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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Le Royaume de la paix

Frédéric Moitel

juin 2004

(chapitres 33 à 35)

33. La nuit

Il s’habille pour la nuit. Il s’habille pour sortir dans la nuit. Il veut profiter de la nuit dans la ville. Il sait que la nuit fait apparaître la beauté réelle de la ville.


Il accepte d’ores et déjà d’apparaître différemment, son corps brillant moins à cette heure que l’intérieur qu’il se donne. La nuit a un pouvoir qu’il ne lui dispute pas ; elle transfigure la réalité.


Paris la nuit est une torture du corps, du cœur, des yeux, du porte-monnaie. Paris le jour est le contraire de Paris la nuit, l’exact contraire : la torture qui pousse au suicide. Il pousse les portes de Paris la nuit pour jouir de la consommation qui s’assume : les corps nus, les alcools, les voitures rapides dans les rues vides.

Homosexuel, il pousse les portes d’un bar gay. Hétérosexuel, il ouvre la porte d’un bar tout court. Il est probable que ce soir il pousse les portes des deux, tant la négligence de soi est un principe fondateur, manipulateur, de Paris la nuit.


Fier, beau, élégant, jeune branleur évocateur du sexe qu’il porte en bandoulière, l’homme parade, la main sur le godet, le coude sur le zinc. Les yeux dans la folie sexuelle d’une salope ou d’une tante, il susurre déjà l’amour physique au cerveau de la belle qui l’a pour alambic.

La donzelle éjacule des prières de venir s’asseoir à côté d’elle ; elle n’a pas bien senti la charge de son haleine. Le grand mâle s’amène les yeux roulants, les lèvres déformées, le cerveau gonflé d’appétits en tout genre ; ils discutent, ils éructent, ils vont s’aimer.


C’est ainsi Paris la nuit : quel que soit le désir on en veut un très gros, une très grosse, une très large, un profond, on en veut des dizaines.


Il rit.


Les gens dans les bars sont les atomes d’une réaction chimique qu’ils attendent. Les anions sont les sexes, les cations, les vagins ; les catins attendent leur tour à l’extérieur du Becher.


Les homosexuels s’enculent dans les backrooms ou chez eux. Les hétérosexuels se pénètrent chez eux ou en groupe dans les clubs. La réalité subjugue Paris la nuit, qui n’en peut plus de durcir.


Paris la nuit délivre sa violence dans les rues. Des hommes masqués, encagoulés s’en prennent aux autres hommes et aux femmes seules. Ils portent des armes à feu, des matraques, des couteaux. Ils les tuent.

Leur parole armée fait s’exprimer Paris la nuit dans ce qu’elle a de fondamental. Leur parole armée fait s’exprimer les délires de Paris la nuit.


Il marche à la rencontre d’un bar où il va trouver un homme pour lui parler puis l’embrasser. Il part à la rencontre du désert dans les yeux de celui qui l’accueille. Il ne sait pas que du désert naîtra la source de l’eau.


Paris la nuit est un désert habité, source de volontés qui se contredisent ou s’appellent : les hommes et les femmes se croisent sans se parler, se frappent ou s’insultent, se disent bonjour ou s’embrassent. Paris la nuit est une ville illuminée par les monuments qui composent son masque et son parfum : le luxe est la source du plaisir, dans les poubelles des petites rues s’agitent des rats qui veulent jouir.

Il marche au hasard des rues. Il aime Paris la nuit, il s’y sent libre, porteur de nouvelles vertus qui lui gonflent les poumons.


Les bars gays se regroupent autour de quelques rues ; on dirait qu’ils ont peur de s’aventurer au loin dans la ville : Paris la nuit, Paris le jour, les gens sont haineux. Les bars gays donnent à la rue son caractère joyeux, ses promeneurs nocturnes, la fortune aux flâneurs. Des jeunes gens entrent seuls dans les bars, en sortent accompagnés, main sur l’épaule, main dans la main. La chaleur et la musique s’exhalent des bars gays qui ouvrent tard dans Paris la nuit. On dirait que la ville en jouit.

Il entre dans un bar qu’il connaît bien, commande un verre, sans alcool pour commencer, s’assied, et se met à mater. Ses pensées vont dans une seule direction, un beau visage, un beau visage avec un sourire, un beau cul, et un gros paquet bien moulé. Il regarde alentour tous les corps alanguis. Ca sirote une bière, ça discute en chuchotant, ça rigole ; il sourit.

Un mec vient de rentrer dans le bar : il est grand, il est beau, il est fort. Autrement dit, c’est son genre. Ils échangent un regard.


