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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Balades porno la conscience tranquille

Stephane Ilinski

juillet 2001

Balade 4

Face au miroir dessus le lavabo, je gonfle les joues et crache la lotion dentaire. Ça fait tout un tas de petites stries écarlates : ça tourne, un coup de rasoir mal appliqué ou un surin à travers la jugulaire, coquin, coquin… Connerie ouais ! Les dents ça s’entretient avec minutie. On peut se pourrir le poumon, se faire sauter le foie à petit feu, pourquoi pas faire excès de bronzette et tomber sa peau comme une décolleuse s’occupe d’un vieux papier peint… tout ça passe. Mais les dents pas touche ! On brosse avec amour, on se gargarise avec du rouge, du bleu, de l’avant, de l’après brossage ; on claque une thune monstre en brosses flexibles, à pilosité rigide, moyenne ou souple, on s’enfile chaque matin deux tablettes de fluor pour femmes enceintes. Rendez-vous annuels chez le dentiste pour détartrer… Nan, on rigole pas avec les dents et à chacun ses motifs d’insomnie ! Donc, je crache, me rince, m’essuie, m’ajuste.

De la salle d’eau au salon je grince, pour mettre à l’épreuve l’émail soigneusement poli. Et ça grince convenable : mat, sourd, un tantinet grave, sans bavure, sans plombage amorphe, nickel ! Peu de choses pour me mettre d’humeur, un bain de bouche, frotti-frotta… et hip, paré pour l’aventure. Et l’aventure est au salon.

Miles Davis murmure Ascenseur pour l’échafaud à l’oreille de Jeanne Moreau. C’est sur la jaquette du disque que j’ai laissée dans le couloir. Le disque, je l’ai laissé tourner au salon. Noir et blanche. Me marre en pensant que Miles a quand même bien fait de se coller une sourdine dans le cuivre parce que Jeanne la délicate qui prend une pose pas possible pour relever sa crinière au-dessus de son oreille, eh bien tout arrangée qu’elle soit pour l’occasion, si rouges soient ses lèvres, ça risquerait de lui faire tout chose si le maître lui balançait d’un coup la marmelade dans le tympan ! Je grince, de toutes mes dents. Coup d’œil musical, étude de boîtier. Rêverie avant la tempête. La salle d’eau est, chez moi, excessivement lointaine du living ; ou peut-être suis-je trop lent.

Je grince. Jamais aimé la Moreau, sa voix miel, la fierté de s’être vue belle alors qu’elle était jeune première… De toute façon je m’en cogne : je ne l’ai pas connue, moi, la Moreau, à l’apogée de ses singeries érotisantes à la femme fatale. Tout ce que je vois, c’est une vieille dame n’assumant plus vraiment ses vocales suaves et enrouées, ni sa tignasse de blonde d’enfer : de dos faut faire gaffe parce que tu peux te planter et t’imaginer avoir à faire à une somptueuse adolescente… Elle pourrait presque être morte à son âge, alors la voir oser jouer les grand-mères ouvreuses de cuisses à l’écran, philosopher sur la Seine qui coule dessous le Mirabeau, c’est dire si ça m’enchante !

Miles en revanche, c’est une autre trempe. Bon, je lui souhaite d’avoir tâté un brin de Moreau, tant qu’il l’a eue sous le coude, parce qu’après tout il méritait bien ça, Miles, et que faut être honnête : jeune comme elle l’était pour Ascenseur, de dos comme de face, ben la Moreau avait pour elle les traits et formes de l’adolescente qu’elle s’éreinte à vouloir rejoindre depuis. Puis, Miles : rien à faire, la coke, beh ça cale pas systématiquement son homme… La poudre, ça te décape les incisives et te les déchausse des gencives du genre : adieu Hollywood adieu !

Je grince. Pimpimpimpimpimpiiiiimmmm. Miles s’occupe de décanter le salon. Suis pas noir encore, mais dans mon film, une sacrée blonde s’étire dans le canapé, une Jeanne, en sorte, avec la crinière, les atouts de la Moreau, mais les canines et incisives impeccablement alignées, soudées, droites, étincelantes — parce que cette Jeanne-là ne carbure pas à la nicotine ! Et puis celle qui attend, là sagement, que je rapplique, je lui accorde le bénéfice du doute : c’est de la chair pas encore audiovisualisée, une vierge d’Oscars, des Césars et tout le toutim ; de la matière montante qui n’en a pas plein les chevilles, encore, ni plein la tête, de sa notoriété, à cette heure encore virtuelle. Ma blonde ne rayonne que dans le salon, immaculée comme je l’entends et sous l’emprise du cuivre maître tintant au travers des enceintes. Jeanne la Moreau, son succès, sa thune, son âge, tout cela semble avoir chez elle favorisé les caries, chicots et autres pyorrhées ; c’est du plus bon à prendre, du gâté pure carence en calcium, du ridé, du vulgaire, du out quoi ! Deux écoles, Miles, deux. Une blonde, d’accord ça se soigne, mais si c’est frais. Tes notes à toi ont pas pris une once de bide, elles n’ont pas le sein qui chute ni la gâterie qui radine dare-dare mettre en pièces le peu de cellules grises ayant survécu à trente, quarante longues années de carrière. Tandis que la Jeanne de ton époque, celle de la jaquette, celle du film…

