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Foyer à ciel ouvert de littérature contemporaine européenne

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Crocrodile

Jean Figerou

février 2004

5

L’heure est dans le temps. Le soleil en grâce, le ciel éteint de bleu beur. On pourrait lire l’heure éteinte, elle est si pâle de ciel. Il est des heures qui sont des remords et des manques. Il est des jours qui portent la glace. Le ciel est frigide, il fait trop froid pour la sieste, le sol est couleur de gel, la glace dans les heures, les branches du marronnier dénudées de feuilles hallucinées en calvaire. La lumière gèle les mots. Ma muse est éveillée, ma muse est neige, neige d’ébène, camouflée de fenêtre. Et si elle posait une de ces perruques, la plus noire d’ébène, sur le rebord de sa fenêtre que je me roule de bonheur et m’essouffle de regard dans la touffeur de ses cheveux caresses en plastique, synthétique de bonheur ? Un avion zèbre le ciel. Demain est déjà dans son corps.



Oh !

Je me demande si je l’aime pas tant parce qu’elle est noire que parce qu’elle est pauvre. Je l’aime par charité d’une certaine manière. Par charité et par pitié. Elle me fait bon, elle me fait faire du bien, elle m’amène à la B.A. Je suis une espèce de dame patronnesse de l’amour en quelque sorte. Elle me rend bon et vertueux, elle me gratifie. Je l’aime en fait peut-être uniquement parce qu’elle est sous-développée, de basse caste. Je l’aime comme on se souille dans la mésalliance. Oh tais-toi ! T’es ignoble ! Tu te salis à l’avilir. C’est insoutenable. Et pourtant il y a toujours un côté sœur de charité dans l’amour et j’ai bien peur de le jouer à fond. Tais-toi ! Encore une idée de cet acabit et je te châtre. On n’a pas le droit de se complaire ainsi dans le sacrilège. Ca vous valorise tellement d’aimer son pauvre. Arrête ! Encore un blasphème et je t’encule à la croix ! Elle n’est pas née esclave mais souveraine ! C’est un peu la même chose, enfin souvent, en amour. Tu te crois supérieur et confirmé dans ton statut parce que tu aimes une inférieure ? Ca te rassure grotesque pacha ! T’es sordide. Tu crois lui donner du respect et lui faire grimper l’échelle sociale parce que tu es blanc et donc riche de partout, l’aimer parce qu’elle est deux fois esclave, esclave de pauvreté et esclave noire quand c’est elle qui te fait grimper dans la hiérarchie de l’amour ! T’es ridicule et pervers de bonté. Il y a quelque chose d’ignoble dans la bonté. Les bonnes œuvres sont toujours dégradantes.

Tu crois que batifoler avec une émigrée c’est jouer à la sœur de charité ? Il y a quelque chose qui glousse le saint Vincent de Paul à faire du bien et se valoriser à la bonté. Aimer une émigrée c’est réparer les injustices de l’histoire, rétablir les anciens esclaves en leur dignité. Ca pue la bonne conscience et Médecins sans frontières en ses bonnes œuvres jusqu’au ridicule. J’aurais un côté O.N.G. à moi tout seul dans mon amour jusqu’au grotesque. Mais qu’est-ce que ça veut dire une émigrée en amour ? Hein ? Hein ? Tout le monde est émigré en amour ! Émigré de son corps, de sa chair, émigré de son âme. L’amour n’a ni patrie, ni lieu, ni temps. Un embrasement ça n’a pas d’origine !



Je suis traqué de trac. Je t’attends, tu arrives. Je suis là immobile. Tu arrives. Je suis en urgence. Tu entres. Je suis cinglé de vertige dans l’abîme de la peur au plus profond du puits en chute. La transe en calvaire je monte sur la scène de l’amour en panique. Tu es mon spectacle mais moi je suis la chair de ton spectacle, la chair souffrante. Je suis spectateur et acteur en même corps de chair à la fois, en ton corps, au théâtre de ton corps mon amour. Le titre de la pièce : Je t’aime à tous les temps conjugués.



Je t’aime tellement que j’ai mangé le temps. Ce n’est pas qu’il soit éternel, infini, au contraire il n’est que présent. Il éternise l’instant. Figé, glacé, pétrifié, horloge stoppée. Il perdure, c’est tout, absolument tout. Il est chaud et il est la permanence. Comment dire ? Il est tous les temps à la fois conjugués. Le présent, le passé, le futur en même temps mais pétrifiés au présent dans le présent. On peu le toucher. Oui, l’amour c’est du temps que l’on touche. L’amour c’est de la lumière qui aurait des doigts et qui vous décompose dans le prisme du désir, le toucher de tous les doigts du temps et frotter son âme à la soie de la lumière, dans l’amour la lumière est matière. Et le temps liquide, en fusion. Et toujours il répète.

Toucher la lumière, la manger l’âme au four, le corps perché sur les aiguilles de l’horloge. En amour le passé est avenir. Tu es ma présence. Tu es ma lumière. Et vous. Mon vous superbe. Hi ? Tu te toucherais pas un peu ? Arrête de jouer au polisson coquin ! Le grivois est toujours obscène.



Je t’aime à grand vent.

L’amour ça s’apprend à pleine chair, avec le corps.

Je t’ai regardée et regardée et regardée, tu as les lèvres bleues à force d’être noires.

J’ai rendez-vous avec la beauté. Je suis malade de bonheur. Je vais te rencontrer. Je flamboie.



Tu es mon amour. C’est-à-dire tu es mon double, un autre moi, ma symétrie. Cela ne veut pas dire moi au féminin. Mais mon double complet, moi au féminin et au masculin. Pourquoi dis-tu au féminin et au masculin et pas au masculin et au féminin ? Parce qu’il faut être poli et courtois en tout, Ma Mie.