Pour se rencontrer, les homosexuels se rassemblent dans un lieu précis. Ils y passent des moments joyeux, qui peuvent devenir des moments amoureux.

Les homosexuels se regroupent par bande d’amis et sortent ensemble le samedi. Ils vont en boîte techno pour s’amuser, draguer, se saouler et parler de leurs derniers achats. Ils parlent aussi du dernier homme qu’ils ont sucé et de l’absence de sentiments, outre la satisfaction de l’égoïsme, qui accompagne généralement cette pratique. Ils expriment dans la main qui leur reste — l’autre est souvent occupée à tenir le demi d’Heineken — le comportement du consommateur heureux de vivre.

Il ne faut pas prendre au sérieux les homosexuels qui paient pour entrer dans des endroits où ils ont le droit de s’enculer dans l’obscurité.

Les hétérosexuels n’ont pas besoin de se rassembler dans un lieu précis pour se rencontrer : ils sont partout. Un hétérosexuel voit un hétérosexuel et le reconnaît ; ils participent à la même mode, ils savent à peu près les mêmes choses, concernant l’actualité. Ils sont tous différents mais nourrissent les mêmes pensées pour le sexe humide des filles ; ils expriment le comportement du consommateur heureux de vivre.

Il ne faut pas prendre au sérieux les hétérosexuels qui se bagarrent pour le sexe d’une fille dont ils ne savent pas le nom.


Paris la nuit, comme un tombeau, accueille les homosexuels à bras ouverts.


La culture gay n’est pas une culture au sens propre du mot. Elle n’est pas un socle de valeurs humaines. Aucune tradition liée à la terre et à la langue ne la fonde. Aucun homosexuel ne peut se réclamer d’elle. Ce n’est pas une culture enracinée. C’est un vernis déposé sur l’esprit par les pratiques de la consommation.

Elle n’est qu’un ensemble flou de codes et de comportements construits, plus ou moins inconsciemment, par les homosexuels depuis l’avènement de leur conscience politique (New York, 1969). C’est donc en plein paradis libéral que la culture gay a pris son essor.


Le libéralisme s’appuie à la fois sur la morale traditionnelle et sur le capitalisme, système économique amoral par définition. Il développe ainsi, à côté du rejet séculaire de l’homosexualité, une volonté d’affirmation des libertés individuelles sexuelles qui confine, plus profondément et à long terme, à l’indifférence comme à l’hypocrisie. C’est pourquoi la réponse du libéralisme aux revendications homosexuelles est aussi bien la répression que l’émancipation.

Le comportement de la communauté homosexuelle, en réplique, évolue dans deux directions : la volonté de reconnaissance et l’abdication face à la manipulation. Plus le libéralisme de la société répond au désir de reconnaissance politique et sociale de la communauté homosexuelle, plus son désir de norme est apparent, plus elle intériorise la manipulation par la consommation.


Le pendant du capitalisme étant la consommation, la communauté homosexuelle, dont les droits ont été admis par le libéralisme, se jette dans le bain de la consommation, avec toute l’inconscience de la société dans laquelle elle vit, et accepte de grâce en gémissant, toutes les cibles marketing à coller sur son front.


Le principe de consommation devient le principe de la consommation du corps de l’autre, pour la réalisation du désir et sa rapidité ; se déploie sur le corps même du receveur, dont le culte de l’apparence relève de la priorité, pour la réalisation de son désir et sa rapidité.

La communauté homosexuelle se révèle être ainsi le réalisateur de l’amoralité du capitalisme dans le corps affaibli de la morale de la société.


Les homosexuels s’écartent de la majorité pour échapper aux railleries et aux violences physiques. Les hétérosexuels ne se rendent pas compte que la découverte de la différence de l’orientation sexuelle prend souvent la forme d’un réveil brutal qu’ils brutalisent encore pour plaisanter ou pas. Ce rejet connu par tous les homosexuels autorise un repli communautaire qui les discrédite davantage aux yeux chastes et aveugles de leurs oppresseurs.


Détournant quelques signes de la culture de masse au profit de référents purement communautaires, les homosexuels mettent en place une culture communautaire de consommation : ils trompent l’ennui en achetant des choses inutiles et très chères ; ils réalisent le désir du libéralisme. Une certaine misère morale les caractérise : ils élaborent un racisme du corps en érigeant la perfection d’époque — les canons éphémères de la mode — en condition de communication et de relation sociale. Ils pratiquent le sexe comme on change de chemise pour éloigner la solitude par tous les moyens ; ils revendiquent le droit de ne pas rester seul et de jouir en plein égoïsme. S’observe à ce niveau la bêtise réalisée de la consommation.