Dépassée la jaquette posée sur la banquette du couloir. Pour ceux qui connaissent, Julien est dans l’ascenseur. Crochet par un miroir d’angle avant le salon — à gauche je retrousse une dernière fois les lèvres pour un ultime passage en revue, à droite en éclair : un œil pour la patiente du canapé qui oui est encore là ! Ultra Bright ! une rose à mordre, qu’il me manque, torse nu avec un fute de smoking ; avec l’attirail, moi, j’aurais plongé pépère… Je mets un pied dans le living et la voilà qui hausse le sourcil avec art, claire et provocante manière de sous-entendre qu’elle souhaite se distraire.

J’ai des bons a priori quant à ma Jeanne, avec en sus une ribambelle de plans sur la comète assez mathématiques, du propre, du précis, du carré. Algorithmiquement parlant, il est prévu qu’elle flanche à l’instant t. Pour aider l’action, en sus de Miles, j’ai du gin droit sorti du congélateur avec tout un citron prédécoupé et un stock raisonnable de Château La Pompe version tonic, indian tonic pour paraphraser l’étiquette de la marque que j’achète à la supérette du coin. Ça chauffe, Miles, ma Jeanne se pâme, vieux. La dent longue, je me pointe, feignant l’étonnement de quat’ sous : mais comment, vous ne vous êtes pas assoupie ! C’est part entière du stratège, ça : le facteur essentiel après la dentition et l’ambiance de fond. Une brave vanne savamment choisie pour sa platitude, tout de suite, ça force à croire que l’auteur est pas suffisamment con pour croire en son effet… et du coup, effet il y a ! Tout cuit, calculé, pas trop mathématique soit, mais répondant à une certaine forme logique. Et preuve : ma Jeanne et glou et glou qui gobe et se fend la poire… Vive l’emballage ! vive l’embrouille et la chair à embrouille ! vivent mes dents vives et leurs succulentes victimes ! et je mords pas ! Je n’ai pas encore mordu. Elle est béate aux anges, ma blonde au canapé. Je la laisse Sur l’autoroute et la retrouve à Dîner au motel et elle m’accueille ravie, comme si de rien, honorant mon piteux humour qui n’en est pas, devançant même mon laborieux stratagème…

C’est tout bon, Miles, pompe, pompe… trombone, pistons, tu t’en carres parce que tu est en haut, bien au-dessus ! Et moi, dans mon living, la mâchoire flambante neuve et le sourcil en bataille, sans la rose en coin de lèvres et sans smoking, eh quoi je tombe doucement douceur un canon qui vaut toutes les Moreau d’antan ! Voilà mes fumants maths opérant à merveille leurs cinglantes déclinaisons, leur putain de cocktail : tu dresses la scène et tu t’écartes en ayant pris soin de laisser à la fleur de quoi se désaltérer bien au chic — verre à pied glacé avec sel en bordure fixé d’un zest de citron vert… Coup double, puissance deux, au carré ! tu esquives les préliminaires en tout bien tout honneur (excuses à la Jeanne : comprenez, un contretemps, une affaire à régler en moins de deux… mais prenez vos aises, nous vous prions de…) et dans l’ombre de la salle de bain, tu t’ajustes à quatre épingles, tu prends ton temps, tu fais ahhhh, tu brosses, tu te gargarises, craches et re, avant après brossage, tu souffles dans ta paume pour rendre compte… coup de peigne, la tignasse bien bordélique, c’est bon. Elle est, sûr, mûre à point pour la suite ; retour sur scène.