Tu me quittes, je vivrai mais je vivrai mort.



Foudroyé liquide. Quand on est saisi d’amour en vertige et ravage de fulgurance, ce n’est pas la foudre pulvérisée de tonnerre qui vous explose en cataclysme et giclées. Ce n’est pas la montée infinie de l’âme au corps du ciel, ce n’est pas l’assomption des corps dans l’éclair de la brûlure et l’outrage à la vertu, c’est le tour et le retour incessant de la vague, la trace qui chevauche la trace que croise l’empreinte, c’est le ressac et l’intersection des houles, un courant que convulse un autre courant que détourne un troisième courant enrichi et ruiné de deux contre-courants en couches successives contrariées de remous. Une couche qui glisse sur une autre couche qui croise une autre couche qui l’entrelace liquide. Il tisse ainsi une débâcle, un tissu éclaté de schlague en moult strates écartelées d’étincelles. L’amour ne tisse pas, il détisse. Il n’en finit pas d’élargir, de s’agrandir comme l’univers en expansion perpétuelle qui croît en sa naissance depuis l’origine. C’est le tourbillon retourné de révoltes perpétuellement brassées de chaos, la flagelle du fouet. Je résonne de sons en mille timbres, criblé de tons hallucinés dans le fracas des cymbales. Mille éclats me chavirent, s’escaladent et se superposent en délire. L’amour me dépouille couche à couche après couche l’une après l’autre et dans l’autre jusqu’à l’arête. L’amour dépèce en ravage. Ca ne cajole pas, ça cavalcade en rafale. C’est flot et jusant en même temps confondus en raz de marée permanent dans un maelström de gangrène. Ricochets d’ondes percutés d’échos qui interfèrent leur perpendiculaire que cumule leur biais qui croisent d’autres traversées d’ondes dans un charivari de trompettes mêlées. La rumeur cousue d’échos n’en finit pas de s’escalader et grimpe le son en déchirant le chant. Des légions de mascarets s’éclaboussent de rives l’autre l’un de l’autre en miroirs mille fois reflétés. L’amour est avortement et pillage. Les amants sont toujours des guerriers et sa guerre est flamme. Ondes de choc percluses d’orages. Le temps est ébranlé et retourné de sens. Il marche dans les deux sens en convulsion, il remonte le futur et descend le passé en les inversant. Le temps lui mange dans la main, il le cingle à coups de fouet. L’amour est le masochisme absolu. Le lieu et le temps où la victime étouffe l’objet de son désir. Parce qu’en amour la victime est le maître et le maître objet. Pas tant objet du désir que la chose de l’aimée.



C’est si fragile l’amour, si fragile. Il porte sa propre mort. Si ! Gravée dans ses lettres. Amour. Mour. En perdant sa première lettre qu’il porte à sa queue, en son cul, il porte sa mort. Et l’amour du mot le tue en sa fulgurance dans le vertige halluciné du raccourci des lettres : moura. Amour. Mour. Moura. L’amour porte la mort dans la langue, la langue qui est le corps de ce mot. Et l’on ne meurt qu’une fois comme chacun sait. Et elle est définitive. Surtout en amour. C’est les mots mêmes de la langue qui l’écrivent dans la chair même de l’amour.



Nos semences se confondent, fusion des noyaux mâle et femelle, dans le même noyau pour la même fécondation, je nais de toi, tu nais de moi dans l’amour. Un. Ce n’est pas que l’on fusionne dans l’un mais l’on est l’un fusionné, tout échangé d’amour. Ton noyau mange mes vacuoles. On s’échange de corps, on s’échange de cellules, on s’échange de corps jusque dans les cellules. T’aimer c’est m’aimer. Et la mitose se poursuit, n’en finit pas de nous enfanter échangés, gènes permutés. Tu es à moitié ma mère, le cœur battu en neige. Je suis tellement plus moi d’être toi. Tu m’as mué. Je suis ta transsubstantiation. Du même au même en pareil en tout. Je suis embarqué de toi, toujours l’on se vit apprivoisé par l’autre en l’autre.



Je suis un peu ton Christ, je veux dire quand on aime, quand on aime à folie, on s’immole un peu chaque jour dans et pour l’être aimée. On se sacrifie chaque seconde à l’autre, pour l’autre. Le sacrifice y est bonheur et la honte don. Aimer c’est aussi tomber en catastrophe.



Je. Tu. Je…

Je n’ai pas tant besoin de tendresse Amïa que d’être tendre avec toi, pour toi. Pour être encore plus avec toi au plus doux de ton intimité. Et me vivre femme comme toi auprès de toi. Amïa je m’appelle Mïaa en toi. Aimer c’est se materner.

Hi ! Dans l’amour le besoin d’aimer et le désir d’aimer, le besoin du corps et le désir du corps de l’autre se confondent et fusionnent. On est là dans le corps même de l’amour, on remonte aux racines de l’amour et s’y vautre de bonheur ulcéré de jouissance.



J’aime l’amour, je t’aime, je pense à toi et je fais le tour de l’infini.



Tu es là, je suis là. Immobiles. Rien ne bouge. Même pas le silence. Tendrement serrés, temps défunt, je repose en toi comme toi en moi. Rien ne bouge, même pas le désir, il est déjà au paradis. Quand tu es ainsi posée dans mes bras, le temps est arrêté, il n’est pas pétrifié, mais en couette, étouffe de bonheur en édredon.



