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Olivero Garlasseri a besoin de toute notre attention

Sébastien D. Gendron

avril 2001

2

2. Int jour - Boutique de l’antiquaire Pols

La boutique de l’antiquaire Pols est au capharnaüm ce que l’appartement d’Olivero Garlasseri est au dégarni. Et il en va de même de l’ambiance sonore et de la fréquentation du lieu. Ici, les gens se bousculent en une foire bruyante, pour acheter des babioles vieillissantes et sans intérêt, à des prix insensés : le tarif d’un bouchon de carafe ébréché ayant appartenu à une fiole fantôme du début du siècle surclasse d’un zéro celui d’une armoire normande qui acheva sa vie comme poulailler chez un agriculteur du Var. On trouvera, sans plus d’étonnement, un ensemble de chaises dépareillées et en nombre impair entourant une table de camping datant des premiers congés payés sur laquelle repose un chat en fer blanc gondolé par on ne sait quel accident ménager, le tout ne pouvant être vendu séparément, le tout dépassant de loin la valeur déjà inestimable d’un misérable téléphone-standard russe lui-même pompeusement daté des premiers kolkhozes auquel il manque tous les câbles. Quant au buste en plâtre écaillé que l’on aperçoit là-bas, perché sur cette grotesque colonne dorique de stuc rose, c’est bien celui du tenancier, auto-portraité lorsqu’il était élève aux Beaux-Arts de Bordeaux et qu’il appartenait au Flphcl (Front de Libres Pensées des Hommes à Cheveux Longs), mouvement impétueux qui métamorphosa une nuit la façade de l’école en immense perruque sur laquelle pendait un peigne démesuré et où étaient collées de petites plaques de tulle ternies figurant le squame pelliculaire de la toison ; pour parachever l’œuvre, on avait aussi disposé dans quelques endroits cachés du bâtiment un certain nombre de seaux remplis d’un composé chimique savant imitant à la perfection cette odeur d’excès de sébum qui donne aux américains l’impression que le français est un être chic mais affreusement sale. Une installation qui avait permis au directeur de l’époque de dissoudre le mouvement mais de vider du même coup la moitié des élèves de son établissement sur le trottoir d’en face. Comme il était malaisé de dispenser des cours de technique du trait avec un modèle nu posant face à des apprentis dessinateurs absents et des professeurs privés de correction, M. Balzin rectifia le tir, revint légèrement sur sa décision et réorienta la punition — puisque exemple il devait y avoir — sur une autre association, toute aussi pacifiste mais beaucoup moins fréquentée. Lorsque les cours reprirent enfin, on ne comptait que trois absents au total, qui étaient restés sur le trottoir et avaient changé les slogans de leur manifestation à l’effectif désormais réduit : de « Vous avez besoin des Cheveux Longs pour vivre, nous sommes une raison sociale! », ils étaient passés à « Vous avez besoin des crédits de l’Etat pour nous permettre d’étudier, réclamez! ». Ou peut-être étaient-ils déjà présent au même endroit la semaine précédente, juste un peu débordés par les emperruqués.

Au milieu de la boutique de Pols, il y a Pols lui-même. Il passe ses journées vautré dans cet immense lit-bateau auquel il manque un pied, ce qui lui permet de le faire boiter quand le poids de son corps se déporte légèrement et ainsi de se bercer jusqu’au sommeil qu’il s’offre durant un quart d’heure toutes les heures alors que la foule des snobs, riant déjà des mille huit cent cinquante quatre francs et quarante centimes qu’ils vont jeter dans ce coquetier en plâtre, troupeau d’éléphants désorientés se déplaçant dans un magasin où tout ce qu’ils casseront sera une assurance de plus-value.

Pour l’heure, un ancien cahier de compte à la couverture tissée de noir et estampillée de l’année 1918 sur les genoux, Pols est occupé à conter ses mémoires à l’aide d’une plume de paon au bout de laquelle il a enfilé une pointe Bic et son tubulaire d’encre grasse. D’épaisses lunettes dont la monture nous donne à penser qu’il s’agissait de lunettes de soleil mais dont l’absence totale de verre ne nous autorise aucune certitude, ne cessent de glisser sur son nez. De la brusquerie avec laquelle il les remonte pour revenir derechef à son récit, du regard sombre et fumasse, on pourrait induire que cet homme a une existence hors du commun à relater. Mais ce n’est pas l’intensité de sa vie qui lui donne cet air si concentré et furieux, c’est juste que ses lunettes l’agacent et que passer son doigt toutes les quatre secondes pour les remonter devant ses yeux, lui donne l’impression de perdre un temps précieux, déjà bien handicapé qu’il est par ce besoin sans cesse renouvelé de dormir.