Si je coupe le cheveu en quinze ? Si je complique pour rien ? Si je ne devrais pas mieux travailler au plus tôt ma Jeanne pour plus tôt arriver — et disons-le plus tôt dormir ? Quel est le plus court trajet pour aller du point A au point B ? La ligne droite ! Nan ! faux M’sieur, avec pareille raison, vous loupez le coche ; au mieux, vous vous en tirez avec le rouge d’une main étrangère en travers de la joue et au pire, c’est les Assises… La Jeanne, la blonde, ma Jeanne au canapé, ma patiente, l’objet doux de mes tergiversations bucoliques, le cueillir de suite, lui sauter au cou d’emblée ? Ligne droite, de A vers B ? Pour la mathématique, j’ai toujours aimé ma propre sauce, courbe, sinueuse, logique à sa seule façon, tortueuse, mais selon moi probablement seul praticable. Sans doute pour cela que je n’ai pas fait don de mon être aux sciences. On s’en fout ! ça roule, Miles, ça roule… Nuit sur les Champs-Élysées (take 3 selon la jaquette) et ma Jeanne, pulpeuse presque fellinienne mais faut pas tout mélanger, elle bat des cils et ondule en cadence — ce qui en dit long sur ses propensions musicales parce que Miles il faut s’y prendre de bonne heure pour le voir venir… À travers le gin givré, je la dévore sans rien laisser paraître qu’une moue blasée. Elle roucoule, fine comme il faut, conversation de salon entre gens comme il faut, croisant décroisant les jambes assez haut mais pas trop, tenant la bouteille en fière meneuse de revue, donc du bout des lèvres. Ma Jeanne d’enfer ! La meilleure blonde du plus glacé des canards à pin-up ne s’offrirait pas le loisir de venir lui picorer dans la main… Une vedette coup sûr à venir, là pour moi, dans mon canapé et qui se passe un bout de langue dessus les dents. Miles mince, ça prend !

Ma Jeanne pique une olive et joue avec, dans une drôle de posture un rien publicitaire, le corps flanqué de biais dans la longueur du sofa, les mèches en rivières détonantes et l’air grave et concentrée. Et roule, l’olive. Dénoyautée à l’avance par précaution, farcie au poivron rouge ! Feu de l’action, et roule, l’olive. Gin ou pas, Miles, je sais plus très bien qui invite et qui reçoit. Le petit bal (take 2Au bar du petit bac, si j’ai bonne mémoire), déjà ? Le cuivre chauffe à blanc. Jeanne de chez Miles, sur une photo de la jaquette laissé dans le couloir, hausse de face son minois dessus les pistons du maître ; ma Jeanne a le même regard, ces mêmes prunelles qui semblent sans rire dire qu’on a assez joué, cette même bouche mi-close qui en jette… Sans le vouloir, je jette un rapide coup d’œil à mon poignet, mais l’heure ne m’intéresse pas : le disque tourne en mode continu. Je pense que ma blonde m’amuse, qu’au lieu d’une olive, je lui ferai volontiers croquer une pomme. Littéralement dansante sur canapé, affriolante, plus frétillante qu’une anguille à quai… Alors, comment veux-tu maintenir le cap, garder les sens au garde-manger, te lancer dans l’épargne ?

Ma Jeanne, Miles, c’est de la fraîche, de la pure, de la fine. Elle pétille au quart de tour. Ta Moreau, elle ne m’aurait rien fait sinon la gueule, pour la même peine ; son antique palais se serait plaint à en mourir de pas trouver des bulles en flûtes cristal ; quoi des olives, vous humorisez maladroit, jeune homme ! et pour la musique, vous êtes gentil, mais je la connais sur le bout des doigts, moi… Parce que figurez-vous que j’y étais, moa, dans l’Ascenseur avec Miles et Julien… surtout Julien, d’ailleurs… qu’est-ce qu’on a pu… enfin… quoi, vous n’avez pas autre chose à me servir là ? parce que j’en ai ma claque moa, du Miles… et la jeunesse bordel, hum ? faut revoir votre répertoire, jeune homme… Voilà, Miles, ce qu’en très bref ta Jeanne à toi m’aurait balancé de toutes ses caries et molaires creuses, de ses couronnes en or gris.

Ma Jeanne, roule l’olive, va pour le poivron rouge et le gin bon marché, elle est encore méconnue du grand public. Jeanne ma blonde, sur canapé, sur moquette, sur table basse ou de cuisine, elle sait pas qui tu es et ne cherche même pas à savoir. Elle affiche vingt, vingt-cinq balais et une dentition requine al dente ! C’est du sang neuf cent pour cent sûr, assurance rapatriement comprise (Séquence voituretake 2Sur l’autoroute, quand elle regagne son chez-elle, après le boulot). Ma Jeanne, les Pascal que je lui file, elle les vaut, pour son art… Pas du cinéma, mais de la très haute voltige ! Et dès qu’elle lève le camp, ma Jeanne, dès que mes matheuses planifications ont fait mouche, qu’il ne reste plus une olive pour rouler et que j’en ai marre du mode replay, avant d’aller taquiner le pays des rêves, je m’enfile un broc de lait demi écrémé. Fréquenter les blondes, Miles, c’est en un sens proche d’une prise de coke : mauvais pour les dents. Tu vois Jeanne et après, tu as un vache besoin de calcium…

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Des pensées sexuelles envahissant un homme qui attend que le feu passe au vert pour traverser la route, une ex-demi-célébrité qui tente de séduire un jeune homme, une soirée privée où les couples se recombinent provisoirement dans un rituel un peu naze mais qui a sa luxuriance propre : des textes indépendants cernant une même chose, dans un style original et sophistiqué.

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Paysage 406 : Lac de Côme, Italie (août 2007)