*



L’heure était soleil de nuit, le temps grevé d’esprits drus, l’air rumeur de miasmes. L’orient se tenait à l’occident des choses. Le jour est comme de l’huile. L’homme grand avance vers la mer, son corps porte le large. Le ciel est brun. En bord de grève il s’arrête, lève les yeux et regarde l’horizon qui partage la terre en son odeur de mer. Il creuse plus profond la mer de ses yeux. Deux ciels se partagent l’espace, deux ciels renversés. Un ciel très clair de bleu et un qui porte l’eau. Un qui flotte sur la mer et un qui flotte au ciel. La mer porte l’heure. L’homme repart, il va porter la mer à la terre.

L’homme avance, avance encore, il est noir de corps et d’ombre. L’ombre est l’esprit de son corps. Il porte plume d’urubu dans sa chevelure, il a tué un homme. Mais ce ne fut pas péché, c’est rite sacré, le rite très sacré du bois de jungle. Il avance dans la gandoura d’or brodée qui porte la lumière à l’ombre de son corps noir. L’ombre précède son corps pour écarter les esprits mauvais. La marche est circulaire dans un cercle de fer. L’air est aux pleurs ou plutôt aux lamentations qui font mur dans le ciel trop rouge de terre. La chaleur urine les chairs et tabasse la pensée. L’homme à la gandoura, un chasse-mouches en crin de jument en main, livre le bien. Il est noir d’ombre, de corps et d’esprit. Il porte la nuit en son corps. Il avance comme on rugit. Le ciel est ivoire, l’heure ébène. Il avance et lance son fouet au nuage. Claque le temps, chavire l’an, il flagelle le ciel, le cingle sept fois. Le ciel est noir, il se fend en sept corps sous la douleur. Le nuage éclate en mille misères, se fend en sept nuages de lame et d’acier qui portent les sept jours de la semaine et se répand de nuit en son chagrin. Il pleut, le ciel pleure. Que la terre soit prospère. Tel est le rite qui se grave à sang sur la peau des Esprits. Il pleut, la terre en son chaudron fournaise porte la récolte à venir au plus tendre de son ventre. L’éclair du fouet y porta la vie. La terre est gravide, l’arbre fertile. La terre saigne d’eau.

L’heure est bleue, l’air a haleine d’hyène, le chaud craquelle, le ciel est tourmente. Demain est dans la main d’hier. L’orage est dans les corps, la fièvre porte les âmes. L’air est sévère. La terre est misère. La mer cravache la terre de rage, elle la renverse et lui porte haine. Demain a honte d’aujourd’hui, la jungle respire comme on râle. L’homme à la gandoura d’or avance, il est le pas. Il avance à son habitude. Sur le rouge de le terre quand son corps tutoie la jungle, il s’arrête. L’ombre est devant lui, elle est sienne. Elle lui barre le passage.

Alors l’homme noir lève le bras et gicle le fouet. D’un coup en orgie de sons il fouette le ciel à moissonner la fureur et tranche en deux l’univers qui en siffle encore. C’est ainsi qu’est né l’espace et le son du monde. Et l’écho dans la lumière pulvérisée du monde. On dit que l’écho n’est que le raboutage du son éparpillé par la déflagration primitive. On dit, on dit.

Violence au firmament. Trouée dans le soleil éclaté de sept continents qui s’enterre sous la nuée pour cacher ses larmes de sang rouges du sang de la terre sacrifiée de douleur, scarifiée des griffes du chagrin. Le temps est puissant, le ciel sanglant. Il n’en finit pas de se déchirer dans l’écho du son que proféra le fouet dans les mille ricochets de son fracas. Le ciel n’est que brèche et se répand de mer. Oui la mer verse dans le ciel. Le monde est cataclysme et la nuit prospère, le jour n’y a plus que goût de mort. Au ciel dans le hurlement du monde accourt la lune qui pleure la nuit pour secourir le soleil en le cueillant en son croissant. Le ciel est noir. La lune et le soleil ne font plus qu’un au corps de l’univers. Le monde est blanc en incendie nucléaire aveuglé de tempête. Le temps brûle au ciel, l’heure est fournaise, la terre flambe, la chaleur gicle, éteindre l’incendie de la douleur. Le soleil est au sein de la lune. Le monde n’est qu’une boule en curée d’atomes incandescents, l’univers tient dans une main, il n’est plus que soleil.

Pour que la mer reprenne sa place et quitte le ciel, que la terre ne soit plus boule de feu mais connaisse le champ et le vert de l’herbe. Pour que le jour soit le jour et la nuit la nuit, l’homme noir, l’homme grand, l’homme bâti comme un jour, brandit son fouet et menace le feu. Le soleil est dans la lune. Le monde est fusion. Il est retourné au creuset de l’origine. L’homme est irradiation. Il lève son fouet plus haut que le ciel et frappe Fracas. Elle naît.

Elle. Elle naît. Elle est née des nuées. Elle porte la calebasse céleste dans la conche de son corps qui est la coque du monde. Elle porte ton nom. Ammïïïai mïaa. Elle baptise le jour. Elle est la forme de la femme. L’homme noir porte le monde sur la langue. Il te nomme. Tu es née. Amïïa est ton nom, Amïïa est ton corps. Tu es la déesse du fouet. Tu avances, tu avances en ton corps, je suis tout embrouillé de jungle. L’eau bouge dans mon ventre. Tu avances, tu es soleil. Tu avances, tu es soleil noir. Amïïa, le monde porte ton nom. Tu es née du monde, le monde est né de ton corps. Et je suis ton amour, je suis ton corps du monde. Amïa, la terre n’est plus que sein de caresses, l’air est mer douce, le temps couche avec l’heure et l’embrasse d’amour, la foudre est aux abois. L’horreur est dans l’orage autant dire foudroyée. La paix est lait sur le monde. Il ouvre la page du jour.