Les paradoxes du libéralisme sont appliqués à la lettre par les homosexuels : le combat de la communauté homosexuelle pour la reconnaissance par l’État — et la société majoritaire — de droits fondamentaux jusque là refusés, marque la volonté de recherche d’une morale plus juste et plus universelle. Le militantisme gay réalise, après le féminisme, l’évolution morale de la communauté dans sa totalité.


C’est dans Paris la nuit que prend sens la folie qui les dirige.


L’homme rentre chez lui à pied. Au coin de la rue, il rencontre deux jeunes hommes un peu éméchés. L’un d’entre eux bouscule l’homme fatigué et lui dit : « Fais attention à ta gueule sale pédé ! » L’imbécile a reconnu l’homosexualité de l’homme seul à sa tenue. Il regarde le blanc-bec dans les yeux ; celui-ci se sent aussitôt agressé.


On poignarde l’homme homosexuel dans le ventre et on l’abandonne sur le trottoir. L’homme meurt sans témoin.


Encore acceptée comme un tabou, l’homosexualité dans la société reste un sujet de railleries, de blagues, et de bons mots. Rien de particulièrement violent, dans la majorité des cas, mais un esprit de clan qui relègue sa différence au rang de bizarrerie que l’on n’ose traiter qu’avec le sourire. Tout cela — il le sait et s’en révolte — prouve la montée réelle d’une indifférence qui, au détour d’un isoloir particulièrement réactionnaire, risque de basculer dans le rejet et la haine naturelle.


Paris la nuit et Paris le jour protègent en leurs seins tous les crimes impunis, tous les actes immoraux.


La nature écartelée par l’homme voit mourir en son sein un être qui lui appartient. Elle ne peut que réagir à cette humiliation. Les rugissements de la nature bouleversée atteignent les Cieux, le vent est sa voix torturée.


La nature appelle à l’aide : les millions de morts que sa terre contient répondent aux cris de la nature en se levant. Ressuscitant, ils déchaînent à nouveau la violence de la nature humaine que la nature possède.

La nature développe la force de sa violence dans le moindre de ses éléments : chacun d’eux utilise la violence qu’il reçoit pour anéantir l’homme assassin de sa propre nature.

Il voit sur son corps les résultats de la violence de la nature. Il vit, dans son esprit, avec la peur de l’ouragan dévastateur, la peur du réveil du volcan sur le flanc duquel il a bâti sa maison. Il voit la nature maltraitée inonder toute une région, tuant des milliers de gens. Il sent les brûlures du soleil, il respire l’air qui l’asphyxie, il boit l’eau polluée par l’homme et les inondations. La tempête a définitivement détruit sa maison. Des nuages d’insectes rongent les cultures des plus communes régions. Des épidémies mortelles déciment des villes célèbres. Les sols pollués tremblent et détruisent des milliers d’habitations.

34. Et dans un monde nouveau

Il a échappé aux tempêtes et aux inondations : il est revenu dans ce monde ancien, vivant et soulagé. C’est enfin le week-end, et il est temps pour lui de s’occuper de soi : se lever, toujours, répéter les actions de la semaine et se persuader qu’elles ont le sens qu’on leur donne et garder le sourire, car enfin on ne travaille pas !


La fin de semaine le réveille dans la chaude couette de la grasse matinée : encore bercé de rêves, il ouvre les yeux et rencontre le soleil. Il sort du lit et se met debout ; son corps flétri par les plis des draps prend des couleurs dans la pièce éclairée par le soleil d’été. L’hiver n’est pas là ou c’est le soleil de l’hiver. La chaleur quitte son corps au fur et à mesure que ses yeux se remplissent du soleil qui les éveille. Il reste un espace ou deux entre le monde et ce pouls qui bat à l’intérieur de son corps.


Il faut évidemment réussir ce week-end. Pour cela, un certain nombre d’actions qui tiennent en un mot est nécessaire : il s’agit pour lui d’entrer dans le loisir, avec la soif de s’amuser. Sous quelque forme qu’on l’entende, cela revient à faire du shopping le samedi ou le dimanche. Dans ce miracle, les églises restent vides mais les vitrines éclairées ravivent au moins les âmes aux porte-monnaie flétris.

Il revient dans les magasins qu’il aime tant ; il n’est pas un consommateur, mais il faut le retrouver, tout de même, entre deux rayons, à choisir entre deux crèmes pour les mains de même formule mais d’emballage différent ; c’est pour le plastique que l’une d’entre elles est plus chère.