D’ailleurs, si Olivero Garlasseri ne franchit pas à son tour le pas de cette boutique dans quelques instants pour venir à son chevet sans prévenir et demander sa ration de philosophie polsienne, Pols-l’écrivain va bientôt se faire doubler par Pols-le penseur en repos. Il sent déjà venir le besoin de déplacer du poids vers le bout du lit-bateau, le besoin de se faire tanguer, le besoin de voir la proue en forme de statue de Morphée-aux-seins-nus — car chez Pols, Morphée est femme — les mains en brise-lames, se détacher des vents pour grimper sur le pont, le geste plein de grâce, le buste lourd et veiné par les rugissants, s’avancer sur lui en rampant comme une femelle corrompue, la langue déjà pendante à l’approche des caresses buccales, les membres déjà agités par les spasmes du stupre, le souffle millénaire comme du laudanum en baiser, la chevelure en promesse de fouets lacérant ses épaules nues, le ventre affamé, esclave et appelant, tel le chant des Sirènes, le phallus du conteur en perdition, le sang battant dans toutes les artères comme une victime qui ne s’offre plus au vampire assoiffé mais le nargue, les lèvres en pincement de couteau-économe et les yeux regardant l’unique objet de sa montée à bord : le sexe turgescent, au gland surdilaté, prêt à exploser des étoiles filantes, de l’écrivain qui ne lutte déjà plus. Elle se couche sur le corps du Pols inanimé, glisse une main sous le drap et se saisit du glaive de vie qu’elle commence à presser comme en une demande d’ensemencement. La caresse lui arrache des râles de plaisir : c’est elle qui branle mais c’est elle qui glapit. Elle tire finalement la couverture du ventre de l’auteur endormi et rampe lentement à la découverte de la verge tressautante qu’elle engloutit. Et elle pompe, sans vergogne, en le regardant se tordre sous la douleur de l’orgasme qui s’immisce au long des mouvements. Pas de petites caresses avec la langue, pas de microscopiques morsures pour agacer l’ardeur, faire croire à la petite douleur extatique. Morphée connaît son maître : ce n’est pas un jouisseur, c’est un éjaculateur ; il ne veut pas attendre, pas profiter, il veut prendre et balancer d’un coup et que ce soit le meilleur possible. Alors pour achever l’animal, elle passe dans l’anneau de son fondement un doigt encore glacé par l’océan. L’autobiographe tressaute. Dans la bouche de Morphée, son sexe double de volume au même instant, on dirait un pipe-line bouché qui reçoit d’une giclée cent hectolitres d’huile noire. Et elle ne le lâchera pas tant qu’elle n’aura pas reçu toute la richesse du gisement au tréfonds de sa gorge. Elle sent contre ses lèvres le sang battre et le milliard de vies qui se pressent pour bientôt exploser en seconde salive. Elle ressert alors les lèvres et augmente l’allure de ce piston déchaîné. Ca y est, l’Andersen obscène vibre, elle va bientôt pouvoir saler son haleine d’un autre embrun que celui des mers acariâtres. Elle sent déjà le goût de ce qui ne peut être retenu, les premiers petits homme-poissons qui ont pu franchir la maille du filet, la première goutte qui ne bondit jamais mais tombe du pylône en annonce du flot à venir. Un ultime frisson, une totalité de muscles qui s’agrippent en paralysie bétonnée et…

Une voix dans le rêve (pressante)
Pols ! Pols réveillez-vous, j’ai un problème à vous soumettre !

Comme un film accéléré à l’envers, Morphée ouvre la bouche d’où sort le sexe au bord de l’apoplexie du navigateur mémorialiste, elle recule jusqu’au bout du pont et disparaît après un saut idiot et bizarrement dirigé derrière la proue du galion qui reprend très vite ses dimensions normales.