*



L’homme d’or, à la gandoura de terre, tourne sur lui-même neuf fois pour bâtir les nombres. Il s’arrête. Le temps est silence, la rumeur défunte, le rayon fulgurance. On peut compter le monde. Il porte le monde dans son regard. La foule du monde se dresse contre son corps. Il ouvre la main comme on libère l’ombre. Il ouvre son corps comme on lève son fouet. Il ouvre son regard et te porte. Et neuf servantes de cuisses lui sont livrées. Le monde est liane. Neuf corps d’amour livrés à la chair du plaisir. Le monde est luxuriance. Le temps immense et huile. Il porte la main sur leur sexe comme le soleil éclabousse la lumière et fructifie la terre. Démence des chairs dans le désordre des corps. Il impose ses trois membres aux chairs des trois jeunes vierges qu’il féconde d’ébène. Trois jeunes vierges qui vont naître à l’amour. Trois jeunes vierges qui sont données en appât aux Dieux pour tribut annuel et violées par le tambour. Demain est lumière et sang. Le monde résonne de sève, la terre est brûlot. Le tambour crée la forêt aux lianes de ses feuilles dans le vertige du son. Le ciel est incendie, la mer cendre. Pâle est le jour, il sent la nuit et la nuit porte l’orage qui enrage le tambour. Frappe, frappe le tambour. Le son se fait plus épais. La jungle murmure et brasse le vent. À la lisière du bois sacré une allée naît dans une amande, elle est lumière. L’homme noir, l’homme à la robe de feuilles d’or, tient la forêt dans son ombre. Il s’arrête, suspend son souffle et son rythme et cueille la branche de l’arbre. Cesse le tambour. L’homme noir au cœur de son ombre souffle sur le rameau et tu apparais. Tu sors de la forêt du cœur du hallier, corps de lumière et ébène. Au ciel une étoile se lève et parcourt la mer de lait céleste. Graver ton nom dans l’étoile. L’homme noir à la pomme d’or cueille l’étoile au cœur de la nuit et te la tend des mains du ciel. Tu portes l’étoile au front. Le monde s’ouvre immense, le monde est lumière. Tu écorches la terre les doigts ouverts d’arêtes en ancre marine, tu déchires la terre du labour de tes ongles. Le champ n’en finit pas de croître de sillons sous la charrue de tes doigts. L’homme noir qui porte le monde sur la langue, t’a nommée à l’étoile. Tu portes le nom du ciel. Tu plonges tes mains en la terre et en sors la calebasse incandescente de blancheur, la calebasse de feu, elle est l’âme de la terre. Tu la poses sur le monde. Tu portes la calebasse céleste dans la conche de ton corps qui est la coque du monde. La terre porte son nom : Ammïïïai. Aube sur le ciel, elle a baptisé le jour.

Elle est la forme de la femme. Elle allume le feu, la fumée monte au ciel, elle crée le nuage. Le ciel est un livre. Passe, passe le temps. Le temps que le ciel écrive ses nuages sur la peau de son livre, passe les ans. Tu ouvres la calebasse. Deux hémisphères séparent le monde. Tu ouvres en grand la calebasse, deux dômes illuminent le monde. Les deux coquilles du monde, le monde du bien et le monde du mal, qui tiennent la vie en leur conjonction. La coque de droite est tout immaculée de blanc, elle est comblée de suif, elle porte le vif. Gras est le monde. La coupole de gauche est suie, plus noire que le plus noir de la nuit et que le corps des cendres. Elle porte la mort, elle est l’aride du sec. Tu tiens la calebasse dans ta main. Tu l’ouvres en plus grand encore et trempes tes mains au cœur du suif et de la suie, les mêles et les mélanges. Le monde est gris. La peur s’est enfuie. Tu les malaxes et les malaxes. La pulpe du suif et de la suie ne font qu’une chair mâchée de vie. Elle respire, elle lève, comme le pain de vie. Large est le soleil, liquide la mer. Liqueur le temps, humeur l’air, humide le ciel. Tu refermes la calebasse en sa richesse de pulpe. Les deux coques s’épousent à merveille. La calebasse est une. Tu la presses. Coule le lait de la calebasse, coule le lait qui rejoint la mer et la comble en sa conche. Le monde est immense. Naît la naissance.

Alors tu te penches sur la calebasse et lui portes l’ombre. Ton corps est ombre. La nuit est dans le jour et le jour borde la mer. L’ombre croît. Retourné est le monde. Le temps n’est que souffle. Tu brandis la calebasse et la fends en deux. Tu crées l’ombre qui sort de la calebasse. Elle prend forme. L’ombre se déploie et se déplie. Elle sort de sa chrysalide et naît au monde. Elle croît et prend corps. Ainsi est né le monde, de l’ombre de ta main, de l’esprit de ta chair, mon amour. L’effroi de la naissance court sur la lande. Le monde s’écrit sur la mer de la plume de ton corps. Tu es la femme écarlate. Le monde est sang. Le monde est naissance. Le monde est ton fils, ma reine.



Ma superbe. Lune en son dernier quart et donc déjà modeste. Ce jour est jour de lune. Elle apparaît noire à la fenêtre lumière. Hurle le ciel dans des voiles de nuées de chants mandingue.



Je t’aime. Tu es ma semence. Tu m’engendres. Tu m’enfantes à la vie. Avant, avant toi, il n’y avait pas de temps. Je ne connaissais pas le temps. Je vivais enfoui au fond de la vie, au plus obscur de la terre. Tu es ma croissance. Tu me fais germer, tu me boutonnes et m’ouvres en fleur. Tu me fécondes. Tu m’enfantes à moi-même.

Tu es mon sacre. Tu es sacrée. Tu m’insuffles la force, la confiance et la crainte excitée et engages tout mon être. Tu me dissous dans un monde autre qui n’est que tension. Tu es mon honneur, débordant débordée. Je vis sans limite. Tu brûles tout interdit. Je ne sens plus rien, je suis senti, je ne sais plus rien, je ne suis plus que ta matière et ta chose. Je ne possède pas mais suis possédé. Je ne désire plus, je suis ton désir et vis à la forme passive. Je suis ton œuvre. En toi je sanctifie. Tu me combles et me damnes. Tu es mon corps. Tu es mon sacrilège.