Il parcourt sur cet étage les lieux communs de la survie et du divertissement.


Les boutiques, il les parcourt, les assiège, les dévalise, les tort dans tous les sens pour en faire sortir le jus qui saura le nourrir, et pour enfin sauter au plafond, toucher le plafond. On lui donne cette liberté. C’est un peu la vie, le fun shopping, la détresse du monde dans un paquet-cadeau.


Il est rentré chez lui et a rempli le frigo. Il a du mal à fermer la porte. Il faudra qu’il appelle le plombier ; ou le propriétaire de son appartement : il ne peut pas acheter tout ce qu’il veut, il ne peut pas tout mettre dedans ! Il est furieux. Mais vraiment, a-t-il besoin de mettre le dentifrice dans le frigo ? Il le croit. Ca doit être indiqué sur l’emballage cartonné. Il faut qu’il le fasse, sous peine d’amende, de remords ou de dents cariées : c’est un peu la même chose.


Il doit passer l’examen de la bonne conduite du consommateur en société d’abondance, il doit suivre l’allée du supermarché au bout de laquelle il y a un cadeau. Il ne sait pas bien ce que c’est, ce doit être une boîte avec rien à l’intérieur. Il la prend et la secoue de ses deux mains ; il entend des choses bouger, un peu plus respirer que lui-même, dans ces nouveaux degrés de liberté qu’il leur donne. Rien n’est plus fort que l’esthétique du cadeau qu’il a dans la tête et sur la peau depuis qu’il a la raison dans la tête ; il était jeune, il ne comprenait pas tout. Aujourd’hui il vient d’ouvrir la boîte dans laquelle il y a une bougie contre les odeurs, un fauteuil contre les bonnes nouvelles, un livre contre les éclaboussures, ainsi qu’un homme contre la charité.


Il entre, il sort, il s’amuse, il va au cinéma, comme en semaine ; il va au théâtre, avec des amis ou un parent. Il s’habille pour l’occasion. Il se parfume. Il redresse son corps, fier de sa culture, car tout le monde ne va pas au théâtre ; la masse en est exclue. La masse ne comprend rien, son seul intérêt réside dans ce mauvais film qu’il a vu. Il regarde autour de lui, pour voir si les gens le regardent : oui, il est au théâtre.


Il a pris un raccourci, pour arriver au théâtre. Il a pris le métro pour venir. Il parcourt les champs avec sa voiture. Il tente de la garer. Il tourne en rond, avant d’arriver au théâtre. Il n’y a pas de places pour se garer. Il aurait dû venir à pied ; marcher dix kilomètres, venir à pied. Il aurait dû prendre le bus au colza, il n’aurait pas participé à la pollution de l’air de sa ville. Il aurait dû rester chez lui, devant la télé. Il aurait participé à la bêtise de sa nation.


Ensuite, pour finir dans l’état d’une vieille loque qui s’est bien amusée, il va en boîte. Il va en boîte parce c’est facile. C’est facile de danser sur une musique qui n’est pas belle. Dans la boîte, il y a du monde. Il est avec des amis. Il boit beaucoup, il danse.

Il aime la frénésie qui le traverse de l’anus à la bouche. Il bande, évidemment : c’est le week-end. Fera-t-il l’amour ce soir ? Il se servira de son sexe. Il sourit à la pétasse qui boit autant que lui. Tout le monde s’amuse. Rires gras. Louches obligées. La musique fait bourdonner les oreilles. Les lumières surgissent à l’improviste, entre deux corps qui se touchent, deux danseurs trop proches l’un de l’autre pour complètement s’ignorer, deux amants qui discutent, accoudés au bar. Futurs.

Derrière les couilles qui le supportent ce soir, le vent se réveille. Dans sa tête, un air d’opéra ramassé sur un générique d’émission télévisée s’engourdit. Autour de lui, le brouillard s’épaissit, le sourire de la jeune fille s’affadit. Il l’embrasse pour ne plus le voir. Elle émet un petit cri, qui ressemble à un pet.


Il est saoul. Il a posé son derrière sur une chaise et son esprit dans une carafe de rouge. Il pense. Il revient sur ses jours passés, sur ses dernières minutes. Il mélange les sourires et les pantalons gonflés. Il évacue son sexe de la tête comme on tire sur un rouleau de papier-toilettes. Ca ne part pas. Il joue avec lui-même, mais il ne sait pas très bien s’il veut perdre ou gagner.


L’incohérence est la base même de son langage. Les mots jaillissent de sa bouche comme des crapauds.

