quotidienne. Enfin on s’est quittés pour de vrai sans espoir de retour. Et j’ai connu le soulagement. Je m’exprime dans la grimpette maintenant. Et dans le célibatairage forcé. Oui. Je mange au restaurant maintenant, c’est plus varié pour la conversation. On est plusieurs célibataires au Faisan Doré dans le même cas. Même que le patron du bistrot il dit que le Faisan Doré il est plein de faisans plutôt faisandés à la recherche de leur faisane, il dit. Mais il rajoute qu’au jour d’aujourd’hui, vu les écolos, le gibier se fait rare. Oui.



Je suis lâché par la vie. Comme un malaise qui me grignote dans la poitrine. Je ne sens rien venir mais j’ai l’ombre sur les yeux et dans ma poitrine. Elle monte, elle grimpe, elle chauffe. C’est insidieux et soudain en même temps, difficile à décrire. Arrête de te tâter le pouls et de te faire mal ! Sûr que tu vas le faire venir le mal à force de t’ausculter comme un malade ! N’empêche que j’ai le mal en moi ! Je le sens. Arrête, je te dis ! Ne t’empoisonne pas la vie ! Goûte la montagne, grappille l’air, perds-toi dans le visage du paysage au lieu de te tresser le mouron ! Attends ! J’ai d’autres préoccupations, je vais faillir ! Tu te touches oué ! Tu te complais tellement de misère que tu vas te faire venir le mal. C’est pas toi qui a la poitrine qui se prend ? Je sens que j’ai le cœur insolent en ce moment. J’aurais jamais dû monter si haut ! C’est contraire à la médecine de faire grimper un vieux de 67 ans ! J’ai pas un gramme de prudence dans le ventre aussi. Je vais partir du cœur, je vais partir en haut du cœur, sûr de certain incertain ! Ça me griffe déjà au poitrail ! Tu te fais des idées ! Attends, je me fais des idées, je me fais des idées ? Mon père est parti du cœur, mon grand-père est parti du cœur, mes deux arrière-grands-pères sont partis du cœur et je me fais des idées ? T’es un comique ou quoi ? Écoute, tu as voulu grimper, tu as grimpé ! Bon ! Tu ne vas pas en plus nous chanter misère toute la journée ! Faudrait pas jouer à l’esclave de la maladie ! Faudrait pas ! C’est toi qui a voulu l’attaquer la montagne, c’est pas elle ! C’est la seule chose que tu saches faire dans la vie, tricoter la complainte ! Que j’en ai même honte pour toi alors ? Pourtant j’ai le cœur qui grince dans le poitrail, je l’entends chamade. Mon cœur me grignote à m’essouffler même à l’arrêt, c’est dire ! Non, j’ai le mal dans ma poitrine au cœur, je le sens, je le sens. Il me boulotte. Tiens, je vais prendre un cachet de Sporténine pour me le fortifier le cœur avec des sels minéraux vitaminés. Ça ne peut pas faire de mal. Ça me portera la force et un petit coup de fouet salutaire. Et un peu d’arnica en sus. C’est potion magique l’arnica, ça apaise l’arnica. Ça calme tout, de la douleur au muscle à l’essoufflé à tout. C’est miracle l’arnica. On ne devrait jamais sortir sans un petit tube d’arnica sur soi. D’ailleurs moi j’ai toujours un petit tube d’arnica sur moi. Toujours. En cas. Ça rassure. Oulala ! Et maintenant mon cœur qui cogne sans être invité à rentrer. Il me remonte la mandibule et me mangeotte la passementerie de la carotide dans les ris de veau amygdalés ! Je vais passer tellement l’arme à gauche qu’elle va se retrouver à droite ! J’ai tellement la santé médiocre. Je sens que je m’abandonne vers le mal, déjà que j’y étais abonné ! Ça rouscaille dans mon ventre. C’est le pâté de cerf qui se paie un gymkhana dans mes entrailles. J’aurais jamais dû autant bâfrer à maladie de cette terrine aussi ! C’est ça, je sais pas m’arrêter, je suis toujours dans l’excès. Et pour la grimpette c’est pareil, faire de l’escalade à mon âge ! Ça n’a pas d’air. Ahlala ! Il y a que du triste dans mon corps avec toutes ces petites misères. Non, allez vraiment, arrête d’y penser, tu te portes le mal ! Je comprends pas comment ton cœur accepte de vivre encore avec toi ? Tu n’arrêtes pas de lui faire des remontrances, de l’agonir d’impuissance ! Il va finir par en faire un complexe et par te détester ! Chez les vieux c’est ce qui se saccage le premier. Oulala, qu’est-ce que je suis quenouille ! Et j’ai l’haleine dans le fétide, elle sent le fenouil. Oh je crains ! Est-ce mauvais signe de sentir le fenouil ? Je comprends pas, j’ai pas pris de pastis ! Pourquoi que j’ai l’haleine anisée ? C’est la maladie qui grimpe dans ma bouche par l’estomac ? Sûr ! Oui. Je me liquéfie dans l’odeur. Je ne donne pas cher de ma vie maintenant. Je vais vite épouser la mort, je le sens. Je vais avoir hier dans demain pas plus tard qu’en l’instant. Qu’est-ce que tu te plais dans la plainte quand même ? Qu’est-ce que tu es un groupie de la mort ! Oui mais ça ferraille dans mon ventre. Bientôt je serai ad patres entièrement. Tiens, y a même déjà un vautour dans le ciel qui vient d’éteindre sa neige ! Présage. C’est marrant, je sais pas mais je trouve la montagne plus haute au repos. Peut-être parce que le vent s’est tu et qu’on la voit mieux ? Peut-être ? Elle est plus au ciel comme ça, je trouve. Erk ! Ah ! Non, c’est rien, c’est comme si un sentiment s’était évanoui dans mon cœur ! Il me barbouillait l’estomac. Oui parfois j’ai comme des hoquets de sentiments. J’ai la cervelle en chewing-gum, toute étirée de douleur, encollée de vides. Je… Ah ! Ça me cisaille. Ah ! Ohh ! La douleur qui m’enfle, me monte au flanc. Je tombe. Je… Je succombe. Je verse sur le côté à la renverse, éteint. Aye ! Je ne savais pas qu’on pouvait avoir si mal ! C’est au-delà de l’angoisse flanc percé. Mon cœur a percé ma poitrine. Mâchoire pendante, je bave de douleur. Putain, j’ai la gangrène au poumon, il m’asphyxie, je rame à vide ! Fulgurance. Je suis rayé de la carte. Mort. Je t’avais bien dit aussi qu’il fallait plus grimper si haut à ton âge, que ça a l’air de quoi, tu… Aye ! Aye ! Oh mon Dieu comment peut-on souffrir autant ? Pourquoi ? Pour vous venger de votre propre mort ? Pourquoi faut-il souffrir autant en plus de périr ? Mourir ne suffit pas ? À quoi ça sert la douleur ? La mort encore on comprend mais la douleur ? Aye ! J’y passe. Et les autres qui ne me voient même pas ! Ils sont trop enlisés dans leur conversation, absents de moi. Je me pâme. Ce n’est plus le temps de vivre, c’est le temps de mourir pour toi. Oui, c’est le moment de plaisanter ! C’est le moment de plaisanter, oui, pendant que tu es en train de crever ! C’est cette dernière course qui m’a été fatale ! Sûr ! Je sentais bien que j’avais le foie dilaté et le cœur au talon et le souffle dans le ventre ! Je le sentais bien ! Je meurs d’avoir tant forcé, je vais passer sur l’autre rive. Ça m’apprendra ! Ça t’apprendra rien du tout puisque tu vas en mourir ! Pourquoi que j’ai une lance dans le cœur qui me fouaille. Ça me perfore dans tout le poitrail et le bras. Comme une scie qui me tranche le ventre à hurler putain ! Pourquoi faut-il que la fin de la vie se termine toujours en drame ? Et le vautour est déjà là, il plane et salive son festin. Il se prépare à la curée la canaille ! Oh finir dans le ventre d’un oiseau c’est pas le plus terrible, ça vous élève ! Et les autres qui n’entendent rien. J’aurais pas dû me mettre derrière le rocher aussi. Finalement c’est assez court une vie tout de même ! Oh que j’ai mal. Je ne suis plus que plaie putain ! Pourquoi ne peut-on pas mourir sans souffrir ? Dieu a l’âme damnée. Putain, ça me fait chier de mourir et qui plus est crucifié de douleur ! Ah ! Oh ! Ah ! Le mal monte. Je nage asphyxié dans mon corps. Je ne mérite pas de souffrir autant ! Qui le mérite d’ailleurs ? Qui ? Dieu couche avec la mort ou quoi ? Ça me tenaille, ça… Je peux même plus parler, même plus penser. Aye ! Aye ! Putain ! A… Le vautour il va pas faire ramadan dans mes entrailles. Putain la douleur me…! Je… Comme au creux de mon cœur des pinces au fer rouge en tenailles qui avorteraient ma chair. Mon cœur a fondu ! Je n’ai plus de cœur, je n’ai plus de poumons non plus. Ouhf ! Le souffle consumé. Ah ! Je déraille, je défaille, je… Je suis mangé par la mort. Ah ! La pompe a lâché. Putain ! Quelle connerie ! Il n’y a rien derrière la souffrance, juste la mort dans la gueule de ce vautour. Et il descend ce con ! Il veut me boulotter encore un peu vivant ! Putain heureusement qu’on ne meurt qu’une fois ! Je savais bien que je partirais du cardio-vasculaire ! Couche-toi, allongé on souffre moins ! Recroqueville-toi dans l’enfance, tout pelotonné en fœtus peut-être que tu souffriras moins ? J’ai trop mal nom de Dieu, qu’on en finisse tout de suite ! Je souffrirai moins mort. Ah ! Aye ! Je suis défu…Ahhhh ! Je décroche… Ahhh ! Le vaut…