Je m’abîme en toi, épandu, répandu, lourd d’amour jusqu’à l’anéantissement. Tu es mon espérance, ma chair. Mourir de ne pas mourir, mourir en ton corps. Tu es ma puissance. Tu es la source et l’estuaire et brode ma mort de jouissance à petite vie.



Lorsque j’aime, je suis plus grand et t’en remercie. Je te regarde et je touche l’infini. Je me baratte au plus obscur des chairs. L’amour est une voix muette, un silence chaud et or que l’on touche et butine du cœur des lèvres. Il dialogue avec l’écho des lumières du ciel qui découvre pour la première fois l’univers. Quand je t’aime, je participe de la terre, je chante de l’harmonie du monde, fils aimant du cosmos. Je suis la source. Tu es la source, tu es l’amour. Je suis la voie de ton corps. Amen ! C’est étrange quand je te regarde dans le souvenir, que tu grimpes dans ma tête, je parle comme un curé, un curé païen enceinte du cosmos.



Émotion. Apparition. L’instant. Attente. Son image révélée. Elle va apparaître. Elle est mon bonheur. Je ne peux pas vivre sans toi. Je n’ai plus de souffle. Je suis tout pagaille dans mon ventre. Je l’attends, elle sera là. Bientôt. J’en rêve. Je souhaite. Je le veux tellement, et si fort qu’obligatoirement elle apparaîtra. Sûr. Je le sais, je le sens, je le veux. Vite qu’elle apparaisse et ne me fasse par ronger les sangs et me laisse morfondre dans l’attente. Je la guette. Elle va apparaître à la fenêtre. Son image va se détacher sur le cadre de la fenêtre comme une icône. J’en suis malade de bonheur rien que d’y penser. Mon amour d’amour. Va m’apparaître. Je suis à Massabielle du bonheur. Elle ne peut qu’apparaître, elle est la beauté, elle est la lumière. Elle est le soleil de la fenêtre et apparaîtra quand le soleil se lèvera à l’angle de la maison. Sûr et certain, évident. Elle vidange mon corps rien que de penser à son corps. La voilà je le sens. Je vais la faire venir à force de ressasser, de la ressasser. Elle ne saurait tarder. Il est tôt. Sa perruque traîne comme débris de toison d’un mouton mort sur le rebord de la fenêtre. Oui elle porte perruque. Elle a la coquetterie très ancien régime très XVIIIe comme beaucoup de négresses. Ne sois pas grossier ! Tu prétends l’aimer à l’adorer et tu la dénigres. Justement quand on aime à se damner, on est franc jusqu’à l’acide. Aucune retenue n’est permise. On peut dire le vrai sans fioriture jusqu’à l’aride. Quand on adore, on vit décapé de toute hypocrisie, au plus nu du vrai et je ne vais pas travestir sa guenille à bouclettes en toison d’or et de lustre pour servir le bon usage des convenances. (Qu’y puis-je si son crâne s’amourache de relique dépiautée aux mèches en vinyle ? D’une dépouille lanugineuse avortée de poubelle échouée sur le zinc éraillé de la fenêtre ? Comme une épave de chevelure en gravats crachée au coin de l’allège !) Hein ? Hein ? De toute façon elle ne va pas tarder maintenant, il se fait tard, elle ne saurait vivre dans son lit. Il va bien falloir qu’elle se lève à cette heure. Elle va être obligée de chercher ses cheveux. Oui, il faudra bien qu’elle aille la chercher sa perruque à frisettes plates. Il ne va pas tarder à pleuvoir. Et si elle la laisse à l’abandon, elle sera plus délabrée que serpillière et sentira le musc au suif à hurler de dégoût. Elle va la perdre sûr ! Je sens déjà les premières gouttes. Dieu, pourvu qu’il pleuve qu’elle apparaisse, là, à l’instant, je le veux ! La voir. J’en suis malade. Elle vendange mon âme. C’est curieux, faut toujours qu’elle se massacre le crâne. Elle s’est installé une sorte de portière à rubans de plastique sur la tête. Elle trouve que cela la dessine coquette comme beaucoup de négresses, elle noue ses mini-tresses de spaghettis en plastique qui pendouillent comme un rideau anti-mouches devant une porte, mais c’est erreur. Pourquoi faut-il tout le temps qu’elle se massacre ? Elle est si belle pourtant. Pour ne pas être trop belle, pour atténuer le désir qu’elles lèvent ? Par pudeur ? Oui sûrement ! Mais qui peut tomber amoureux de bouts de tuyaux dressés sur le crâne massacré en sillons de tresses ? Qui ?



Tu, je. Je n’ose pas lui dire. Lui dire lui dire. Lui dire vraiment. Qui oserait ? Et pourtant. C’est pas autre chose. Oui. Comment lui dire ? Non. D’abord pourquoi lui dire ? C’est tellement vrai.