Il se lève et sort de la boîte. Il voit des gens dans la rue. Les salopes et les blaireaux traversent la route sans se faire écraser. Quel dommage !


Hors le week-end, c’est la semaine, le travail ; les mots simples et les pensées compliquées qu’il n’ose lancer au ciel de peur qu’ils ne l’éclairent et lui prouvent l’absence des dieux. Il gère. Il correspond à la norme qu’on lui a appliquée quand il était enfant. Dans le week-end, la folie est aux commandes d’un corps dont il ignore les principes, la bêtise se dresse sur le sol qu’il qualifie de no man’s land. Et c’est fou comme il y a du monde ; même le dimanche.


Il se réveille. La soirée fut longue et difficile ; il a encore le sexe collé contre une fille dont il a entendu le nom hier. Il se demande s’il l’a prononcé une seule fois. Il la regarde, et se rappelle un rêve pénétrant.

Il bouge, elle se retourne. Il se lève — il fait toujours la même chose — elle lui adresse vaguement la parole. Il a un couteau de poche. Il aimerait le saisir, sortir la lame, la poignarder pour qu’elle se taise.

— Julie…

— Non, moi c’est Julien.


Quel dommage de s’être trompé à ce point ! Il va finir par regretter son week-end, d’autant plus qu’aujourd’hui c’est dimanche et qu’il pleut.


Il est temps de retrouver dehors tous les événements de la fin de semaine que l’homme doit répéter. Il peut voguer, par-delà les rues, sur les trottoirs mouillés, entre les maisons vides, les immeubles noircis, et les passants, endormis. Il se met dans la peau de la première personne qu’il rencontre sur son chemin et le voilà flâneur, découvreur de cités, admirateur de la nature défigurée. Il parle seul, aux vitrines et au comptoir, aux tourniquets des jardins d’enfants, aux lignes blanches.

Le dimanche, son ennui ne peut plus se mesurer ; il est trop vide, c’est l’Univers entier avec toutes ses étoiles, ses galaxies lointaines, et le fier sentiment de n’appartenir à personne, même pas à soi, dans ces moments où l’ennui lui permet de prendre toute la mesure de la banalité de sa vie.


Il répète des gestes insignifiants, il est vivant, il n’est même pas heureux.


Le dimanche, quelques personnes vont à l’église. Elles tentent de respirer ; d’imaginer l’espoir. Il décide de se joindre un instant à leurs vœux. C’est le matin, il a mis son manteau le plus épais. Sur le chemin qui le mène à l’église, il rencontre un mendiant. Ils se croisent, ils ne se regardent pas, ne se parlent pas.


Il entre dans l’église et trempe un doigt dans le bénitier. Il fait un signe de croix et part s’agenouiller sur un banc, face à l’autel.

Il a fermé les yeux. De l’intérieur, il contemple l’église. Il imagine ses murs froids. Il l’embellit de la lumière des vitraux. Il l’orne de tableaux immenses sur ses flancs. Il décore les colonnes de son transept, il peint le soleil et les anges, les vierges roses et pâmées. Telle qu’elle est dans son esprit, il l’aime déjà.

Il voit le Christ sortant du fond du chœur. Le Fils s’approche de lui, volant dans l’air chaud de l’église. Le Fils tend les mains vers son corps, il le resserre dans sa lumière. L’homme se lève, écarte les bras pour recevoir le baiser du Sauveur.


L’homme voit les étoiles du ciel. Il aperçoit les anges qui l’observent, du haut de leur humilité. Il pleure.


L’homme a rouvert les yeux, mais ils sont pleins de larmes. Il n’y a personne autour de lui. L’homme est à l’intérieur de ses pleurs.


Il se lève, il fait le signe de la croix, il tourne le dos à la lumière qui traverse les vitraux du chœur.


Et dans ce monde nouveau, il poursuit le rituel de la douleur inextinguible, il ne s’étonne pas de la facilité avec laquelle il poursuit sans désir le dimanche qui s’étire. C’est bien simple, on dirait une année.

35. La nouvelle année

L’année est avec ses mois entrecoupés de fêtes un ensemble interminable de temps qui s’échappe, fuit rapidement dans la mémoire des années, à la vitesse des anges qui traversent le ciel lorsqu’on ne le regarde pas. Il a un rapport au temps qui lui paraît inutile parce qu’il ne sait pas l’arrêter : il mesure sa force à l’aune de son impuissance, il mesure sa lenteur en comparant la rapidité des jours à celle de son affaiblissement. Il suit l’année dans ses détours, au rythme qu’elle lui impose.