Pols ouvre les yeux et redécouvre son cirque et sa boutique qui se sont arrêtés autour de lui pour assister au spectacle : une bonne vingtaine d’acheteurs, les bras encombrés d’antiquités douteuses et la main pleine de cartes plastifiées et de billets colorés, entourent le lit, le sourire engageant et l’œil braqué sur l’impressionnant braquemard que Pols a sans aucun doute dénudé en lieu et place de Morphée. Il devait d’ailleurs être en train de simuler la bouche de la charmeuse, sa main est encore refermée autour de la tige décroissante. Maintenant, la déception se lit sur le visage des acheteurs qui ont l’habitude de voir la fin de l’exercice, certains après-midi, quand un jeune homme pressé ne vient pas déranger l’érotomane. D’ailleurs, Olivero Garlasseri est quelque peu malmené par l’assistance sur le départ qui le bouscule en quittant la piste aux étoiles déchues.

Dans les yeux de Pols, ce n’est pas tant la frustration qu’on lit, plutôt une sorte de déception d’avoir vu sa Morphée se transformer en homme. Ne pas finir dans Morphée, Pols en a l’habitude : il arrive souvent qu’une mère de famille troublée par la branlaison, se jette sur le pont à son tour, gifle violemment l’endormeuse et prenne sa place avec davantage de fougue encore. C’est le moment que Pols choisit pour se réveiller et prendre un double plaisir à exploser dans une femme que le mari regarde, sans bien savoir comment il réagira une fois la commode-clapier achetée. Un jour même, Pols fut réveillé ainsi par une petite vieille dont le mari, commode-clapier ou pas, fit un infarctus sur-le-champ. Et toute la clientèle applaudit aussitôt.

Finalement, un bolet mort dans la main, Pols tire la couverture sur sa puissance retractée et lève un œil déçu, donc, vers celui qui a un problème.

Pols (déçu, donc)
Bonjour, Olivero ! Qu’est-ce qui t’amène ?

Olivero (s’asseyant sur le bord du lit)
J’ai un problème dont il faut que je vous parle, Pols ! C’est assez important et j’ai besoin d’un avis franc. Je sais qu’ici je trouverai une réponse, je sais que vous en êtes capable, j’ai confiance en votre savoir.

Olivero Garlasseri sait comment parler à Pols, la chose paraît évidente. Mais il ne faut pas tiquer sur cette sorte de protocole qui place le couple dans une position professeur/élève un peu niaise et convenue. Il s’agit d’un code entre eux, un accord tacite, un respect affiché donnant l’impression à Olivero de se conduire avec une respectueuse humilité face à l’incontestable connaissance de son ami Pols. Du reste, en dehors de ces visites intéressées, la relation entre les deux hommes est beaucoup plus simple : ils ne se voient jamais. Olivero attend d’avoir une question importante en tête, il y réfléchit ensuite le temps nécessaire et s’il ne trouve pas la réponse lui-même, il va la poser à Pols qui précédemment est resté boutiquier-fainéant, alternant les plumes, de la veille au repos, du repos à la veille et ne se levant que pour fermer le rideau de son magasin quand le dernier acheteur est parti ou qu’il l’a fait fuir. Olivero Garlasseri, lui, passe un quart de son temps à se poser des questions et les trois-quarts restant, il n’aime pas les objets. Pols a soixante quinze pour cent de son cerveau occupé par une certaine connaissance des choses, vingt pour cent par un unique fantasme onaniste et le reste n’est qu’accessoire. Il aurait tout aussi bien pu tenir une animalerie. Mais le commerce de bestioles blessées, ou mortes, ou affublées de maladies tropicales, à des prix exorbitants semblait plus ingrat que la gestion d’une décharge. À choisir, Pols a toujours voulu couler des jours paisibles en faisant ce qu’il voulait. Et puis, quand on possède la Méthode Américaine, on a déjà un certain avantage sur ses contemporains.

Pols (calmement)
Il est grave ce problème ?

Olivero (emprunté)
Moyennement ! Disons qu’il me cause certains soucis !