Pourquoi les lèvres des noires sont-elles aussi belles ? Pourquoi les lèvres des noires sont-elles les plus belles ? Pourquoi les lèvres des noires sont ce qu’elles ont de plus beau ? La seule beauté de leur corps ? Pourquoi ? Parce qu’elles ont deux sexes. Oui. Absolument totalement. Elles sont l’amour. Elles sont deux fois l’amour. Parce que leurs lèvres ont la forme d’un sexe de femme épanoui d’amour, parce que leurs lèvres sont le sexe de la femme et portent l’amour en jouissance dans la voix, dans leur voix d’amour fourrure de velours. Ne pas lui dire ou elle m’arrache les yeux. Oui chez une noire la langue est la vulve, la matrice du monde et les lèvres, toutes les lèvres ouvrent le sexe, tous les sexes. Et faire l’amour avec une femme qui a deux sexes, c’est la béance. La béance du bonheur. Avec quatre lèvres la noire aime deux fois, d’amour. La beauté est noire. Deux bouches, deux sexes. La noire est le relief de l’amour. J’aime à m’épuiser de toutes ses langues. L’amour est noire, l’amour est deux fois noir. Une noire parle avec son sexe. Elle ne parle que de sexe, elle a deux bouches d’amour. Et quand tu parles avec une noire, tu parles d’amour et quand tu écoutes une noire, tu es à l’écoute de l’amour. Je suis noire d’amour. Elle est le temple de l’amour. Aïma, elle est la voix et le nom de l’amour, la double voie de l’amour. Et son corps est la voie d’amour. Aimer c’est prier. Avec elle on prie deux fois à quatre lèvres et mille bouches, à deux genoux et trois langues. Elle est l’encens. Quand tu aimes une noire, tu aimes mille femmes puisqu’elle a deux langues d’amour. Elle est le corps de l’amour, l’amour pluriel. Ah ! Que n’ai-je quatre mains pour l’aimer à mort d’amour ! Je suis son noir. Oh Dieu ! Si seulement j’avais deux sexes pour l’honorer !



Une pensée qui dure, est une pierre, une pensée qui bat, un baiser. Et l’amour la respiration de la pierre. J’aimerais être cœur de pierre. Mais ton cœur de pierre d’amour. Battre tout le jour pour ta vie, pour toute ta vie.

On peut dire mourir d’amour comme on dit mourir d’ennui. Oui mais lorsque l’on meurt d’ennui, on ne fait que se prolonger, quand on meurt d’amour, on étouffe crucifié. Enfin si on est chrétien bien sûr.



Oui, oui, oui. Elle est déesse de savane et misère de jungle. Elle couche avec les forces obscures au souffle de la nature, celles qui lèvent le diable et engendrent les Dieux. Je l’aime comme on aime la foudre. Je l’aime électrocuté, elle me torture aux tourments secrets de la terre noire. Aimer les noires elles révèlent les choses très anciennes, les choses très secrètes qui couchent avec le début du temps, et se ressourcent aux temps d’origines où l’esprit était pluriel et se confondait avec la chair, où l’âme était encore ensevelie émergente de la gangue des corps. Elle vous fond au monde et regorge de son être. Elle ranime l’animisme et les forces très cachées en son corps, la sève païenne qui me ressuscite de bonheur. Je communie au monde dans son corps, en sa chair noire d’amour. Je sens, je sais que lorsque les Dieux païens meurent, j’ai mal à l’âme et le monde chavire dans le chaos lubrifié à la haine. Elle est la chair d’amour, elle est cohésion du monde en sa chair vertu. Elle, sirène des mousses, lubrifie des méandres de son corps tous les liquides premiers, les liqueurs essentielles, les maremmes d’origine qui nouent le monde et l’abreuvent de vie dans la grouillance de la décomposition-composition originelle de l’amour. Elle se tient au mystère du monde, à l’origine de la vie vive. Elle est le relais de la force des Dieux à naître. Sa chair communie à leur naissance. Amïïa. Chair de volcan. Au cœur de son sexe le mal est dans le bien, le mal est le bien. Sans femme noire pas d’initiation au monde. Le génie de la femme noire lit en sa chair les secrets de la voie lactée aux vortex de la mer et les ardeurs de la terre. Quand. Quand. Quand… Et tellement demain.



Hein ? Non ! Non tu n’es pas grosse, tu es pleine de tes chairs. Comment peux-tu te trouver grosse quand tu es au plein de ton corps ! Quand.



*



Le vent apporte l’Afrique et des peurs très anciennes dans l’aboiement des chiens. La canicule pisse sur les corps qui suent. Quand, mais quand pourrai-je rendre une visite à son corps ? Le noir est parfum.



Je n’ai eu… ? Juste quelques agaceries du minois, quelques chatouilles du bout des lèvres, elle butinait juste la devanture. Autant dire que des rognures de peccadilles, des broutilles d’amusettes. À pleurer. Juste quelques sourires en aumône, mais jamais elle n’a voulu tapisser mon âme. Elle ne s’est jamais donnée de tous ses sentiments, en ravage. Les femmes investissent en amour comme un banquier en bourse. Elles ont l’amour bourgeois et le gèrent comme un terroir. Mais moi je n’en ai pas eu pour mon bien, elle m’a quitté juste avant de m’aimer. C’est comme si elle m’avait aimé à vide. Pour rien, sans trace. Elle est partie avant même de venir. Elle a mis fin à notre amour avant même de l’entreprendre. Un crachat en pleine gueule elle m’a largué. Pire qu’une insulte. C’est plus qu’un manque de respect, c’est une honte, mais c’est moi qui porte la honte. Gravée.

Quand l’amour s’éteint, on se retrouve tout gris, tout épuisé de triste, très, très vieux. On porte sa propre mort dans le consumé des jours. On est un petit Mercredi des Cendres qui aurait un petit goût de Toussaint lové sur sa propre tombe. On tombe toujours en amour. Quand il naît, on tombe vers le haut, c’est une ascension. Quand il meurt, on chute vers le bas en damné, c’est l’enfer. On est crucifié de déchéance.



Tu pars,           tu pars        et je suis amputé.

Je vis assassiné.

Elle est mon deuil.

Et en plus il pleut.

Tu es partie et la mer est moins bleue.