Elle pose ses mains sur ses épaules et le pousse vers la fin de l’année où fleurissent les fêtes de la tradition catholique résiduelle, étouffée par le sentiment commun d’un abandon dans l’indifférence, la volonté de l’oubli de son sens, parasitée sur ses bords comme dans son cœur, par l’argent qui la domine.


Il s’agit de Noël, Saint-Sylvestre, Pâques, Ascension, Pentecôte, Assomption et Toussaint. Il espère dormir le matin et rêver. Il n’en aura pas le temps s’il a des enfants. Il n’en aura pas le temps s’il est marié : c’est jour férié, la fatigue du travail n’accable pas son désir, il peut faire l’amour à sa femme.


C’est Noël et ses joies commerciales. La télévision nous montre comment on fabrique le chocolat. La réalité nous montre les pauvres dans la rue. L’industrie accouplée aux médias nous montre Noël dans les magasins, les yeux des enfants. C’est la fête dédiée à l’achat, le christianisme dans sa misère et sa dénégation.

Il ne sait qu’acheter pour marquer son amour. Il conçoit l’acte d’achat comme rénovateur du sens de la fête originelle. Il retrouve l’amour dans le regard du tueur, il retrouve l’amour perverti par la violence d’un jeu qui a tout anéanti.


Il est dans son carcan quotidien, mensuel, annuel mais il se réjouit du repos que la fête lui permettra de goûter. Pour lui comme pour beaucoup, elle n’a plus que le sens de la pause accordée par l’État entre deux versants de l’année pétrifiée.


Il veut ressentir un peu de joie céleste. Il voudrait assumer sa part d’homme au-delà des contingences qu’il méprise secrètement. Il sait qu’il alimente le mépris de sa vie par l’appareil qui le possède, il sait que la fatalité pèse sur ses épaules comme tous les jours le carcan : elle le broie presque. Mais il sait aussi qu’il est fatal que sa mort intervienne pour le délivrer. Il observe le monde avec dans le regard, l’intention de le dépasser.


L’année a ses mois de travail comme ses mois de vacances, réussies ou ratées, juin, juillet, août, septembre, et maintenant quand il le veut, il part ; un rituel de plus, au cours d’une année qui passe rapidement à autre chose, par exemple la souffrance.


Il peut évidemment mourir avant d’avoir quitté Paris. Il peut mourir dans son appartement, étouffé par un morceau de pain, électrocuté par un appareil ménager défectueux. Il peut aussi survivre à tous les pièges que sa maison lui tend. Il peut se retrouver prêt à mourir ailleurs, dans un espace apparemment inoffensif où il aurait tous les droits de se sentir en sécurité, serein, au soleil, sur une plage.

Il peut, le désir ne lui manque pas, sauter par une fenêtre de son appartement, et finir ainsi sa vie, aussi rapidement qu’elle avait commencé. Dans ce contexte dépeuplé, toutes les occasions seraient bonnes, toutes les solutions seraient approuvées.


Il faut évidemment réussir ses vacances, et les rendre éternelles. Ce sont les seules qu’il aura cette année ; il le faut. Il faut aussi montrer son sourire bronzé, afficher son bonheur d’avoir passé, toujours, de bonnes vacances, forcément de bonnes vacances. C’est le principe nouveau depuis la reddition devant l’obligation, et la vie éternelle dans ce mode binaire ordinaire, 1 pour congés, 0 pour travail.

Il aura au retour l’obligation d’être souriant pour montrer qu’il est satisfait d’avoir passé, toujours, de bonnes vacances, et le devoir de montrer ses photographies aux collègues, ses diapositives aux amis, son sourire bronzé en affiche au monde qui saura alors, qu’il revient, toujours, de vacances.


Pour arriver bronzé, il va falloir partir. Choisir des vêtements pour remplir sa valise — des T-shirts aux couleurs de l’été, du rire sur le coton —, choisir un livre à lire pendant l’ennui de l’avion, quitter l’appartement — « Le fermer à triple tour, s’il vous plaît, sinon je meurs en revenant. » — s’enfuir de Paris, entrer dans un aéroport, le corps chargé par le poids de sa valise, la fatigue déjà faisant effet et pourtant c’est les vacances. Il doit évacuer de ses bras un certain nombre de gestes, qui supportent un certain nombre d’actions, qui ont dissipé une certaine quantité d’énergie, pour sortir de la routine incohérente qui a placé sur son chemin des bornes dès le matin et jusqu’au soir, qui ont limité ses pensées et ses gestes, délimité son rayon d’action, et attaché son énergie de révolte au poteau de la nécessaire survie jusqu’aujourd’hui, mais aujourd’hui est le jour de la libération de son corps hors du carcan moderne et inévitable, de son âme hors des sentiers battus par les galériens qui l’ont précédé, de son cerveau hors de sa boîte crânienne parce que dès maintenant, au Club Med, il cesse de penser.