Pols (hurlant à la foule des clients)
Mesdames, Messieurs, chers clients ! Merci ! Merci infiniment pour votre déambulation mercantile qui, je dois l’apprécier, m’a aujourd’hui encore enrichie. Je ne sais comment vous dire ma gratitude, alors je ne puis que vous remercier et vous demander maintenant, avec toute la compréhension dont je vous sais capable de bien vouloir foutre le camp d’ici jusqu’à la réouverture demain matin comme chaque jour vers 10 heures ! Si l’un d’entre vous a une protestation a émettre qu’il n’hésite pas, je me ferai un plaisir de descendre, séance tenante, lui botter le cul !

Un temps, la foule des clients se gèle sensiblement. Les regards se voilent comme si chacun venait effectivement de prendre un des pieds de Pols dans le train. Puis, tout le monde se retourne vers le boutiquier et applaudit en souriant. Et aussitôt quitte le magasin comme si un farceur venait de hurler au feu ! — chose qui, dans un tel endroit, peu effectivement être pris avec sérieux et redoutation. C’est à ce moment là que Pols met pour la deuxième fois pied à terre dans la journée. Il va fermer le rideau de fer et revient aussitôt se glisser sous les couvertures.

La Méthode Américaine de Pols ne lui a pas était transmise par un quelconque citoyen venu d’outre-Atlantique, non plus qu’il ne l’a acquise en franchissant lui-même le grand océan — la plus grande distance que Pols aie jamais franchi sur un liquide fut celle, très courte, d’une rive à l’autre du canal St Martin, un soir d’ivresse, après une malencontreuse chute à vélo depuis le quai de Jemmapes. La libération de Paris était déjà vieille de trente ans à cette époque et à part quelques touristes Yankee qui ne s’entouraient que d’eux-mêmes, les soldats et les écrivains étaient depuis longtemps repartis dans leurs pays où les attendaient des centaines d’avions cargos à destination d’Hanoï.

La rencontre eu lieu à Marne-la-Vallée, un jour qu’il s’y rendait, traîné par une coquine qui lui avait sauté sur le manche lors d’une sieste masturbatoire et qui lui rendait quelques visites assidues, se battant presque avec les autres clientes affolées pour être la première sur le décalottage. La petite avait réussi à l’emmener aux portes du temple de l’entertainment et il s’était laissé aller à dépenser quatre cent francs pour déambuler dans les fausses rues d’un faux pays peuplé d’étudiants schizophrènes qui, déguisés en Gooffy, Blanche Neige, Tic et Tac ou Esméralda asexués, continuaient de croire qu’il étaient les amis de Mickey et non ses employés. C’est parmi ces gens perturbés que Pols rencontra les initiateurs de la Méthode Américaine : au beau milieux de ce paradis de béton, d’autres êtres, tout aussi étudiants mais à peau humaine, poussés par une faim perpétuelle et un esclavagisme débridé, étaient chargés de mettre dans les manèges des troupeaux de touristes hilares. Pour que cette masse de joie inerte s’enfourne plus vite encore dans les attractions, ces jeunes gens habillés comme des chefs scouts les insultaient copieusement. Il ne manquait que le fouet et le foin. On était au début septembre, la période estivale était passée, on avait explosé la barre des cinq millions de visiteurs et les grands managers avaient la vigilance faiblarde. Alors, ces entraîneurs se défoulaient à tout va et le touriste allemand se faisait agonir sans perdre son sourire, le schleumark facile, la banane soutenant le bide à bière, le pantalon de survêtement suant à l’entrecuisse et la Scholl aussi apaisante sous la canicule préautomnale que l’ombre de la casquette Lowenbraü. Pols avait été fasciné de voir tout ce monde piétiner dans la même combine sans se rebiffer et sitôt rentré dans sa boutique où il régnait déjà en roi-fainéant, il téléphona ses nouvelles cartes de visite :

Pols Antiquités
Bibelots pourris, ferrailleries diverses,
vaisselle ébréchée, mobilier ringard et autres foutaises.
Venez m’enrichir à vos dépends
et vous faire traiter comme de la merde.

7, rue Dauphine
Paris 6e

Depuis ce jour, Pols est un des antiquaires les plus courus de la capitale. Depuis ce jour saint, Pols se permet d’insulter les clients, de vendre une infinité de saloperies dont il débarrasse gratuitement les vieux, il n’a plus à courir les salles de ventes et, chose suprême, il assouvit enfin son fantasme exhibo-onaniste devant une pléiade de badauds qui en redemandent.