Oh merveille ! Merveille des merveilles ! Est-ce possible ? Je n’y croyais plus. Elle est revenue ! Elle. Souffle coupé. Au comble de l’émoi. Je suis aux anges. Elle m’a appelé. Je n’y croyais plus. Je croyais que c’était cassé. Je n’ai même pas pu le vivre sur le moment tant j’étais anéanti de folie. Hier, hier ! Hier, elle m’a appelé et ça m’a rongé de bonheur. Elle ne m’avait pas appelé depuis un mois. Je savais que notre amour était rompu. Mais elle m’a appelé. Tout recommençait. Je, je, je. Bafouillé. J’en suis muet. Je, je ne peux plus parler. Ne pas en dire plus tant je suis asphyxié de plaisir. Comme assommé de bonheur. Tout bête. Je me noie dans mon souffle. J’en perds la voix. J’en perds le sens. Je, je, j’en reste coi. Je vais ériger un temple au téléphone ! Oui ! Oui ! Oui ! Promis, juré, crachouillé ! Elle me détruit de bonheur. Je suis illuminé comme une vitrine de magasin. Elle m’aime. Enfin elle m’aime encore un peu. Enfin il y a encore un reste. Elle m’a appelé, je ne suis pas mort. Essoufflé d’amour. Les mots, les mots… Étouffé, suffoqué de joie. Je. Je. Je… Elle. Elle, elle, elle… Folie.

Oh ! Pourvu qu’elle me rappelle.



Et si tu n’avais aimé que toi à travers elle ? Qu’y aurait-il de honteux ? N’est-ce pas le propre de tous les amours ? Rien de honteux bien sûr mais beaucoup d’inutile.

Je suis malade d’amour de le porter en bandoulière, solitaire. Aimer c’est toujours un peu désespérer. Oui, mais j’espérais désespérer à quatre mains.        Et deux âmes.

Et si la sève de ma vie n’était que songe ?



Elle a pris l’ascenseur. Tes cheveux en auréole tout autour, tout autour batifolaient encore d’amour. C’est idiot mais. Mais à mesure que tu descendais, je savais que notre amour chutait. Que c’était la dernière fois que tu m’aimais, que je t’aimais, je veux dire physiquement. Et toi qui descendais et qui descendais, magnifique, incandescente de beauté… Oh Dieu ! C’était atroce de délices, je portais déjà le deuil de ton corps. Et toi tout de blanc vêtue. Toi la noire qui descendais dans un grand et ample manteau immaculé qui t’enveloppait jusqu’aux pieds et te baptisait blanche. Je n’avais jamais rencontré Dieu, je ne l’avais jamais touché mais je le voyais. Il était ton corps. Déesse.

C’était l’hiver. Et toi la noire d’ébène et de jungle, toi la noire noire, tu portais la neige. J’étais malade d’amour. Je savais que c’était notre dernier regard. D’ailleurs tu étais déjà partie, tu avais mis des cheveux neufs. Oui, des cheveux ourlés de boucles en diadème, tissés de frissons en auréole et griffés de petits nœuds qui butinaient ta tête comme lucioles. Noirs, noirs, tout noirs de boucles toutes laquées des soins appliqués de tes mains, toutes huilées des caresses lustrées de tes doigts qui rutilaient sur l’immaculé du manteau. Cela tenait de l’ivresse. Ce…

Son manteau tout blanc n’arrêtait pas de descendre et illustrait un corps de noire. Il lui portait la neige au cœur de l’hiver qui descendait. C’était la féerie du monde et en même temps ridicule comme image d’Épinal. Non pire ! Pire ! Comme Las Vegas strass chez Macdonald. Comme une Blanche Neige caraïbe Walt Disney. Du mauvais goût le plus souverain. Mais celui qui lève le désir en démesure. En orgie.

La noire, l’immaculée du manteau au corps noir de neige descendait. Mais c’était la fin. Tu n’arrêtais pas de descendre dans l’ascenseur et de partir. En vertige. Elle est partie. Elle est pas revenue. Le temps s’est arrêté. Je suis petite mort.



Oh ! Oh ! Je m’en souviens, je m’en souviens ! Ses lèvres de noire sont le cœur de l’amour. Et quand elle sourit sa braise.

Et ses cils ! Dieu ! Un seul de ses regards recourbe le monde.



Elle est là ! Je le sens. Je le sais de nez. Son odeur me captive. Je la sens. Non pas réminiscence et corps de mémoire. Non non ! Mais elle bien présente, je la sens, je vis sa trace. Elle me hante de nez. Oui son odeur de pois grillé, là sur moi, en moi qui m’envahit, elle n’est pas loin. Et pas seulement dans ma tête. Je la sens, je la hume. Son odeur de pois grillé qui crisse la noix de cola dans des dérives de salive salée et des entrepôts de lagune. C’est elle. Son parfum de pois grillé verte de petit bois humide en ramoné de cuisse me chavire. Non elle ne peut pas ne pas être là puisque je la sens, qu’elle meuble tout mon nez ! Elle est partie définitif. Juste son sillage qui hante ma mémoire. Elle est liquide, fragrance de souvenance. Tout en partance et jamais en revenance, jamais. Son odeur mais c’est mon corps ! Si seulement, si seulement elle m’avait laissé un chemisier tout imbibé de sa senteur en partant. Si seulement. Je serais moins seul et pourrais meubler ma peine.



Oh ! Et sa main qui picorait sa chevelure à mesure qu’elle descendait aspirée par la cage de l’ascenseur et qu’elle s’encense de beauté et des doigts dans la glace de l’ascenseur. Elle, la toute noire et la toute blanche de manteau avec ses nouveaux cheveux tressés de boucles noires. Blanc noir, noir blanc. Sa beauté joue toujours de tous les contrastes.