Il sera heureux, lorsqu’il sera rentré, il pourra penser qu’il a vraiment, cette année comme la dernière, maximisé ses satisfactions personnelles, et que son sourire n’a jamais été aussi franc et bronzé.


Il a passé ses quelques jours de congés au bord de la mer, en montagne, à la campagne, dans une capitale européenne. Il a nagé à Lacanau, dragué les filles sur la Croisette, sucé un homme sous un pont de Budapest, dansé toute la nuit sur une plage brésilienne, dormi dans un gîte de montagne, fait du trekking sur le Sinaï, de la plongée en Mer Rouge, visité des temples mayas au Mexique, bu de la tequila dans un bar de Barcelone, fait l’amour à sa femme en silence après avoir couché les enfants ; il a pris son petit-déjeuner en terrasse avec son amant, il a fait de la randonnée en cheval sur les bords d’un fleuve bien plus ancien que lui, et pour tout dire éternel.


Il a fait cela ou autre chose, ce n’est pas lui, c’est un autre, c’est identique.


Il est dans la rue, seul, accompagné, malade, en bonne santé, il travaille, il n’a pas d’emploi, il est un homme, il est une femme, il marche, il court, il part, il rentre chez lui ; il a des enfants, il n’en aura jamais, il va mourir bientôt, il est encore vivant pour longtemps : il est une machine qui parle, qui mange, et qui dort ; un robot qui travaille, un homme qui ne se réjouit pas. Il est téléguidé car il ne sait rien et partage son doute avec les inconnus aux alentours.

Il est lucide, il est ignare, il est idiot, il est saoul. Il ne connaît rien à rien, il ne sait pas s’exprimer clairement, il dirige les autres, il connaît l’heure de sa mort.


Un homme l’arrête dans sa course :

— Ou alors, pourquoi ne regardes-tu pas les petites choses autour de toi, les petits événements qui donnent un sens au mouvement de ta journée ? Ressens-tu le bonheur de sortir dans la rue, marcher près de celle que tu aimes, et manger une crème caramel ?

— Mais détrompe-toi ! Je sais goûter au bonheur que me procurent les petites banalités de la vie : le premier jet de sperme dans le vagin de ma fille ; celle de casser avec le dos de la petite cuiller la croûte de sang qui s’est formée sur le visage du livreur que je viens d’équarrir.

— Ce n’est pas beau ce que tu dis. Tu plaisantes avec le bonheur. Les moments simples de la vie sont les plus merveilleux.

— Il ne faut pas appeler bonheur les plaisirs qui ne contentent que l’instant. Il faut arrêter de se pâmer comme ça sur une gorgée de bière, une sieste ; c’est la marque d’un repli, d’une crispation sur le petit, l’anodin, l’inutile. C’est faire de la vie d’un homme une suite de moments inutiles. Il faut appeler joie ce moment et réserver le bonheur à la plénitude durable du cœur.

— Je comprends. Parle-moi.

— Tous les jours apportent la joie pour peu qu’on sache la reconnaître. Le bonheur est l’utopie, la réalité jamais réalisée. Le bonheur est le but de la vie mais il se situe en dehors d’elle.


L’homme le laisse partir vers le lieu de vacances où le bonheur va le surprendre.


Il s’agit d’un avion qu’il prend, d’un train qui l’amène dans le Sud, d’une voiture qu’il loue pour s’échouer contre un platane. Il s’agit d’un avion qui s’écrase sur le sol de l’aéroport, d’un train qui déraille dans la campagne et se retourne, faisant des morts. Il s’agit de cet homme qui part en vacances pour retrouver le soleil, le luxe, le calme, et la volupté des sens. Il voudra abîmer son regard dans la mer qui n’en finit pas de venir à lui ; il voudra plonger dans la piscine de l’hôtel pour se noyer définitivement.

Il voudra s’amuser. Le voilà débarqué sur le quai de la gare, de l’aéroport, du port, sur le parking de l’hôtel 5 étoiles où la mort va le surprendre. Il est blanc, souriant, c’est un touriste européen. Il ne s’attend pas à découvrir le bonheur qui tue, la fin de l’épopée qui l’a vu naître, se lever le matin pour aller travailler. Il s’agit d’un homme dont le geste d’aller souffrir pour gagner de l’argent semble éternel, alors même qu’il est voué à mourir et à tout oublier de ses bonheurs passés.