Pour l’heure celui qui en redemande le plus s’appelle Olivero Garlasseri, nous le connaissons depuis maintenant une quinzaine de pages mais nous ignorons toujours le sujet qui l’a fait se déplacer jusqu’à la rue Dauphine et venir déranger l’ami Pols en plein repos.

La position que viennent de prendre les deux hommes maintenant indique sans aucun doute possible qu’ils se préparent l’un et l’autre à communiquer suivant les règles de l’art et de la pratique logique de cette discipline : Olivero Garlasseri s’est assis en tailleur au bout du lit, le buste droit, les mains reposées à plat sur ses genoux, le visage en point d’interrogation, la bouche en sueur et le verbe dans les starting-blocks. Pols, lui, a repris son assise à moitié effondrée, forcé qu’il est par la place qu’occupe son élève, de se maintenir moins profondément sous l’édredon, ce qui, à priori, ne semble pas beaucoup le déranger puisque rien sur son visage n’indique qu’il soit fâché. Cette petite remarque au demeurant légère a pourtant sa place ici : le personnage de Pols est parfaitement imprévisible si l’on ne s’attache pas à l’étude de sa physionomie. Il est très rare, en effet, que ce dernier n’indique pas une fraction de seconde avant comment l’homme va réagir une fraction de seconde après. Or, à cette seconde précise où Pols s’enfonce sous les couvertures et se rend compte que le corps de son élève fait obstacle à une progression confortable de ses jambes, le visage de Pols est vide, parfaitement vide, pas un tic ne trahit le plus petit état de nervosité, d’agacement, de folie meurtrière ou tout simplement de cette brève irritation qui nous saisit lorsque, pris de l’irrépressible envie de nous répandre, nous nous apercevons en plein abandon que c’est chose matériellement impossible. Non. Si Olivero Garlasseri affiche un visage d’émetteur, Pols affiche avec tout autant d’application entraînée, une face de récepteur. C’est que, même si Olivero n’a pas encore fait part de son problème à Pols, l’un comme l’autre sait pertinemment qu’Olivero repartira d’ici avec la réponse de Pols, qu’Olivero aura encore à réfléchir dessus et que Pols pourra dormir jusqu’au prochain lever de rideau.

Pols (pensant au sommeil de bientôt)
Ainsi, tu as un problème dont, apparemment, tu crois que je détiens la solution. Vrai ?

Olivero (sage et humble)
Exactement, Pols, vous êtes dans le juste d’un bout à l’autre ! Je pense, par conséquent, que se sera aisé. N’est-il pas ?

Pols (modeste et apaisant mais toujours aussi songeur quant au repos)
N’allons d’abord pas trop vite en besogne, si tu le veux bien ! J’aimerais dans un premier temps que tu m’exposes point par point les diverses pistes que comportent ton problème, qu’ensuite tu m’en fasses une synthèse et que finalement tu conclues par une seule question à laquelle je répondrai en reprenant chacun de ces points pour les développer. Veux-tu bien que nous agissions ainsi ?

Il paraît inutile à Pols de poser cette question. À l’évidence Olivero ne peut lui répondre que par l’affirmative. Mais n’allons pas nous même trop vite en besogne. Si Pols prend le temps de faire cette demande de formulation, c’est encore pour donner à Olivero l’occasion d’exploiter jusqu’au bout la réflexion à laquelle il s’est livré avant d’en venir à la solution polsienne. Pols se pose donc en initiateur de la pensée d’Olivero qui, lui-même, profitera de cette planification pour remettre en question son propre questionnement, une sorte de remise au point de ce qui pourtant lui paraissait clair il y a encore quelques heures. Rien de très compliqué, vous en conviendrez, mais il faut bien expliquer les choses pour éviter toute déviation.

Olivero (déglutissant puis exposant avec clarté et en s’appliquant à ne pas trop compliquer)
J’ai rencontré une femme !