(Lundi 9 octobre 2006. Saint Denis, un joli saint de basilique qui enterre tous les rois de France. Lune en croissance infime mais non infâme, avant-hier elle était neuve et donc morte. La noire de laque toute vernie de cuir est sortie mais je ne l’ai pas suivie, je n’ai pas osé. Pourtant ce doit être prodige de la voir évoluer de fessier, de se tenir dans son sillage et de voir son petit cul évoluer tendrement tressauter de fesse à fesse, gigoter et rouler la fesse copieuse. J’en suis ivre d’avance. Sur le balcon le pot de chrysanthème n’arrête pas d’éclore. Il y a soleil et ciel tout argenté de nuages, juste liseré de bleu. Le marronnier est tout rouillé. L’air est en chaud et froid plutôt maussade sur le chaud. Une femme gymnastise le parc. Une heure presque pétante, la faim est plus haute que les talons.)

Lexique (haut gascon)

artigue : pâturage
crabe : isard (chamois des Pyrénées)
gembre : genévrier
gourd : lac
gourguet : petit lac
hourquette : col
laquet : petit lac
neste : cours d’eau, torrent (comme gave)
quèbe : abri sous rocher
serre, serrat, sarrat : crête rocheuse. Sarrat est un nom courant en Haut-Comminges.
tuc, tuco : pointe, piton rocheux

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