Il semble qu’il doit recommencer, dès qu’il part pour aller s’amuser, se dépayser, découvrir le monde et les gens, à obtenir de lui-même la confiance en la vie qu’il lui manque lorsqu’il tente de la gagner. Souvent sous la contrainte, condamné à ne pas comprendre ce qu’il fait à la place où il est, perpétuellement dégradé au moyen de l’argent qui le nourrit ; il erre au seuil de vacances éternelles, persuadé d’avoir le temps pour lui dans toutes ces délivrances.


Il ne regarde plus la piscine de l’hôtel comme avant. Elle lui semble la mer. Elle lui fait peur. Il se souvient d’enfants coincés dans un conduit d’arrivée d’eau. Il voit les petits visages noyés. La douleur des parents sous le soleil des vacances que l’on doit réussir à tout prix. Le prix de la joie est dans ces corps que l’on a repêchés.

Il se promène sur son bord, l’eau bleue qui sent le chlore est chaude, le soleil est radieux. Il voit les hommes en slip de bain, il aimerait bander sur leurs corps allongés sur les transatlantiques ; il aimerait leur faire de l’ombre en leur faisant du bien, une main ou deux lèvres dans leurs slips mouillés par l’eau de la piscine et leurs sexes en érection, quel bonheur se dit-il.

Les fantasmes et les souhaits de rencontres furtives pendant les vacances au soleil ou non apparaissent et occupent durablement les cerveaux ébranlés des hommes et des femmes célibataires ou non, homosexuels ou hétérosexuels, à plusieurs dans une chambre où ils transpirent en jouissant ou pas.

Il s’éclate en voyeur aux fenêtres de son appartement, au sauna entouré d’hommes dont le sexe remue sous l’effet des remous. Il voit des chiennes partout.


Il aimerait apprendre ce qu’il ne sait pas, quitter ces lieux de l’esprit où son corps moisit depuis trop longtemps. Son cerveau comblé par les habitudes réclame le changement dans le cadre éternel des vacances au soleil. Dans ses meilleurs moments, l’homme sent la nécessité de se libérer par le moyen du rêve réalisé dans les contrées du monde. Les mystères du monde sont d’abord imaginés par l’homme dont la pensée se sait universelle par essence. Il atteint ces contrées par le plaisir dans le corps voluptueux de l’imagination, avant d’espérer retrouver dans la réalité un peu de cette magie qui l’amenait ailleurs quand il était chez lui. Il s’apprête à jouir par le moyen du monde et de l’esprit associé.


Il s’apprête à mourir, sur le bord de la piscine ou dans l’eau. Il ne sait pas qu’il va mourir, il sent le vent dans ses cheveux. Le vent s’arrête de souffler, l’homme s’arrête sur le bord de la piscine.


On le pousse. Il tombe. Il se débat, il coule, il se noie peu à peu. Les hommes allongés sur les transatlantiques le regardent se débattre. Il essaie de crier au secours, mais aucun son ne sort de sa bouche. Des femmes sortent de l’eau pour mieux le voir se débattre. Des enfants se sont arrêtés de jouer pour le regarder de plus près. L’eau de la piscine refroidit. Il sent son corps s’échapper. Il va mourir. Il est mort.


L’enfant saute à la corde dans ce désert glacé qui s’écroule sous ses pieds, et son corps abandonné dans l’air tombe sur le sol en se disloquant, sa tête éclate sur un pavé, son rêve prend le corps de la dernière vision ; il s’arrête un instant sans prononcer un nom, et la chute prend son corps pour l’emmener plus bas que terre, ciel, et raison d’espérer.


Un oiseau passant par-là le voit tomber : l’animal doué d’ailes fonce sur lui et le suit dans sa chute. L’homme voit la bête au regard indifférent. Il ouvre les lèvres et tend la main en direction de l’oiseau, qui, effrayé, fuit et nous rejoint. L’oiseau dans notre oreille nous rapporte sa dernière parole : il s’agirait d’un « je », banal et si peu assuré.

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Dans sa première partie, ce texte évoque la journée d’un personnage paradigmatique, dans ce qu’elle a de plus concret en même temps que dans ses tenants et aboutissants socio-existentiels. La deuxième partie, rompant avec ce fil, est analytique et lyrique. Simplicité, pureté, sensibilité, hauteur.

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Paysage 16 : Suisse centrale (2006)