Pols (commençant par fermer les yeux et débitant)
Je vois. (toussotant) En effet, le problème paraît clair et si tu es venu me voir aujourd’hui c’est pour les raisons suivantes : malgré la résistance sentimentale dont je te sais capable, tu n’as pu faire autrement que de tomber amoureux. Cette fille est très belle et elle t’apporte tout ce dont tu penses avoir le plus besoin : amour, protection, confiance en toi, regard de femme sur ta vie et confort de la confession sans retenue. Par la suite, après t’être avoué que tu l’aimais, ce qui a déjà dû te poser d’autres problèmes qui ne sont pas ici le fruit de nos recherches — tu as dû toi-même en faire le tour depuis longtemps — tu t’es demandé ce que, toi, tu pourrais bien lui amener pour qu’elle aussi partage cet amour. Il s’est vite avéré que la demoiselle était aussi amoureuse et tu t’es demandé ce que tu pourrais faire de plus. La situation financière dans laquelle tu te trouves t’évitant avant longtemps de sombrer dans les affres du besoin, tu as donc commencé par t’imaginer que tu pourrais la couvrir d’or et ainsi la captiver par tes richesses. La solution ne t’est apparue bénéfique qu’aux trois-quarts, on sait tous comment ces histoires finissent en général : la dépendance l’emporte sur l’amour et pour peu que l’on se mette à regarder à la dépense, les reproches prennent progressivement le pas sur les caresses. Donc, tu as décidé d’agir comme si tu avais en ta possession un capital raisonnable, lui préférant de loin d’autres fortunes plus spirituelles. À nouveau, nous rencontrons un autre problème : comment faire quand on est cultivé et intelligent pour ne pas être prétentieux et obséquieux. Je le reconnais, négocier la passe est difficile et comporte certains risques. Là encore, tu as écarté le sujet et tu t’es reporté sur une solution qui t’apparaissait beaucoup plus profitable : tu lui as simplement demandé sa main en gage de ton amour et tu lui as proposé de devenir ainsi l’unique femme de ta vie. Elle a souri, pleuré, souri encore, elle a d’abord passé une main sur ton visage puis est tombée dans tes bras en sanglotant et en riant aux éclats avant d’accepter dans une dernière larme de joie : il est évident que c’est une personne émotive. Tu croyais en être là de tes soucis quand un nouveau s’est fait jour : comment lui faire entendre la façon dont je vis ? Vais-je devoir me transformer ? Lequel de nous deux s’effacera le premier pour que l’autre grossisse ? Et c’était là la vraie source de tout le problème, d’où découlaient toutes les questions que tu avais pu te poser auparavant. C’était cela qui avait cheminé depuis ton inconscient jusqu’à ta bouche en s’éparpillant pour brouiller les pistes et donner le change sur des points auxquels il est plus facile, somme toute, de répondre. D’une question parfaitement actuelle, nous sommes passés à un problème existentiel parfaitement logique, je dirais même, le dénominateur commun de toute la pensée relationnelle, ce à quoi pensent ou ne pensent pas tous les hommes qui ont rencontré une femme : qu’est-ce que l’amour ?

Tel un professeur de philosophie, Pols marque un temps. Il toise son élève qui, la tête baissée, réfléchit à ce qui vient d’être dit. Il lui laisse assimiler les grands points de la majestueuse et un rien trop longue mise en place qu’il vient d’ordonner. Il va ensuite développer mais pour l’heure, il se délecte de l’effet produit car c’est toujours gratifiant de se rendre compte que ce que l’on vient de prononcer avec brio marque profondément l’esprit de l’autre. Il va attendre qu’Olivero redresse la tête et acquiesce du menton en acceptation de la leçon à venir. Ensuite, il prendra son souffle, raclera sa gorge et commencera à parler après un

Pols (en guise d’introduction miniaturisée)
Bon ! Nous y voilà !

très attendu par Olivero qui, maintenant, plonge ses yeux dans ceux du maître comme pour aspirer par là le savoir convoité.

Olivero redresse la tête et acquiesce du menton en acceptation de la leçon à venir. Aussitôt, Pols aspire l’air ambiant comme pour une longue apnée, se racle le fond de la gorge où ne flottait pourtant nul parasite et commence à parler :

Pols (en guise d’introduction miniaturisé)
Bon ! Nous y voilà ! (puis, tout aussi docte)…

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