Se souvenir je n’aime pas. Se souvenir c’est toujours un peu écrire sa mort. Et c’est si long dans la peine. Si définitif. Elle est partie. Je n’aurais pas dû me souvenir. Ca vous déboise l’avenir.

Je n’aurais pas dû la nommer. Je n’aurais pas dû lui porter un nom. Amîa. Je n’aurais pas dû. Les choses nommées meurent aussitôt. Lorsque le nom est posé, la chose ne frétille plus et l’amour meurt. C’est si fragile l’amour, il ne faut jamais l’épingler. Je l’aimais à folie mais quand je l’ai nommée, ça lui a fait peur, c’est comme si je l’avais liée et lui avais porté la prison. Il ne faut jamais nommer ceux que l’on aime. On n’a pas le droit de clore. Je n’aurais pas dû et j’avais cru bien faire. Nommer c’est s’approprier et ça elle ne supporte pas. L’amour c’est migrateur.



Elle n’a toujours été qu’absence. On ne souffre pas d’une absence qui ne fut jamais présence. Le dépit ne hurlera pas dans mon ventre. Refuser le souvenir. Je suis cendre, scorie. Elle m’a volé un morceau de moi, je ne supporte pas. Un chagrin d’amour vous crucifie mais est toujours égoïste. C’est la perte de moi que je pleure. Surtout qu’elle m’a volé un gros morceau de moi. Je ne savais pas que l’on pouvait vivre mort si longtemps. Elle me fouaille le cœur, à m’empaler le nombril et me déliter le sexe. Je vis à mort. Ou plutôt mort à vie.



Elle est un souvenir, elle n’est plus qu’une absence.



Amïa quel est ton nom ? Je veux dire quel est le nom de ton corps ? Je ne sais plus.      Je veux dire.       Quel est le nom et le goût de ton corps ?



*



Vendredi 29 novembre. La lune décroît en son croissant. Avant-hier elle croisait son dernier quart. Saint Saturnin. Le ciel se cisaille de bleu. Le soleil danse les nuages. Le ciel est dans le ciel. Le soleil boit la fenêtre. Les âmes rissolent, le temps pardonne. Il faudrait donner un autre nom à la mer que le bleu. Elle est passée, les arbres sont plus noirs. Le soleil s’abandonne à la sueur. L’air est caresse, triste. Il aveugle les heures. La fenêtre ruisselle de bégonias. L’après-midi se dore au soleil à cramer. La chaleur s’épuise de chaleur, elle divorce des corps. Les nuages portent l’ombre comme on sourit. Le parc se rafraîchit de vent. L’heure est au soleil, le temps liquide, le ciel aventure, morte, le soleil or en détresse. Un petit nuage est grimace. Le vent chante le jour. La chaleur est blonde, les avions scarifient le ciel, le vert est une onde. Hier est un peu demain. Le bruit assassine la ville en envenimant le jardin. Elle doit faire la cuisine à cette heure ! Que ne puis-je mijoter de bons petits plats dans en son corps !



*



Samedi 30 novembre. Saint André, le jour porte sa croix en X. Lune incisive, elle tranche le ciel en brèche. Il y a trois jours elle partageait son dernier quartier. Le temps est mort aujourd’hui, indifférent à la vie. L’amour est absurde, toujours tissé d’espérance qui le bâtit. Il fait si pâle ce jour, que tes mots sont interchangeables tant tu es sacrée. Le oui est dans le non et le plus dans le moins et le non dans le nom. Et haine et aime se touchent, couchent dans la même couche. Le ciel est tapis de gris et grisaille en terne. Mais un terne qui porte la lumière dans un ciel qui joue le bleu d’orage. Le ciel respire en spasme humide d’automne, comme une attente qui ébrèche l’âme dans l’air givré d’haleine. Il pleut. Le ciel a perdu son innocence. Pourvu qu’il ne détrempe pas l’élue de mon cœur, elle serait toute défaite de beauté. Non cela point ne risque, elle n’est pas sortie ce matin. Midi moins vingt. Certains disent que pleuvoir c’est un peu sourire et beaucoup pleurer, ils n’ont pas tort. Comment une noire, une fille soleil, peut-elle supporter tant et tant de pluie toujours sans se ruiner de sourire ?



(Dimanche 1er décembre. L’Avent s’inaugure, on va commencer à vivre dans le triste. Lune courant vers le modèle réduit de sa forme, elle sera neuve, elle connaîtra la mort, défunte et la défaillance de son corps. Le froid est descendu sur nos corps comme prédateur fond sur sa proie. Froid partout et en tout, dans le ciel et dans les cœurs. L’air est frigide, sa gueule glace le monde. Le ciel une plaque plombée d’argent mort, il est orage de glace. Qu’il est beau lorsqu’il est colère. Le vent porte le froid. J’ai l’âme en chair de poule et la peau de même. Éclat de lumière dans l’œil mais au plus froid du monde. Le ciel se lit cruel. Il y a des virgules dans l’air. On ne dit jamais assez les choses longues. L’air est lâche, l’heure alanguie et le temps paumé. Le ciel tutoie la terre, le vent est petite folie. J’ai mal à l’heure. La nuit tombe dans la nuit. L’heure attend la nuit. La neige arase. Le ciel est si pâle qu’il tombe dans la glace. L’hiver n’est pas tant l’enfer que la petite mort. Elle sent l’oubli. J’aurais aimé promener mon chien.)

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Assommé d’amour, fier, ému, lucide et enfantin, le narrateur veut être à la hauteur : il pense à sa belle, la célèbre, l’imagine en son absence, s’impatiente de la retrouver, n’en revient pas, explique pourquoi il est parti précipitamment. Inspiré (et rageant de ne pas l’être assez), il ressasse, drôle et déterminé, en un grand gribouillis d’amour interminable.

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Paysage 16 : Suisse centrale (2006)